Qu’est-ce que des séries comme Homeland, Occupied ou Game of Thrones révèlent de notre monde? C’est ce que le géopolitologue Dominique Moïsi interroge dans La Géopolitique des séries, ou le triomphe de la peur, un décryptage éclairé des enjeux politiques qui unissent fiction et réalité, sans cesse en interaction.
Comment les séries racontent la société post-11 Septembre? Comment l’actualité inspire les séries, et surtout en quoi l’actualité est directement inspirée par l’univers sériel ? Autant de questions rendues passionnantes par Dominique Moïsi, géopolitologue et auteur de La Géopolitique de l’émotion (éd. Flammarion, 2008), qui vulgarise les thématiques les plus percutantes de sa discipline à travers l’objet pop qu’est la série.
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Comment la série télé est-elle une clé pour comprendre le monde et la géopolitique ?
Dominique Moïsi – Ma constatation de départ c’est que les séries télé sont devenues un phénomène culturel mondial et sont au centre de toutes les conversations, et ce dans le monde entier. Et les séries télévisées s’intéressent de plus en plus dans leur thématique aux questions géopolitiques. C’est le point de départ de ma réflexion : est-ce que le temps des séries n’a pas rencontré le temps de la géopolitique ? La thèse centrale c’est que les séries deviennent autre chose au moment où le monde se transforme pour le pire, autour du 11 septembre 2001. Elles vont alors refléter les émotions du monde et l’émotion qui domine, c’est la peur. C’est la peur que j’ai retrouvée dans la plupart des séries que j’ai étudiées.
Parler de géopolitique à travers les séries, c’est un moyen léger de rentrer dans un sujet sérieux ?
Mon précédent livre La Géopolitique de l’émotion a pu toucher des gens parce qu’il abordait une dimension différente du sujet [la crise d’identité du monde et de la mondialisation à travers sa dimension émotionnelle, ndlr]. Depuis plusieurs années je cherchais à actualiser ma réflexion. Il y a deux ans, j’ai donné un cours au King’s College de Londres [où il enseigne la géopolitique, ndlr] qui s’appelait The Triumph of Fear, soit le triomphe de la peur. Et je m’étais attaché à transformer ce cours en livre mais je n’en étais pas satisfait. Soudain je me suis dit qu’il fallait que j’utilise les séries pour prolonger ma réflexion.
Une manière de me renouveler et d’élargir mon public mais avec en tête un message citoyen : “Vous pouvez ne pas vous intéresser à la situation géopolitique, mais la situation géopolitique s’intéresse à vous”. Cela paraît évident au lendemain du 13 novembre 2015… On ne peut pas ne pas s’intéresser à la géopolitique. Le nombre d’amateurs de séries ne fait que croitre. C’est un vrai phénomène culturel de mondialisation. Alors pourquoi ne pas utiliser les séries pour faire passer un message grave ?
Comment le 11 septembre 2001 représente-t-il un tournant dans la fiction de la géopolitique ?
Les séries deviennent quelque chose de plus important qu’elles ne l’étaient auparavant avant même le 11 Septembre. A la Maison Blanche est très géopolitique, et introduit déjà la thématique de la lutte contre la terreur. Mais si on prend les séries qui se sont développées plus récemment, on sent que même des séries dont ce n’est pas le sujet principal traite de géopolitique en filigrane. C’est le cas notamment de Breaking Bad ou de The Walking Dead dans lesquelles règnent particulièrement un esprit mortifère. Je trouve qu’on y ressent l’impact du 11 septembre 2001.
Game of Thrones, House of Cards, Occupied, Downton Abbey ou Homeland : comment et pourquoi avoir choisi de centrer votre réflexion sur ces séries en particulier ?
Je parle de beaucoup d’autres séries mais c’est vrai que celles-là se sont imposées, en fonction de certains critères. D’abord leur succès, car elles sont incontournables mondialement. A l’exception de la série norvégienne Occupied, plus récente, mais qui est un vrai petit chef-d’œuvre d’analyse géopolitique en soi. Puis leur thématique, directement en lien selon moi avec la géopolitique. Et puis aussi l’actualité et le fait que que ce soit des séries qu’on puisse voir en ce moment même et qui ne sont pas terminées (ou qui viennent à peine de se terminer comme Downton Abbey).
Elles traduisent ainsi une immédiateté des émotions et l’actualité la plus grande. J’avais bien sûr aussi le critère de leur qualité car je ne considère pas ces séries comme seulement divertissantes mais aussi intéressantes, même intellectuellement.
Dans votre sélection Downton Abbey détonne… En quoi elle vous intéressait pour parler de géopolitique ?
Parce que Downton Abbey est une réflexion tocquevillienne, sur le passage d’un ordre à un autre. Elle peut être vue comme une sorte de soap opera edwardien, proche de la série familiale. Mais en réalité de par sa qualité esthétique, de par sa réflexion sur les classes et le déclin de l’Occident, c’est pour moi un contre-poids à Game of Thrones, qui représente la fascination pour le chaos, tandis que Downton Abbey c’est la nostalgie de l’ordre. D’une certaine manière, plus on regarde la première, plus on a envie de regarder la seconde pour se protéger, pour contre-balancer.
Game of Thrones s’inspire plus a priori du système féodal que de l’actualité, que dit-elle de notre réalité ?
Le point central, c’est que quand on voit et qu’on analyse Game of Thrones ça ne nous évoque pas tellement le Moyen Age d’hier, mais le Moyen-Orient d’aujourd’hui. Et on se rend compte à quel point le Moyen-Orient est la traduction de ce qu’était le Moyen Age d’hier avec la violence, les décapitations, les royaumes qui se font la guerre, l’importance de la famille et simultanément sa violation…
Il y a quelque chose dans Game of Thrones qui en fait un cours de géopolitique brutal. En voyant la série de manière systématique, je me suis même aperçu qu’il y avait des intuitions de la situation actuelle. Quand on voit Jon Snow risquer sa vie pour accueillir les réfugiés du Nord, il est difficile de ne pas penser à Angela Merkel par exemple. Dans sa brutalité, dans sa confusion, c’est une série qui nous parle car elle évoque la réalité contemporaine, et au fond la formule culte “Winter is coming”, c’est ce qu’on ressent quand on regarde le journal télévisé. Sauf que le soir du 13 novembre on ne se disait pas “Winter is coming” mais “Winter has arrived”, car l' »hiver » n’approche plus, il s’est installé…
C’est une série qui fait régulièrement polémique et qui est très souvent épinglée à cause de sa violence et sa perversité, qu’en pensez vous ?
Il y a une volonté de sidérer le spectateur. Un peu comme Daech quand ils pratiquent des exécutions publiques via internet. Une volonté ultime de choquer… Il y a un procédé très intéressant, chaque fois que vous vous attachez à un personnage parce qu’il est sympathique, vous pouvez être sûr que sa tête finira sur un pic. J’ai résisté très longtemps à regarder la série mais mes enfants me disaient que je ne pouvais pas écrire sur la géopolitique sans regarder Game of Thrones. J’ai d’abord commencé, puis arrêtés après le premier épisode…
Mais mes enfants et mon éditeur aidant, j’ai acheté les 5 saisons et je suis parti me réfugier en Normandie pour les regarder. Les débuts ont été difficiles, je l’ai regardé par devoir, et puis c’est devenu addictif… Après « Les Noces Pourpres » (l’épisode Les Pluies de Castamere, le neuvième épisode de la troisième saison, dans lequel la famille Stark vit un évènement très brutal ndlr) je me suis dit que j’avais compris le procédé, que c’était trop violent… Mais le lendemain matin, il fallait que je continue. Le prétexte c’était le sérieux scientifique, mais en réalité je voulais juste la voir, j’en avais envie, au delà de ma recherche.
Que dit une série comme House of Cards de la politique américaine actuelle et notamment des primaires?
Si on regarde House of Cards avec en vue les primaires américaines actuelles, on a l’impression qu’on a tout compris. Que le succès de Trump et les difficultés initiales d’Hillary Clinton sont déjà quelque part disséminés dans House of Cards. Le cynisme ambiant du monde politique, la perte de confiance dans les institutions et les hommes qui les régissent, tout est là. Cela en est même un peu terrifiant. C’est une clé de lecture de l’Amérique actuelle.
House of Cards a été conçue dans le contexte de l’après – à la base c’est une série britannique de 1990 qui décrit la chute de Mme Thatcher – mais si elle est adaptée dans le contexte américain à la fin des années 2000 c’est précisément parce qu’il y a eu la crise financière et économique qui est passée par là et qui a renforcé le cynisme des Américains à l’égard de la politique. Sans compter la déception à l’égard de Barack Obama.
Vous exposez un jeu d’influence entre les séries et l’actualité dans La Géopolitique des séries, qu’entendez-vous par là?
Il y a comme une interaction, une dialectique entre les séries et la réalité. Au fond quand on regarde Occupied on est vraiment en droit de se demander “Est-ce l’actualité qui inspire la série ou est-ce la série qui inspire l’actualité ?” Il y a un passage notamment où l’on voit des petits hommes en noir, on ne sait pas qui c’est, probablement des militaires russes, qui commencent à envahir la Norvège. Ca a été pensé avant que des petits hommes en vert n’envahissent la Crimée (l’armée russe en mars 2014 – ndlr) Quand on voit la manière dont Daech annonce ses prochaines exécutions, lancé comme un « prochainement dans« … Qui s’inspire de qui ? Surtout lorsqu’on sait que les protagonistes de Daech sont fascinés par Internet. On peut se demander si ils ne regardent pas d’ailleurs Game of Thrones.
https://www.youtube.com/watch?v=bPR-3obhz8s
Entre la vision de la politique dans A la Maison Blanche et celle dans House of Cards, il y a un grand écart… c’est celui de la fin du rêve américain et d’une désillusion généralisée du monde politique ?
A la Maison Blanche c’est le président idéal inspiré par la personnalité de Bill Clinton. D’autant plus que le démocrate David Axelrod a conseillé les scénaristes qui se sont inspirés d’Obama sénateur (pour le personnage de Matt Santos, ndlr) et qu’il sera le conseiller de Barack Obama pendant les élections en 2008 et 2012.
C’est là où l’on sent que c’est intéressant. Clinton inspire le personnage de Bartlett, mais Bartlett inspire aussi la candidature de Barack Obama. Alors où commence la fiction et où en est la réalité ?L’écart entre A la Maison Blanche et House of Cards c’est un peu celui entre Corneille et Racine, le monde tel qu’il devrait être et le monde tel qu’il est.
Bill Clinton a eu cette phrase assez fascinante pendant la promotion de House of Cards. Quand il rencontre Kevin Spacey (Frank Underwood dans House of Cards), il lui dit “J’adore votre série, je la regarde tout le temps, et je peux vous dire que 99 % de ce que vous montrez correspond à la réalité. Sauf 1 %, jamais une loi sur l’éducation n’aurait pu être passé au Congrès dans un délai d’un mois.” C’est de l’humour, mais ça reste très glaçant.
Quand Netanyahou, Premier ministre israélien dit au Congrès américain en mars dernier que l’Etat islamique et le régime de Téhéran “se livrent à un jeu de trône mortel”, il fait bien sûr référence à Game of Thrones. C’est le cœur de la thèse de mon livre, les séries sont devenues non seulement une réflexion sur le monde, mais aussi un instrument d’action sur le monde.
Le “triomphe de la peur” c’est le sous-titre de votre livre qui dépeint la terreur actuelle et un certain cynisme désillusionné sur le pouvoir, sauf dans votre dernier chapitre qui imagine une série géopolitique utopique que vous nommez « Balance of Power »… à quoi vous sert cette étape imaginaire dans votre réflexion ?
Dans La Géopolitique de l’émotion, dans lequel je décrivais le meilleur des mondes en 2025 et le pire des mondes en 2025 dans un chapitre, je mettais le monde idéal et le monde le plus catastrophique qui soit en parallèle. J’avais eu beaucoup de retour sur ce procédé car en gros je demandais très clairement “quel monde voulez-vous?”. En fonction des choix qui seront les vôtres, vous vous rapprocherez du pire du monde ou du meilleur des mondes. Mon éditeur chez Stock de La Géopolitique des séries m’a dit que je devrais poursuivre cette démarche dans mon nouveau livre, et m’a testé en me disant “inventez-nous une série”. Et comme dans les séries qu’on peut voir aujourd’hui on y cultive la peur, car elles correspondent hélas à la réalité, j’ai eu envie de contre-balancer ma réflexion en essayant de rester positif et humaniste, même dans un monde tragique.
Et si on tentait collectivement de réinventer des héros positifs, mais de le faire dans un cadre géopolitiquement réaliste ? C’est ce que j’essaie de penser dans ce chapitre… J’ai déjà fait plusieurs débats depuis sur la sortie de ce livre, et souvent on me parle en bien de ce chapitre, alors que c’est le plus contestable puisque c’est une fiction sur une fiction… Et surtout pourquoi se sentir obligé de finir sur une note positive quand le monde va de mal en pis ? Eh bien, justement, pour cela, parce que le monde est effrayant.
Dans votre livre, vous n’avez pas consacré de chapitre à une série française en particulier, pourquoi ?
Je parle quand même d’Engrenages ! Et je l’analyse beaucoup. Même si la thématique n’est pas directement géopolitique, la saison 5 peut apparaître comme une préfiguration de ce qui se passe en France en 2015, la violence extrême, la société bloquée…. Engrenages m’évoque La Règle du Jeu de Jean Renoir, dans ce que le film a de plus noir.
Je parle aussi d’Un village français, des Revenants mais aucune n’est à proprement parler centrée sur des problématiques géopolitiques. J’aurais peut-être écrit sur Baron noir si elle avait été diffusée avant. Je ne l’ai pas encore vue… Je ne regarde pas les séries à la télévision. Je les achète en DVD et je les regarde trois ou quatre épisodes d’affilée.
La Géopolitique des séries – Le triomphe de la peur, de Dominique Moïsi, éditions Stock, 195 pages, 18 euros
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