Depuis quarante ans, la chaîne cryptée new-yorkaise a révolutionné la série d’auteur. Mais son modèle, maintes fois copié et parfois dépassé par la concurrence, s’essouffle.
Sans HBO, MacGyver régnerait probablement toujours sur nos dimanches après-midi. Tony Soprano, Stringer Bell ou Omar Little n’auraient jamais existé. Écrire des scénarios pour la télé ne serait en rien un métier cool. Les croque-morts resteraient comme il se doit des anonymes un peu flippants. L’auteur de ces lignes n’aurait probablement pas de travail, puisque personne ne s’intéresserait aux séries. On exagère à peine. La chaîne cryptée new-yorkaise, qui fêtera ses 40 ans le 8 novembre, a engendré une révolution culturelle. Un changement de paradigme dont les conséquences ont irradié au-delà du petit écran américain, pour secouer le monde. L’invention des séries modernes.
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« It’s not TV, it’s HBO. » Tel a longtemps été le slogan arrogant et éclairant de la filiale de Time Warner, ce monstre aux 28 millions d’abonnés qui paient 16 dollars par mois – sa concurrente Showtime, créée en 1976, atteint les 21 millions. Car avant HBO, personne n’avait pensé la télévision de la même manière, même si la maturation du modèle a pris du temps. Pendant une vingtaine d’années, la chaîne s’est développée en diffusant des films et du sport, des documentaires et une poignée de fictions haut de gamme comme Tanner ’88, signée Robert Altman, ou l’anthologie horrifique Tales from the Crypt.
L’âge d’or et les Soprano
Les affaires sérieuses ont commencé avec un homme : Chris Albrecht. Et un mot d’ordre : tout changer. Représentant allumé de la tradition des « moguls », ces patrons hollywoodiens mégalos et créatifs, Albrecht occupe dès 1985 le poste de vice-président de la programmation originale et pousse la chaîne à consacrer des efforts inédits aux séries, d’abord comiques. Dream on naît en 1990. Vite culte, cette sitcom due aux futurs créateurs de Friends, Marta Kauffman et David Crane, associés au cinéaste John Landis, marque pour beaucoup de Français le premier contact avec la touche HBO naissante : des personnages en prise directe avec leur inconscient, une forme d’écriture et de réalisation singulière, une dose de sexe inédite sur petit écran.
Mais aux États-Unis, c’est avec une satire des coulisses de la télévision, The Larry Sanders Show, que HBO obtient des nominations importantes aux Emmy Awards et son premier buzz culturel. Dominateurs depuis des décennies, les networks (grandes chaînes hertziennes) commencent à trembler devant ce nouveau venu malpoli et innovant. Ils n’ont encore rien vu.
« J’ai reçu un appel d’un ami, Rob Kenneally, qui rentrait d’un rendez-vous à HBO. Chris Albrecht avait évoqué la prison comme un sujet possible de série. J’avais une idée, j’ai pris un avion le lendemain matin. » L’homme qui parle s’appelle Tom Fontana. Connu pour sa série policière Homicide, il rêvait depuis longtemps d’une série regroupant les pires criminels dans une prison expérimentale. Un drame violent, dépravé, complexe. Son nom : Oz.
« À l’époque, raconte Fontana, ce qui démarque Albrecht, c’est qu’il fait confiance au talent. Il écoute. Et il adore mettre le bordel. Son mot d’ordre : Je me fous que les personnages soient aimables tant qu’ils sont passionnants. Il m’a donné une liberté totale, pas seulement avec la violence et le cul, mais pour créer une structure narrative nouvelle. Il m’a demandé ce qu’on ne me laisserait jamais faire sur un network. J’ai répondu : Tuer un personnage principal. Il a dit : Faisons-le. »
Voilà le genre de conversation qui change le visage d’une industrie. L’époque s’y prête. En 1997, le cinéma hollywoodien se noie dans les blockbusters et l’art du récit pour adultes ne demande qu’à se déplacer vers la télévision. Même si les grandes chaînes produisent de bonnes séries (NYPD Blue, The Practice, Urgences), le frein à main est encore tiré. Les contraintes de la censure et la nécessité de plaire au plus grand nombre sont irrévocables sur ABC, CBS, NBC et la Fox. HBO n’a pas de comptes à rendre à des annonceurs mais à ses abonnés. Sa marge de manoeuvre est potentiellement infinie. Elle choisit d’en profiter à fond.
Entre 1997 et 2004, plusieurs séries maintenant considérées comme des chefs-d’oeuvre émergent en tir groupé sur le nouvel eldorado HBO : Sex and the City, Six Feet under, Curb Your Enthusiasm, Deadwood, The Wire et la plus mythique de toutes, Les Soprano. Cette saga minimaliste de six saisons, débutée en 1999, a pour héros un patriarche de la Mafia du New Jersey en proie à des crises de panique. Allergique à tout formatage, son créateur David Chase invente une nouvelle narration télévisuelle, où la vie d’un personnage principal monstrueusement humain est explorée dans ses moindres détails lugubres, comiques et existentiels.
« C’était peut-être la première fois qu’une série était aussi franchement personnelle, raconte David Chase. Les scénaristes télé n’ont généralement rien à voir avec ceux sur lesquels ils écrivent, flics ou juges. Dans Les Soprano, le personnage de la mère de Tony était inspiré de la mienne. Je suis un Italien du New Jersey, tout comme Tony, et j’ai suivi une analyse. La seule chose, c’est que je n’ai pas fait partie de la Mafia ! »
Devenu à présent l’un des hommes forts de HBO, Michael Lombardo se souvient de l’état d’esprit qui régnait lors du lancement des Soprano et des séries de l’âge d’or. « La création originale était considérée comme un complément symbolique à notre programmation de films, sans aucune pression économique. Cela nous laissait la liberté de ne pas chercher à tout prix à faire des succès. David Chase avait essuyé des refus de la part d’au moins deux grandes chaînes, parce qu’il imaginait un héros moralement compromis, dans un monde moralement compromis. Nous l’avons accueilli et laissé travailler. Cette méthode a favorisé notre réussite ! » Les Soprano ont longtemps attiré plus de 10 millions de téléspectateurs par épisode et suscité un engouement national aux États-Unis.
Le problème Mad Men
La domination de HBO s’est poursuivie jusqu’en 2007. Mais l’année de l’ultime saison des Soprano est aussi celle où les ennuis ont commencé. Une petite nouvelle jusqu’alors insignifiante (AMC) diffuse sans crier gare la nouvelle série dont tout le monde parle, Mad Men. Écrit par Matthew Weiner, un ancien des Soprano, ce drame sixties stylé a été inexplicablement refusé par HBO, qui lui a préféré John from Cincinnati ou Tell Me You Love Me, qu’elle annulera après une saison. La chaîne qui a rendu les séries chic a perdu son mojo. Elle s’égare dans des productions prestigieuses mais trop chères comme Rome. Plusieurs dirigeants sont renvoyés pour ce manque de clairvoyance. Chris Albrecht se place lui-même hors jeu lorsqu’il est arrêté dans un parking de Las Vegas pour avoir voulu étrangler sa girlfriend – il dirige aujourd’hui Starz, la « nouvelle » HBO…
Symboliquement, la chaîne ne s’est jamais complètement remise de son annus horribilis, même si elle demeure une référence attractive (Martin Scorsese et Michael Mann y ont réalisé des pilotes récemment) et une puissante machine à produire des séries audacieuses. Les dernières en date s’appellent Treme, Enlightened, The Newsroom ou encore Girls. Dans une interview au Financial Times, le patron de HBO, Richard Plepler, compare son activité à celle d’un galeriste. « Les grands artistes veulent un interlocuteur avec qui partager une vision. Quand Leo Castelli (galeriste majeur des années 50-80 – ndlr) a rencontré Jasper Johns et Rauschenberg, il a reconnu leur talent. Eux sont allés vers lui parce qu’ils se sentaient compris. Nous ne sommes jamais meilleurs que nos peintres. »
Inventé par HBO, le modèle de la série d’auteur, devenu un argument marketing, est aujourd’hui repris par une concurrence féroce et pleine d’idées. Les créations dont tout le monde parle depuis cinq ans, de Dexter à Breaking Bad en passant par Homeland ou Boss, s’épanouissent sous d’autres cieux.
L’arrivée de nouveaux acteurs de l’entertainment haut de gamme, comme le site Netflix (qui a commandé une série à David Fincher) fait planer une menace. Mais l’apport de HBO à l’histoire culturelle contemporaine est indéniable. Sa leçon toute simple est méditée chaque jour par une nouvelle génération d’auteurs et – on l’espère – de responsables de chaîne : il est possible d’obtenir de grands succès en prenant les risques les plus fous.
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