Avant « Homeland » était « Hatufim », série israélienne et modèle du carton américain. La saison 2 débarque sur Arte le 16 avril prochain.
[Mise à jour du 9 avril 2015: avant la diffusion de la saison 2 de « Hatufim » sur Arte, les Inrocks Premium vous proposent, à partir de vendredi 10 avril à 20h et pendant tout le week-end, de (re)voir toute la première saison de la série]
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Etant donné le nombre de séries américaines importantes qui sont aujourd’hui des adaptations de formats étrangers, de la récente House of Cards à The Killing, le retour aux sources s’impose pour tenter de comprendre la créativité mondiale du genre. Le problème ? Il faut parfois une patience d’ange pour arriver à ses fins. C’est le cas avec Hatufim, dont on a entendu parler il y a presque deux ans. Soit le temps infiniment long (selon les standards contemporains) nécessaire à cette série israélienne pour se frayer un chemin jusqu’à nous, si l’on excepte une présentation au festival parisien Séries Mania au printemps 2012.
Sa diffusion confortable sur Arte, en prime time, n’a évidemment rien d’un hasard. Hatufim profite d’une ombre excitante qui se profile derrière elle, celle du mastodonte paranoïaque Homeland, l’une des meilleures séries actuelles. Les producteurs de la version américaine avaient acquis les droits d’Hatufim à la lecture des premiers scénarios de l’Israélien Gideon Raff, avant de remporter haut la main leur pari de transformer cette matière première en un succès made in USA, Emmy Awards, Golden Globes et buzz culturel à la clé.
Un petit jeu “sériephile” assez tentant consiste à pointer différences et similitudes entre l’original et la copie. Une étape que le spectateur d’Hatufim dépasse pourtant en quelques minutes, avant d’y revenir par bribes au cours des dix épisodes que compte la première saison. Ce jeu de piste mène de toute façon à une conclusion assez franche. Les deux séries diffèrent plus qu’elles ne se ressemblent, dans les moyens, dans le ton, dans l’approche du récit. A la langueur de l’une (Hatufim) répond l’hystérie travaillée de l’autre (Homeland). Alors que la version américaine s’intéresse au retour parmi les siens d’un seul marine détenu durant sept ans par un groupe islamiste et soupçonné d’avoir été “retourné”, Hatufim s’ouvre sur la libération de deux otages, restés aux mains du Hezbollah au Liban pendant plus de dix-sept ans. Le personnage de l’enquêtrice bipolaire de la CIA, interprété brillamment par Claire Danes dans Homeland, n’est pas présent dans l’original, où les services secrets israéliens occupent une place moins centrale. Une dualité que Gideon Raff, impliqué des deux côtés (créateur d’Hatufim, il est aussi producteur exécutif d’Homeland), reconnaît :
“Je dirais qu’entre les deux, il y a une différence de focale et de point de vue. De nombreux thèmes sont les mêmes mais les aspects mis en avant n’ont rien à voir. Beaucoup disent qu’Homeland se place d’emblée dans les eaux du thriller, tandis qu’Hatufim s’apparente à un drame familial. Même si la frontière ne me semble pas aussi tranchée, il y a du vrai. La césure se fait aussi en termes d’imaginaire. Alors qu’Homeland est travaillée par les attentats du 11 septembre, Hatufim creuse une réalité taboue en Israël : la façon dont sont traités les prisonniers de guerre quand ils rentrent de captivité, et le stress post-traumatique qu’ils subissent. Revenir est parfois plus dur que d’être emprisonné. Je voulais dépasser le happy end que nous offrent toujours les médias…”
Hatufim raconte au fond l’histoire de deux morts vivants. Ces hommes brisés, Nimrod et Uri, rentrent un beau matin parmi les leurs. Les retrouvailles sont à la fois émouvantes et timides. Le premier se plante, incrédule, face à deux adolescents et une femme qui l’a attendu ; le second découvre qu’il a été remplacé auprès de sa compagne par son propre frère. Comment s’embrasser, se reconnaître, se respirer après un tel saut dans le temps ? Que faire quand des enfants sont nés pendant qu’une vie entière s’échouait sur le côté ? Sur quoi repose vraiment l’intimité ?
Ces questions toutes simples, la série ne cesse de les reformuler, comme un refrain amer qui refuse de cesser. Et si elle n’évite pas toujours le pathos lorsqu’elle s’attache à montrer la désorientation de ses héros, sa complexité l’empêche de céder à la complaisance. Voici une série étonnamment hybride : souvent murmurée et placide, elle est simultanément dure, voire très violente dans les sentiments et les images auxquels elle se confronte.
Hantés par une captivité durant laquelle ils ont été torturés et forcés de commettre des actes inhumains, Nimrod et Uri vivent en plus avec le souvenir déchirant d’un troisième camarade, Amiel. Lui n’est pas revenu. Il a été enterré avec les honneurs. Sa soeur, incrédule, continue à côtoyer son spectre dans sa vie quotidienne. Les rescapés ont-ils quelque chose à se reprocher ? A mesure qu’avance la saison, une vraie lame de fond narrative se déploie, de plus en plus précise et troublante, qui fait glisser la nature de la série. La banalité des situations se nappe d’une tension toujours plus forte, quelques chausse-trapes apparaissent dans le schéma de départ trop net. Le doute s’immisce.
De ce point de vue, Hatufim maîtrise ses effets assez magistralement, avec une maturité qui n’est pas sans rappeler les heures les plus intéressantes des séries du câble américain. “Je ne sais pas quoi vous répondre ! En Israël, on m’a parfois reproché d’avoir fait une série à l’américaine, alors que ce que Howard Gordon et Alex Gansa ont aimé quand ils ont lancé l’adaptation américaine, c’est le côté ‘européen’d’Hatufim, son esprit particulier, l’absence de formatage”, rigole Gideon Raff.
Ce garçon de tout juste 40 ans a effectué la majorité de sa carrière à Los Angeles. Assistant de Doug Liman sur Mr. and Mrs. Smith en 2005, il a ensuite réalisé deux films : le thriller The Killing Floor (2007) et le film d’horreur Train (2008), avec Thora Birch, avant de refaire ses valises.
“Même si je voyageais fréquemment vers Tel-Aviv, j’ai écrit la première saison d’Hatufim aux USA. Mais je considérais ce travail comme un bon de sortie. Après neuf ans d’exil américain, j’avais vraiment envie de revenir. J’ai connu une sensation de distance avec ma terre natale, ce sentiment de ne plus reconnaître les odeurs, le visage de mes amis. Cela a beaucoup nourri la série, qui m’est très personnelle.”
Dans la lignée de l’expérience de son créateur, qui a écrit et réalisé tous les épisodes, Hatufim brille par sa manière d’envisager la dynamique de l’exil perpétuel et du retour impossible. Un sujet éminemment juif qui trouve ici une expression nouvelle, bien audelà de la question des prisonniers de guerre. Presque exclusivement tournée en décors naturels, la série promène son regard à travers les paysages d’Israël. Familiarité et étrangeté radicale se croisent tour à tour. En anglais, le terme homeland (“patrie”, ou “territoire national”) suggère un rapport à la terre. De manière paradoxale, celui-ci est presque totalement absent d’Homeland l’américaine, tandis qu’Hatufim l’embrasse à pleine bouche, passant son temps à faire de la géographie. Géographie intime, bien sûr, en pénétrant dans la tête de ses personnages blessés. Géographie concrète, ensuite, en proposant le découpage très personnel d’un territoire.
Sans être explicitement politique, sans multiplier les allusions à la situation au Moyen-Orient et au conflit avec les Palestiniens, Hatufim ausculte la psyché d’un pays partagé entre peur, haine et timide désir d’ouverture. Un pays où l’étranger est certes à portée de fusil, mais aussi à portée de caméra. Le panoramique doux et émouvant qui conclut le huitième épisode, à la frontière libanaise, le prouve avec intelligence. A ce moment, la terre n’appartient plus à personne et s’ouvre à qui veut l’aimer. Les héros d’Hatufim en sont bien malgré eux les pionniers, peut-être les prophètes. “Il est parfois difficile de savoir qui sont nos ennemis, explique Raff. Je crois que la série parle de cela.”
Olivier Joyard
Hatufim saison 1. Le jeudi, du 9 mai au 6 juin, Arte, 20 h 45. La deuxième saison a été diffusée en Israël à l’automne 2012
{"type":"Banniere-Basse"}