Après son film à succès, Thomas Lilti réalise une version sérielle d’Hippocrate. Influencé par la puissance narrative des séries US, l’ancien médecin s’est focalisé sur le service public français, la crise qu’il traverse et la solidarité entre soignants.
Dans l’imaginaire français, l’hôpital public incarne un bloc de symboles sociaux et intimes si puissants que l’on ne saisit pas vraiment pourquoi ses couloirs, ses blouses tachées de sang et ses visages fatigués n’ont pas collé aux écrans télé autrement que pour un résultat mi-soap mi-déprimant. Qui se souvient de L’Hôpital en 2007, une série surfinancée par TF1 et mise au rebut presque tout de suite, pour cause d’extrême nullité doublée d’un flop public ?
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Longtemps, Médecins de nuit (années 1980, cocréée par Bernard Kouchner !) et H (fin des années 1990, la sitcom qui révéla Eric, Ramzy et Jamel Debbouze) ont joué le rôle d’étalons malgré eux du genre médical made in France, sans pour autant se frotter à ce qui pique et fascine depuis si longtemps ailleurs : à savoir, la capacité à traiter frontalement l’expérience de la mort. Il aura donc fallu attendre 2018 pour voir naître la première vraie et bonne série hospitalière française, des mains expertes de l’ancien médecin Thomas Lilti, nouveau wonderboy du cinéma français – déjà 1 million d’entrées pour son quatrième long métrage, Première année. Le jeune quadra reprend ici une partie de la structure et du concept d’Hippocrate, le film qui le révéla en 2014, pour offrir à nos yeux déjà saturés de bonnes séries hexagonales (avec Dix pour cent et Le Bureau des légendes, cet automne est le plus convaincant depuis… quand ?) huit épisodes charmeurs, haletants, durs comme il se doit.
“C’est vrai que rien dans le genre n’est vraiment passé à la postérité en France, approuve l’intéressé. On était loin des standards de la série telle qu’on la fantasme. J’ai pu plonger dans ce défi en m’appuyant sur l’expérience du film, même si l’univers de la série n’est pas exactement le même.”
https://youtu.be/yswqA6kdPdc
Bienvenue dans un univers plus féminin
Exit Vincent Lacoste et Reda Kateb, héros du long métrage, bienvenue dans un univers plus féminin centré sur une autre histoire, où une interne en fin d’études (Louise Bourgoin) et d’autres plus jeunes qu’elle ou moins expérimentés (Alice Belaïdi, Karim Leklou, Zacharie Chasseriaud) se retrouvent un matin avec beaucoup plus de responsabilités qu’ils ne devraient en avoir. La plupart des médecins d’un hôpital de grande banlieue parisienne sont placés en quarantaine pour raisons sanitaires, mais évidemment, les gens continuent à aller mal. Il faut assurer.
Dans les premières minutes d’Hippocrate le film, deux hommages directs étaient rendus à des monuments des séries hospitalières : Urgences (à travers le poing tendu de Vincent Lacoste, reprenant un moment culte du générique) et Dr House, que l’une des blouses blanches regardait et critiquait gentiment. Ici, les allusions sont moins frontales, mais le même esprit infuse. Quelque chose de nos soirées des années 1990-2000, quand les aventures du Dr Benton et des autres médecins du Cook County Hospital à Chicago étaient diffusées en prime time sur France 2, renaît de manière assez réconfortante.
“‘Urgences’ a posé les jalons de la série hospitalière moderne : ce sont les premiers à avoir fait de l’hôpital une arène” Thomas Lilti
Thomas Lilti ne nie pas qu’un rapport personnel aux séries médicales a structuré son approche d’Hippocrate. “J’ai beaucoup regardé Urgences, dont il me reste à la fois une impression générale des quinze saisons et quelques images fortes, comme celle du médecin Romano décapité par une pale d’hélicoptère ! Elle a posé les jalons de la série hospitalière moderne : ce sont les premiers à avoir fait de l’hôpital une arène. On a vraiment l’impression d’être dans le réalisme du soin, mais aussi dans une série d’action. Pour recréer cette sensation, Urgences a été une vraie référence. Dr House, je voulais m’y attaquer un peu. J’ai adoré, j’ai même piqué des choses que j’utilise ici, l’idée des cas médicaux bouclés par exemple – il y a un malade au début de l’épisode, à la fin de l’épisode on a résolu son cas –, mais au fond, ce personnage brillant ramenait la série à une enquête policière. Il y avait un côté Sherlock Holmes ou Columbo à l’hôpital, qui n’est pas ce que je veux faire.”
Louise Bourgoin, qui joue Chloé avec une belle intensité, se souvient d’une journée particulière lors de la préparation du tournage. “Pendant une séance de lecture des scénarios, Thomas nous a présenté un montage perso d’une trentaine de minutes d’Urgences. J’étais à l’aise, parce qu’au lycée je regardais la série : j’étais amoureuse du Dr Carter et accro à ces enjeux de vie ou de mort permanents. Thomas a pointé ce qui marchait et ne marchait pas dans les scènes de réanimation. Il nous a expliqué les erreurs et tout ce qui était plausible – beaucoup de choses ! L’une des différences avec nous, c’est que dans Urgences les actrices étaient apprêtées, maquillées, brushées. Thomas nous a filmées sans maquillage, naturelles.”
“Les médecins s’en foutent d’être doux”
Le cocréateur, coscénariste et réalisateur des huit épisodes affirme avoir organisé ce moment moins pour susciter des imitations que “pour rassurer les comédiennes et comédiens qui étaient inquiets quant à leur crédibilité en tant que médecins, en décortiquant la méthode des autres”. Alors qu’il interprète un jeune externe à peine sorti du nid, Zacharie Chasseriaud (22 ans) a vécu ce moment comme une libération. “Grey’s Anatomy, ce n’est pas réaliste. En faisant cette série, j’ai compris ce qu’est le réalisme. Ça m’allait très bien de devoir faire le perroquet. Thomas nous a montré les bons gestes. Il a désacralisé le geste du médecin, on pensait qu’il fallait être doux, mais les médecins s’en foutent d’être doux, ils font parfois mal aux patients parce qu’ils ne perdent pas de temps. On était limite trop minutieux au début ! On a fini par être nous-mêmes.”
Le résultat est assez bluffant, d’autant que les actes médicaux qui structurent la série glissent sans aspérités dans le flot du récit. Hippocrate est un véritable drama hospitalier ponctué de moments de grande tension qu’aucun autre genre ne peut faire vivre – on pense notamment à l’épisode 7. “Je n’ai ni l’intention ni la prétention de proposer une vision documentaire, mais de mêler un univers très documenté à un désir de romanesque, explique Thomas Lilti. La série permet vraiment cela. Aller plus loin dans les cas médicaux, c’était une problématique du film à laquelle j’ai trouvé une réponse ici grâce à la longueur de la fiction. J’ai pu développer l’idée que le rapport soignant-soigné a une influence sur le soignant, par exemple.”
« La précision du geste m’a affranchie et poussée vers l’incarnation” Louise Bourgoin
Paradoxalement, le réalisme des gestes est aussi une manière d’accéder à un supplément de fiction. “J’ai ressenti quelque chose de spécial, abonde Louise Bourgoin. J’étais tellement concentrée à vouloir refaire les gestes que Thomas nous montrait, une piqûre, une palpation, le contrôle d’une machine, que cela m’a aidée à débrancher mon cerveau et à oublier la psychologie de Chloé. La précision du geste m’a affranchie et poussée vers l’incarnation.”
Quelque chose d’irrémédiablement français, une architecture spécifique
Au fil des épisodes, une autre évidence pointe. Un peu comme Le Bureau des légendes, Hippocrate fonctionne sous l’influence des séries américaines contemporaines mais quelque chose d’irrémédiablement français s’y déploie, des corps, une architecture spécifique, comme si un bain d’images référencées produisait une série parfaitement locale.
“ll faut bien trouver une différence et des particularités au fait d’être français, abonde Thomas Lilti. Il y en a une qui me paraît centrale. Les Américains peuvent se permettre avec leur imaginaire de fiction d’utiliser l’hôpital pour faire autre chose. Dans le film et dans la série, j’ai voulu dire non à cette idée. En France, si on veut faire une série hospitalière, il faut au moins essayer de raconter l’hôpital. L’hôpital public français, ce n’est pas rien. Il faut accepter de parler de l’institution et de l’engagement de ce métier. Il y a une dimension politique dans la série, même si elle n’est pas militante.”
“J’essaie de porter une vision du soin au sens large, avec un regard bienveillant sur les soignants” Thomas Lilti
De fait, la litanie du manque de moyens traverse et structure Hippocrate, qui touche juste sur le paradoxe majeur des hôpitaux, où la souffrance au travail côtoie un sentiment profond d’utilité. “J’essaie de porter une vision du soin au sens large, avec un regard bienveillant sur les soignants, qui vivent un engagement hyper sincère et expriment leur sens du groupe dans un monde individualiste”, explique Lilti.
“Je ne veux pas édulcorer mes images. L’hôpital n’est pas glamour”
Là où la fiction s’immisce, c’est en exposant crûment les erreurs voire les errements possibles de ces héros et héroïnes souvent plein.e.s de bonnes intentions. La saison repose sur cette loi qui empêche le glamour inutile. “Je ne veux pas édulcorer mes images. L’hôpital n’est pas glamour. On n’a qu’à faire des séries en boîte de nuit si on recherche ça. Je pense que les spectateurs n’ont pas envie de voir un ersatz d’hôpital, même si c’est un lieu dur où personne n’a envie d’aller.”
La lecture du Lambeau du Philippe Lançon le rappellera à ceux qui en doutent. Hippocrate n’atteint peut-être pas ce niveau d’émotion brute, mais parle bien du même monde et certainement du même pays. La série se permet aussi des pas de côté singuliers, avec ces personnages de patients transgenres F to M – femme vers homme.
“J’ai été très intéressée par cet aspect, qui m’a donné envie de lire beaucoup, et notamment Testo Junkie de Paul Preciado (qui signait Beatriz au moment de la sortie de ce livre – ndlr), explique Louise Bourgoin. La série ne fait pas la morale sur cette question, mais elle montre qui sont ces personnes, la manière dont elles vivent, ce qui me semble important. J’ai vraiment vécu le tournage de cette série dans la soif de découverte.”
Hippocrate Saison 1 sur Canal+, à partir du 26 novembre
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