À l’occasion de l’ouverture du festival Séries Mania, rencontre avec la productrice ukrainienne Julia Sinkevych, qui préside le jury de l’édition 2022.
Le Festival Séries Mania débute à Lille ce vendredi 18 mars par la projection très attendue de Drôle, la nouvelle création de Fanny Herrero pour Netflix, sous le regard de l’ukrainienne Julia Sinkevych.
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Cette productrice de 39 ans a été choisie par Laurence Herszberg pour présider le jury de la compétition internationale et arrive de son pays frappé par la Russie. Nous lui avons parlé juste avant qu’elle n’entame le voyage jusqu’au nord de la France.
Quel a été votre parcours depuis le début de la guerre ?
Julia Sinkevych – Dès les premiers jours, j’ai essayé de trouver du sens à mes actions. J’étais à Kyiv, et mon métier de productrice n’avait plus aucune normalité. J’ai plusieurs projets, ou plutôt, j’avais plusieurs projets. Je terminais un film, je préparais un festival, mais j’ai tout arrêté. Ce n’est plus une priorité. Je n’ai pas quitté Kyiv tout de suite, j’ai d’abord travaillé comme assistante/fixeuse pour un journaliste du Monde. Je rencontrais des gens que je connais chaque jour dans Kyiv désertée, et tous faisaient des choses étranges, fabriquaient des cocktails Molotov, sauvaient des animaux, transportaient du matériel militaire… On se regardait dans les yeux et on ne voulait pas partir. Je n’ai pas eu le temps de penser. J’ai juste fait ce que je devais faire. Plusieurs nuits consécutives, je n’ai pas pu dormir, mais il faut croire que la tolérance humaine à la tension est très élevée.
Comment la proposition de Laurence Herszberg d’être présidente du jury de Séries Mania est-elle arrivée ?
Comme ça, par SMS. J’ai été surprise et honorée. Je lui ai demandé si elle était certaine, car je n’étais pas assurée de pouvoir venir et j’ignorais si je serais vivante au moment du festival. J’ai rencontré Laurence Herszberg en 2014, alors que la guerre du Donbass avait commencé. J’ai montré des films ukrainiens au Forum des Images, qu’elle dirigeait à Paris. Ensuite, en tant que patronne du Festival international du film d’Odessa, j’ai lancé un partenariat avec Séries Mania, participé à des sessions de pitch pour mettre en avant des projets ukrainiens et de pays de l’Est. C’était normal pour moi d’accepter sa proposition, malgré les incertitudes. Alors, j’ai fini par quitter Kyiv pour Lviv, avec ma mère, ma tante et un chat. Ici, l’aéroport a été bombardé, les sirènes nous réveillent la nuit, tout le monde dans la rue est stressé. Demain, je dois passer la frontière polonaise.
(Cet entretien a été réalisé par WhatsApp lundi 14 mars. Mardi 15 mars dans l’après-midi, Julia Sinkevych est arrivée en Pologne, a conduit jusqu’à Varsovie, avant de prendre un avion pour Paris ce jeudi. Elle à Lille depuis le 17 mars au soir.)
Quel est le sens de votre venue à Lille ?
Pour moi, le sens de tout ça, c’est qu’il est important de parler des créateurs et créatrices d’Ukraine, pour monter que nous sommes partie prenante de l’industrie mondiale et européenne. Je veux continuer à faire ce que j’aime et ce pour quoi je suis bonne, donc ma présence lors d’un grand festival de séries a évidemment du sens. Je suis déchirée, c’est douloureux de laisser ma famille et mon pays derrière moi, je ne sais pas non plus comment je me sentirai dans un endroit où la vie est normale. Mais c’est une opportunité de parler. On veut dire aux gens qu’on est là et contrer la propagande russe, basée sur tant de fake news.
À quel point êtes-vous inquiète ?
Au moment où je vous parle, je me demande : et si je ne revenais pas ? Et si je ne parvenais pas à rentrer en Ukraine ? Mais je sais que durant cette semaine, je vais représenter mon pays, car les films et les séries sont des moyens de raconter nos histoires. Les films ukrainiens récents parlaient déjà beaucoup de la guerre. Au Festival de Venise en septembre dernier, Reflections de Valentyn Vasyanovych, montré en compétition, évoquait le Donbass en 2014. J’ai lu beaucoup de projets sur cette guerre et ses conséquences.
Et la guerre actuelle, comment est-elle filmée ?
Beaucoup de cinéastes filment les événements dans les “hotspots”, les coins chauds. Ils font des vidéos pour les médias, distribuent les images à l’international, préparent des documentaires. Certains sont entrés dans la défense civile ou chez les militaires. Ce n’est pas leur choix, ils veulent faire des films ou jouer dedans, mais il le faut. Ils essaient de mettre leur famille à l’abri et reviennent ensuite à Kyiv. Il y a aussi du travail en matière de diplomatie culturelle. Demander des boycotts, par exemple. Personnellement, avec des cinéastes, je coordonne de l’aide en équipements et munitions qui viennent de l’étranger. Je suis aussi en contact avec l’Académie polonaise du cinéma, pour tenter de trouver de l’argent afin de terminer des films. Il a été annoncé ce dimanche qu’il n’y aurait pas d’attribution de subventions pour le cinéma et les séries en Ukraine cette année : le budget a été alloué à la guerre.
Verrons-nous des films ukrainiens au Festival de Cannes au mois de mai ? Sergueï Loznitsa (My Joy, Une femme douce) est un habitué.
Il y a un petit souci avec lui, car il n’habite plus en Ukraine depuis longtemps mais la représente dans les médias (Sergueï Loznitsa vit en Allemagne depuis 2002, ndlr.). Je peux dire que certains films sont en train d’être soumis à Cannes, mais leurs auteurs ne savent pas s’ils pourront les terminer. Rien n’est normal ici.
Voir un acteur, Volodymyr Zelensky, à la tête de l’Ukraine en guerre, qu’est-ce que cela vous fait ?
Je le connais un peu, en tant que productrice. Que dire ? Il fait du mieux qu’il peut. Je n’ai pas voté pour lui, mais je pense que dans ce moment particulier, nous pouvons mettre de côté nos opinions politiques (Zelensky a été élu en 2019 sur un programme antisystème. Plusieurs années auparavant, il avait incarné un président fictif dans la série Serviteur du Peuple, visible en France sur Arte, ndlr.). Sa série incarnera quoi qu’il arrive un cas intéressant dans l’histoire de la communication politique. Ce n’est pas ma tasse de thé en tant que spectatrice, mais je sais qu’il faut se tenir ensemble comme une seule nation et défendre l’Ukraine avec lui. Surtout qu’il a beaucoup changé pendant ces derniers mois.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
Le festival Séries Mania se tient en ligne et à Lille du 18 au 25 mars 2022.
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