A peine à l’écran, I Love Dick, et son regard inédit sur les sexualités, est déjà une série majeure. Sa cocréatrice Sarah Gubbins raconte comment elle a trouvé la formule avec la grande Jill Soloway (Transparent).
En feuilletant le magazine The New Yorker il y a deux ans, la dramaturge Sarah Gubbins a connu l’un des chocs de sa vie. Il était question, sous la plume de Leslie Jamison, d’un livre féministe majeur de Chris Kraus paru en 1997 dont elle n’avait jamais entendu parler. “Je me croyais pourtant spécialiste”, dit-elle. Exaltée, Gubbins a englouti I Love Dick, dont le titre annonçait un jeu malicieux avec le langage (en anglais, “Dick” est le diminutif de Richard mais signifie aussi “bite”) et une mise en crise acérée des dynamiques de genre. Elle n’a pas été déçue.
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Trois cent pages plus tard, Gubbins ne savait plus comment se défaire mentalement de cette étrange autofiction épistolaire, où une narratrice portant le même nom que l’auteure du livre mettait en mots – parfois en compagnie de son mari Sylvère – sa fascination pour Dick, figure masculine fantasmée au look de cow-boy et à l’autorité intellectuelle de prof. “Comme je travaillais avec Jill Soloway sur un projet de long métrage, je lui ai présenté ce livre qui prenait toute la place dans ma tête. Elle a eu la même réaction que moi, elle a trouvé I Love Dick incroyable et a eu envie de l’adapter.”
Une aventure conceptuelle et sensuelle
Voilà comment est née une série déjà majeure alors qu’elle ne fait que commencer. Créée par Sarah Gubbins et Jill Soloway – scénariste et réalisatrice qui a déjà offert au monde Transparent –, elle parvient avec une fantaisie et un brio incroyable à marcher sur un fil ténu. Chaque épisode de I Love Dick fonctionne comme une relecture du psychodrame amoureux doublée d’une aventure conceptuelle et sensuelle. Soloway et Gubbins mettent en scène la triangulation amoureuse du livre (dans ses lettres, Kraus exprime son désir pour Dick de manière très explicite et ne le cache pas à son mari) en la déplaçant dans la petite ville arty de Marfa, au milieu du Texas.
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Mais alors que la voix de Dick était absente du roman, les créatrices ont décidé d’incarner l’idée du fantasme. Dick parle. Dick a un visage. A la fin du premier épisode, Dick s’enfonce nu dans sa piscine. “Dans le livre, on n’a jamais vraiment accès à Dick, il est uniquement cette projection des désirs de Sylvère et Chris. En choisissant Kevin Bacon pour le rôle, nous savions que son personnage serait différent de celui du livre. Nous avions un autre Dick en face de nous. Ce moment-là nous a vraiment libérées.”
L’auteure transformait le geste masturbatoire d’écrire des lettres pour soi en un geste politique en les publiant
Donner une forme physique, un personnage de chair, au récit théorique féministe de Chris Kraus, voilà l’incroyable pari de I Love Dick, la série. Au-delà des lettres d’amour, l’essai de Kraus articulait l’idée qu’une expérience féminine personnelle doit accéder au statut d’œuvre. L’auteure transformait le geste masturbatoire d’écrire des lettres pour soi en un geste politique en les publiant, alors que de nombreuses pressions étaient exercées sur elle pour ne pas rendre public ce qui était considéré comme des révélations intimes.
Ce changement de statut a fasciné Gubbins et Soloway. “C’est le moment où Chris Kraus a décidé que non, personne ne la rendrait invisible, qui fait que nous sommes là aujourd’hui. Ce moment a eu des répercussions sur nous, en tant qu’auteures. Donc, nous voulions montrer un mécanisme de répercussion.”
“Le désir circule, ni dompté, ni muselé”
Dans la série, le désir sans limite de Chris pour Dick a l’effet d’une vague sur toute la ville de Marfa. Les lettres qu’elle écrit sont même disséminées grâce au personnage de la dramaturge queer Devon (non présente dans le livre) qui, après les avoir trouvées, décide de les mettre en scène dans une pièce de théâtre. Par réappropriation, l’excitation de Chris se propage au-delà de la triangulation amoureuse. “Le désir circule, ni dompté, ni muselé”, sourit Gubbins.
Le plus beau, dans cette mise en scène d’une libération des mots puis des corps – les trois premiers épisodes de la série sont gorgés de scènes de sexe –, tient au trajet intime qu’elle invite à effectuer. Le personnage de Chris (joué par la fantastique Kathryn Hahn, déjà vue en rabbin dans Transparent) a du mal à s’affirmer alors qu’elle est réalisatrice.
Face aux questions de Dick lors d’un dîner, elle bafouille lorsqu’il lui demande le sujet de son dernier film – dont elle vient d’apprendre qu’il n’a pas été sélectionné dans un festival important – et n’arrive pas à s’imposer quand il lui assène qu’il n’existe pas de grandes cinéastes femmes. En difficulté, elle va reprendre le pouvoir à sa manière. Sans s’excuser, elle déborde d’envie, ne parle bientôt que de cet homme qui la fait fantasmer, en incluant son mari consentant dans la boucle – ils reprennent d’ailleurs une sexualité. “Je veux être un monstre féminin”, clame-t-elle.
La honte de la sexualité des femmes
Sarah Gubbins admet qu’elle-même, alors qu’elle se pensait progressiste et ouverte, a eu du mal à accepter les faiblesses puis la puissance de Chris. “Le livre a eu un grand effet sur moi. J’ai été surprise de ma réaction au personnage. Parfois, je me suis retrouvée à penser : ‘Oh la la, arrête, Chris Kraus, reprends-toi, tu ne peux pas te comporter un peu mieux ?’ C’était une façon d’éprouver ma propre misogynie intériorisée. Je refusais que Chris n’ait jamais honte de rien. Je n’admettais pas que le combat qu’elle mène avec elle-même pour se réaliser soit aussi bordélique et sale.
Cela a eu des résonances avec toutes les membres de la salle d’écriture 100 % féminine de I Love Dick (une première à Hollywood – ndlr) car les femmes portent en elles la honte de leur sexualité et de leur désir. Nous avons partagé nos histoires, celles de nos amies, nos mères, nos sœurs. L’écriture était un processus de libération d’expériences universelles vraiment émouvant.”
Moment de suspension pour le spectateur, qui se demande ce que Devon a entre les jambes
Parmi les moments les plus forts des débuts de I Love Dick, une scène de sexe entre deux femmes. Une jolie rousse entre chez Devon, croque une pomme et propose de lui sucer la “bite”. Moment de suspension pour le spectateur, qui se demande ce que Devon a entre les jambes, avant de réaliser que l’excitation, ici, ne découle pas du réel mais du fantasme et des mots.
Cette scène est le miroir d’une séquence marquante de la saison 3 de Transparent, dans laquelle un homme descendait entre les jambes de Maura – une femme transgenre de 70 ans non opérée – en déclarant son envie de sucer son “gros clito”. Les parties génitales sont des termes interchangeables, dont la puissance évocatrice peut circuler, au cœur d’un épisode ou entre les deux séries. Nommer fait partie de la construction d’un imaginaire sexuel.
Jouer avec la norme
Sarah Gubbins s’explique : “Nous avons longuement réfléchi à cette scène de ‘pipe’ queer entre deux femmes à l‘épisode 3. Y a t-il une vraie bite ? Est-ce une bite métaphorique ? Au bout du compte, ce n’est pas l’important. Ce qu’elles font, c’est trouver du plaisir en façonnant un imaginaire, en jouant avec la norme de la pipe hétéro. Devon semble un peu gênée que quelqu’un se mette dans une position de soumission par rapport à elle, à genoux. Mais c’est ce qui est génial avec le féminisme : on aborde ces sujets frontalement.
On parle de l’imaginaire pornographique, de l’assujettissement. Cela se déploie dans cette scène avec un point de vue unique : deux femmes inventent leur propre terrain de jeu. Nous autorisons nos personnages à trouver des formes nouvelles, à ne pas censurer leurs perceptions de ce qu’est une sexualité autorisée.”
Jouer avec la norme et donc la subvertir semble être le mot d’ordre des deux créatrices. Cela se retrouve dans la manière de travailler la forme, en calant des intertitres godardiens contenant des phrases du livre pour rappeler la forme épistolaire, mais aussi en insérant des extraits de films et vidéos de femmes, notamment Je, tu, il, elle (1976) de Chantal Akerman. Ce que Julia Kristeva appelait l’intertextualité dans les années 1960 prend une forme extrêmement contemporaine et féministe pour Gubbins.
« Une mine de femmes artistes”
“On voulait amener, nommer et déclarer toutes ces autres femmes artistes qui avaient existé avant nous, et placer la série dans leur lignée. C’est ce que dit le personnage de Chris dans le premier épisode : il y a une mine de femmes artistes qui n’arrivent pas à laisser une trace permanente dans la culture, contrairement à leurs collègues masculins. Ça me rendait très triste de penser à tous les films, tous les livres, toutes les pièces dont je ne connaissais même pas l’existence parce qu’ils n’avaient pas survécu.”
A travers cet héritage revendiqué se joue aussi une affaire de regard, la grande ambition de I Love Dick, en cohérence avec la géniale Transparent et les réflexions menées par Jill Soloway depuis quelques années. Dans la revue Screen, en 1975, Laura Mulvey théorisait la manière dont le cinéma, dominé par les hommes, reproduisait visuellement l’inconscient de la société patriarcale, à travers une objectivation du corps des femmes : le male gaze, ou regard masculin. I Love Dick – titre suprêmement ironique – est traversée par l’idée du female gaze, le regard féminin. A la sublimation routinière du corps des femmes s’oppose ici une construction, un geste politique et esthétique à la portée potentiellement infinie.
“On a voulu que la série soit drôle, engageante, divertissante, compulsive et, surtout, qu’elle propose une expérience émotionnelle authentique”
“Le female gaze est un mouvement de l’objet vers le sujet, éclaire Sarah Gubbins. Dire qu’il s’agit du male gaze inversé me semble une erreur. Il concerne tout le monde, même les personnages masculins. Nous avons tenté de construire I Love Dick en réinterprétant ce que cela veut dire. Je ne suis pas une essentialiste du genre, je crois que le genre est fluide, je me présente d’ailleurs de manière très fluide. Avec Jill, on a cherché la formule. On a voulu que la série soit drôle, engageante, divertissante, compulsive et, surtout, qu’elle propose une expérience émotionnelle authentique.
Le female gaze se traduit par un processus qui invite chacun(e), des décorateurs aux comédiens, en passant par le chef opérateur, à investir cet espace. Nous avons beaucoup parlé de la scène du repas du premier épisode, qui est un tournant. Nous nous demandions ce que cela fait d’être Chris face à deux hommes. Où la placer exactement ? Pour quels sentiments ? Quelles sensations ? A quel moment vit-elle certaines émotions ? Comment la caméra peut-elle capter cela ? Pour moi, une série doit servir à cela : maximiser notre capacité à l’empathie.”
“Quelque chose de joueur dans ce qui est queer”
Le “je” des lettres s’est transformé en jeu sur la représentation de l’expérience féminine. Mais l’espiègle Sarah Gubbins esquisse un projet qui va au-delà. Elle revendique avec Jill Soloway “une perspective queer sur le monde”. Un postulat encore balbutiant : “J’aspire à en trouver la bonne définition un jour”, avoue-t-elle. Un bruissement, une recherche qu’elle tente de capter. “Il y a quelque chose de joueur dans ce qui est queer : on a en héritage les drags, mais aussi le fait d’être observé(e)s et considéré(e)s comme ‘l’Autre’. On retrouve ça dans notre travail.
Etre queer, c’est permettre à nos personnages d’être plus fluides, permettre les contradictions dans nos interprétations du genre et de la sexualité, permettre que certaines choses nous émoustillent alors qu’un créateur hétéro-normatif n’en voudrait pas. Etre queer, c’est nous permettre d’être enchanté(e)s par Kevin Bacon juste drapé d’un peignoir sur un canapé, de la même manière qu’on est enchantées par une jeune lesbienne nullement intimidée par son désir sexuel et sa séduction. C’est amener sur un plateau ce qui nous excite et ce qu’on a envie de voir.”
I Love Dick saison 1 à partir du 12 mai sur Amazon Prime. L’interview de Sarah Gubbins a été réalisée dans le cadre du festival Séries Mania
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