Créée par Phoebe Waller-Bridge (Fleabag), Killing Eve met en scène une tueuse, Villanelle, traquée par une agente du MI5, Eve. Des personnages en rupture avec les schémas hétérocentrés.
Dans la première scène de Killing Eve, une brune au sourire inquiétant échange des regards soutenus avec une fillette qui se délecte d’une glace dans un café de Vienne. La séquence dure. L’adulte impose cette confrontation pas vraiment de son âge à l’enfant, avant de se radoucir brusquement. Puis elle se lève et, avant de sortir, renverse d’un geste précis/odieux la glace de la petite fille sur son vêtement. Cette peste s’appelle Villanelle.
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Quelques séquences plus tard, dans son appartement parisien, nous la verrons ranger une perruque dans son placard, à côté de ses recharges de balles de pistolet, de tampons et de rasoirs. Avant la fin de l’épisode, elle aura tué un homme en lui plantant une flèche de poison dans l’œil, avec un plaisir orgasmique. Avant la fin de la saison, elle nous aura donné envie de vomir et de continuer à la regarder.
Un autre monde est possible
Un personnage féminin de cette trempe irrécupérable n’aurait probablement pas survécu longtemps il y a encore cinq ans. Les difficult men (de Tony Soprano à Walter White de Breaking Bad, ces “hommes tourmentés”, titre de l’essai de Brett Martin sur les grandes séries contemporaines, paru en France en 2013) prenaient toute la place et imposaient une mélancolie et un rapport au pouvoir singuliers. Cette fille-là transporte avec elle une autre fiction, et notamment une violence féminine aux contours choquants et acérés.
Si son métier consiste à éliminer des cibles qu’elle n’a pas choisies, la vénéneuse tueuse à gages accomplit sa tâche avec un zèle particulier et pour tout dire glaçant. Villanelle a été créée par le romancier anglais Luke Jennings, dont les livres sont adaptés ici, mais elle rejoint surtout la cohorte de femmes non-conformes aux standards masculins et hétérocentrés, qui fleurissent enfin sur les écrans depuis une poignée d’années. Les héroïnes de I Love Dick, Big Little Lies ou encore The Handmaid’s Tale ont prouvé qu’un autre monde était possible, mais Killing Eve se révèle peut-être comme la série la plus tordue et fascinante dans cette liste déjà ébouriffante.
Phoebe Waller-Bridge imprime son délicieux mauvais esprit féministe et son sens du dialogue qui claque, en jouant avec des situations classiques comme un chat habile meurtrit une souris
La raison principale tient à son auteure et productrice principale, Phoebe Waller-Bridge, sans doute à l’origine de ce que l’Angleterre a produit de meilleur dans les années 2010. Son nom circule tel un secret magnifique depuis Fleabag il y a deux ans, où elle se mettait en scène en tant que jeune femme perdue dans sa vie sexuelle et déprimée par la mort de sa meilleure amie. Cette comédie virant au mélo sec avait impressionné par sa radicalité presque invisible, sa manière de renverser les codes, laissant de côté assez vite la tentation sociologique – ce serait quoi, une trentenaire sans enfant aujourd’hui ? – pour naviguer en profondeur dans les méandres d’une femme épuisée.
Ici, la même chose se passe, même si le contexte se révèle bien différent. Killing Eve se destine à un public plus large, calée sur les rails d’un récit d’espionnage international où les fans d’Alias se trouveront en terrain familier. Sauf que Phoebe Waller-Bridge y imprime son délicieux mauvais esprit féministe et son sens du dialogue qui claque, en jouant avec des situations classiques comme un chat habile meurtrit une souris. Tout est classique mais tout est imprévisible. Tout se met à trembler quand on ne s’y attend pas.
Attraction fatale
Le plus fort, sans doute, tient au fait que Killing Eve dévie du simple portrait féminin pour s’enrouler dans les rapports entre Villanelle et une enquêtrice du MI5 qui la traque. En surface, Eve Polastri n’a rien à voir avec cette tueuse sanguinaire : elle s’emmerde tranquillement dans son mariage et tente de faire son métier mieux que les autres. Mais, au fil des épisodes, une attraction fatale se dessine entre les deux femmes, pour donner naissance à une véritable hydre fictionnelle à deux têtes d’une complexité folle, culminant dans une inoubliable scène finale.
Les géniales Jodie Comer et Sandra Oh – rescapée de Grey’s Anatomy – semblent à la fois stupéfaites et amusées de pouvoir aller aussi loin. Le visage et le corps libérés par les joutes abyssales que leur propose la série, elles nous entraînent dans une danse irrésistible, une danse de désir et de mort.
Killing Eve Saison 1 sur Canal+ et en replay
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