Comme Martin Scorsese avec « Boardwalk Empire », Gus Van Sant a répondu à l’appel de la série télé. La sienne s’appelle « Boss » et sonde le cerveau malade d’un maire corrompu.
De la Palme d’or à la réalisation d’une série, le gouffre était autrefois abyssal. Aujourd’hui, il semble que le trajet soit absolument cohérent aux yeux des aventureux. C’est le cas de Gus Van Sant, icône du cinéma indépendant américain depuis la fin des années 80 (My Own Private Idaho, Gerry), roi de Cannes en 2003 avec Elephant et désormais grandement responsable de l’une des plus belles réussites télévisuelles du moment.
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Boss est un drame politique ultrasombre situé à Chicago, dont le maire sexagénaire corrompu, Tom Kane (joué par Kelsey Grammer, ancien de Cheers et Frasier), cache à la plupart de ses proches et à ses concitoyens qu’il est atteint d’une maladie neurodégénérative fatale. Avec une précision froide, la série explore les méandres de ce cerveau en voie de pourriture. Dur, violent, impulsif, Kane s’accroche à son pouvoir, capable de tout pour le conserver.
Très vite, la maladie semble avoir atteint le monde autour de lui. C’est le tour de force de la série, capable de diagnostiquer l’état d’une démocratie en observant ses éléments les plus dégradés tout en visant une certaine stase poétique. Vaporeuse, voire planante, Boss impressionne durablement. Réalisé par Gus Van Sant, le pilote est un modèle de cruauté et de grâce, un mélange que lui seul pouvait faire exister. Le cinéaste a accepté de répondre à nos questions.
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Comment avez-vous été impliqué dans Boss ?
Gus Van Sant – J’ai atterri là un peu par hasard. Je n’avais jamais tourné de série mais je voulais essayer depuis longtemps. C’était une première très cool, même si je ne connaissais personnellement ni le créateur de la série, Farhad Safinia, ni l’acteur principal Kelsey Grammer. Nous nous sommes rencontrés via nos agents respectifs. Avec le scénario, nous sommes allés voir plusieurs chaînes. Starz a été la première à dire oui. Son patron s’appelle Chris Albrecht. J’avais travaillé avec lui quand il bossait à HBO, à l’époque d’Elephant. Il est l’homme qui a mis à l’antenne Les Soprano et The Wire (Sur écoute). Il nous a commandé directement huit épisodes.
Quel a été votre rôle dans la première saison de la série ?
D’abord de tourner le pilote, c’est-àdire le premier épisode qui doit à la fois introduire le spectateur à la série et donner le ton. Je n’ai pas mis les pieds en salle d’écriture. Le showrunner et la première force créative du point de vue narratif, c’est Farhad Safinia. Moi, je devais créer des règles visuelles que les réalisateurs pourraient suivre après moi. Le chef opérateur Kasper Tuxen avait vu tous mes films. Nous avons cherché ensemble un système esthétique qui puisse être dupliqué. Nous avons tourné en décors réels. J’ai tenté quelque chose que j’avais essayé sur Harvey Milk mais sans beaucoup de succès : utiliser la caméra à la manière de D. A. Pennebaker et Richard Leacock, les documentaristes des années 60 considérés comme les pères du cinéma vérité. Don’t Look back, le film sur Bob Dylan, nous a beaucoup influencés ainsi que Crisis, un doc de Robert Drew sur JFK, Robert Kennedy et le mouvement des droits civiques sorti en 1963, qu’on a utilisé presque comme un guide. J’ai aussi repris des motifs de mes propres films, notamment les très gros plans, que j’avais travaillés dans Drugstore Cowboy et Mala Noche, mes deux premiers longs métrages. A la télé, la taille de l’écran permet de se rapprocher des peaux.
Comment avez-vous rendu cohérents les huit épisodes ?
J’ai écrit mes recommandations pour les autres réalisateurs, avec des instructions sur le placement de la caméra. Après le tournage du pilote, je suis resté en tant que producteur exécutif. J’ai donné un coup de main en salle de montage mais j’ai surtout supervisé le mixage. Je considère que le rôle du réalisateur n’est pas si éloigné de celui du mixeur en musique. C’est toujours une étape majeure sur mes films et j’ai voulu insister là-dessus avec Boss, travailler l’ambiance sonore, que ce soit les voix, les bruits ou la musique.
Avez-vous regardé d’autres séries pendant la fabrication de Boss ?
Je ne suis pas un spectateur de séries contemporaines. J’ai seulement vu Boardwalk Empire parce que Michael Pitt joue dedans. Je lui ai demandé comment ça se passait. Plus jeune, je regardais énormément la télévision mais j’ai arrêté en 1970.
Votre seule incursion dans le politique, Harvey Milk, était beaucoup plus optimiste que Boss.
Boss a un côté shakespearien très marqué. Ce n’est absolument pas une histoire héroïque comme Harvey Milk. Mais les deux m’intéressent. Ici, on montre le mauvais côté des manoeuvres, le machiavélisme, ce que la politique fait aux hommes, parfois son horreur.
Avez-vous lutté pour imposer votre liberté de regard ?
Pas du tout. Prenons les scènes de sexe. Dans les années 80 et 90, on se battait pour avoir le droit d’en mettre dans nos films. Mais aujourd’hui, dans les séries du câble, il semble que le cul soit presque devenu une obligation. Les responsables de la chaîne nous ont demandé d’en rajouter : il n’y avait pas assez de nudité à leur goût ! Du coup, j’ai expérimenté en utilisant une caméra spéciale pour les ralentis.
Qu’avez-vous appris de cette expérience ?
Je n’avais jamais réalisé un film de huit heures. Là, je m’en suis rapproché et j’ai senti dans ma chair la spécificité de la série télé, le rapport à l’intime qu’elle permet, sa manière de déployer un récit. On peut appeler cela le soap opera ou utiliser le terme « épique », c’est la même chose : un mélange de trivialité et d’ambition romanesque.
Il y a dix ans, un réalisateur de votre rang n’aurait jamais fait de télévision. Aujourd’hui, Martin Scorsese et David Fincher s’y mettent.
Cette histoire de réalisateurs appartenant à la A-list qui font de la télé est vraiment nouvelle. Ils recherchent une liberté que personne ne veut leur offrir ailleurs. Les patrons de chaînes, de leur côté, veulent le prestige des signatures. Je crois que cela vient de l’implosion du business cinématographique. En Amérique, il n’y a plus de salles art et essai. Elles ont été remplacées par des multiplexes qui projettent des films événements. Les drames traditionnels ont majoritairement migré vers les séries du câble. Il reste peu de places à prendre sur grand écran. Je ne me plains surtout pas car j’ai la chance de réussir à faire encore mes films, même si c’est avec moins d’argent qu’avant.
Recueilli par Olivier Joyard
Boss saison 1 diffusée mi-septembre sur Orange Cinenovo, saison 2 à partir du 17 août sur Starz
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