Dans la saison 4 de The Crown, Gillian Anderson arbore avec panache le brushing de Margaret Thatcher. Une performance remarquable, apothéose d’un parcours d’actrice marqué par des personnages de femmes en lutte pour s’imposer dans des univers masculins.
Dans les couloirs glacés du château de Balmoral, la famille royale d’Angleterre a un jeu : soumettre ses invité·es à une batterie de tests. Un baptême en forme de notation cruelle, de son propre aveu. Si, dès son entrée dans la famille, Diana Spencer a obtenu un 10 parfait, subjuguant la dynastie, Margaret Thatcher, elle, a multiplié les faux pas, ne faisant que confirmer ce que tout ce petit monde supposait : c’est une sinistre plouc.
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Fille d’un épicier et d’une couturière, elle ne connaît ni les codes ni les charades, ne saurait reconnaître le brâme d’un cerf, n’a pas apporté de chaussures adaptées à la campagne écossaise. D’ailleurs, elle n’a pas traversé le Royaume-Uni – bagages et mari sous le bras – pour tenter de se fondre dans l’élite, elle est venue pour travailler. Voilà le seul droit chemin que Margaret Thatcher a choisi pour gravir les échelons d’une société dans laquelle l’ascenseur social ne fonctionne qu’à la manivelle.
Une miraculeuse intruse
Le deuxième épisode de cette saison 4 de The Crown résolument féministe est dur à regarder car il provoque à coup sûr un sentiment imprédictible vis-à-vis de celle qui fut surnommée jusqu’à sa mort la Dame de fer, cette anti-madone ultra-conservatrice, cette impitoyable breadwinner (soutien de famille) : l’empathie. Saisissante de réalisme avec sa voix qui tremble, son dos voûté et ses brushings iconiques, Gillian Anderson réussit à amener le personnage historique là où nous ne l’attendions pas.
Du travail, il en a fallu à l’actrice pour, sans tomber dans la caricature, endosser un costume déjà admirablement porté par Meryl Streep
La série passe très rapidement sur les dégâts du colonialisme et sur sa gestion de la guerre en Irlande du Nord ; elle montre vite fait, bien fait une Angleterre ouvrière blessée jusqu’au sang, car ce n’est pas là le sujet. The Crown met bien l’accent – et son actrice aussi – sur celle que fut Margaret Thatcher : une personne avec une histoire lourde à porter, une femme misogyne du fait de son éducation, une fière-à-bras plongée dans un milieu politique toxique et rempli de mansplainers.
Du travail, il en a fallu à l’actrice pour, sans tomber dans la caricature, endosser un costume déjà admirablement porté par Meryl Streep dans le biopic La Dame de fer (de Phyllida Lloyd, 2012). “Mon enfance a plus été bercée par Jimmy Carter que par Margaret Thatcher, concède l’Américaine, et je n’avais comme idée d’elle que ce que l’on en disait : l’impact qu’elle a eu sur le pays et sur la vie de ses citoyens.”
Alors l’actrice a bossé, elle a regardé tous les documentaires possibles et imaginables, lu tous les livres. Une préparation intense vécue comme “une immersion inédite” qui lui a permis de mieux comprendre l’humaine derrière le personnage si problématique : “Elle est arrivée au pouvoir depuis l’extérieur, elle est entrée dans un monde historiquement tenu par des générations de gentlemen, elle n’est pas arrivée là grâce à l’argent ou à un héritage.” Ce que The Crown montre, ce n’est pas seulement une femme politique, mais, d’abord, une miraculeuse intruse. “A l’époque, il était très inhabituel de voir des femmes leaders, surtout des femmes comme elle, des self-made-women, et je crois que jamais la reine n’avait croisé quelqu’un comme elle”, souligne l’actrice.
“Plus les années passent, plus je m’éloigne de Dana Scully. Elle a eu un très grand impact sur moi et je suis chanceuse de l’avoir dans ma vie” Gillian Anderson
Un rôle sur mesure ?
Comment imaginer que la production puisse faire appel à quelqu’un d’autre pour ce personnage de femme de tête, planant loin au-dessus de la controverse ? Pas étonnant que la directrice de casting ait déjà pensé à elle quand Peter Morgan (scénariste de la série et compagnon de l’actrice) a proposé son nom. Ce rôle semble être une nouvelle version, paroxystique, des créatures télévisuelles auxquelles elle a précédemment prêté sa voix et ses gestes. Gillian Anderson n’a eu de cesse de jouer des femmes qui, comme Margaret Thatcher, ont gravi les échelons jusqu’à arriver à l’impensable : être respectées “comme des hommes”, chacune dans son domaine – la science, la police, la sexualité, la politique.
En 1993, dans le premier épisode de X-Files, la jeune et brillante Dana Scully entre dans un bureau où, en lieu et place d’une promotion, l’attendent trois hommes encravatés. Ils lui donnent une mission : surveiller voire modérer l’agent Mulder. Mais, contre toute attente, la scientifique va devenir une alliée – sans aliénation aucune –, et l’actrice former avec David Duchovny un duo de télévision unique, parce que paritaire. Ce personnage féministe, de fait plus que d’intention, a accompagné Gillian Anderson pendant vingt-cinq ans : “Plus les années passent, plus je m’éloigne d’elle, explique-t-elle. Elle a eu un très grand impact sur moi et je suis chanceuse de l’avoir dans ma vie.”
“Si j’aime jouer des rôles complexes comme ceux-ci, c’est parce que les scénaristes et les producteurs m’ont envisagée pour les jouer. Et j’ai beaucoup de chance” Gillian Anderson
Ont suivi des rôles comme griffonnés à partir de cette première marque indélébile. Dans la superbe et dérangeante série The Fall (2013-2016), produite par la BBC, elle incarne une puissante flic qui chasse un tueur en série et qui ne s’excuse pas d’être la meilleure dans ce domaine. Dans Hannibal (2013-2015), elle interprète la psy choisie par le tueur éponyme (pourtant très sélectif) pour sa thérapie. Dans Sex Education (série britannique diffusée depuis 2019), saluée par les millennials en quête de représentations, on la voit jonglant sans problème aucun entre deux postures : mère et sexologue.
Et pourtant, quand on lui demande si cette marque de fabrique résulte d’un choix politique de sa part, l’actrice, couronnée de nombreux prix (Emmy, Golden Globe, SAG Awards…), botte en touche : “Non, vraiment, ce n’est pas un choix politique. Il se trouve que si j’aime jouer des rôles complexes comme ceux-ci, c’est parce que les scénaristes et les producteurs m’ont envisagée pour les jouer. Et j’ai beaucoup de chance. Il serait tout aussi intéressant de jouer des personnages qui ne répondent pas forcément à ce qu’on considère comme de la force, un caractère fort, de l’indépendance…, il serait intéressant de jouer des personnages douteux sur le plan moral ou dénués d’estime de soi. Mais ce ne sont pas des rôles auxquels on me destine.”
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Le pouvoir de la représentation
Si l’actrice ne considère pas que ces choix de carrière soient politiques dans l’intention, les personnages qu’elle a joués l’ont indéniablement été pour les téléspectatrices. Dans les années 1990, aux Etats-Unis comme en Europe, les écoles de médecine et académies de police ont connu un “effet Scully” significatif. Le personnage de scientifique respectée a poussé de nombreuses jeunes filles à s’engager dans ces voies. “La télévision et les médias en général influencent la culture populaire. Les séries ont un réel impact sur les convictions des gens. Dans le cas de X-Files, ça a permis un changement de norme sociétale”, explique Madeline Di Nonno, PDG du Geena Davis Institute on Gender in Media, à nos collègues de Slate. Aujourd’hui encore, les gif des eye rolls de Dana Scully sont utilisés en masse par les féministes.
Quand Stella Gibson, la détective de “The Fall”, fait son apparition dans la petite lucarne, elle provoque un raz-de-marée critique auquel l’actrice la première ne s’attendait pas
Sans doute Margaret Thatcher ne suscitera guère de vocations politiques chez les abonnées Netflix de 2020, même si l’actrice ne nie pas le fait que ça ait pu être le cas par le passé : “Voir Margaret Thatcher accéder à cette position, je crois que ça a encouragé les jeunes femmes, ça leur a permis de croire qu’il y avait de l’espoir, qu’elles pouvaient avoir de grands rêves et arriver au pouvoir, quel qu’il soit.”
Quand Stella Gibson, la détective de The Fall, fait son apparition dans la petite lucarne, elle provoque un raz-de-marée critique auquel l’actrice la première ne s’attendait pas. The Fall peut esthétiser les féminicides (ce qui est pour le moins lassant), le mensuel The Atlantic lui décerne tout de même le prix du “plus féministe” des crime shows anglo-saxons. Car, non contente de montrer une experte en exercice, la série prend aussi le parti du female gaze. Ainsi, la flic corrige sans sourciller un collègue qualifiant une victime d’“innocente” : “Que se passera-t-il quand il tuera une prostituée ou s’attaquera à une femme qui rentre chez elle après un verre de trop ? Les médias aiment diviser les femmes en vierges et en vamps, en anges et en salopes, ne les encourageons pas.” Mais ce n’est pas ce qui a fait le plus couler d’encre.
L’aspect novateur de cette série réside aussi dans sa mise en scène d’un personnage de femme ouvertement bisexuelle, sans que ce détail ne soit au centre de l’intrigue – en 2013, ce n’était pas si courant à la télévision. Et si les concernées se sont senties enfin représentées, Gillian Anderson, elle, est tombée des nues : “C’était une part intéressante du personnage, oui, et ce n’était pas couramment représenté, d’accord, mais je ne comprends toujours pas pourquoi c’était la première question que les journalistes me posaient. C’était choquant qu’en 2013 – il y a si peu de temps – ce sujet-là ait été considéré comme révolutionnaire.”
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Conjuguer au féminin
L’actrice avait profité de cette promo pour rappeler qu’elle avait vécu des histoires avec des hommes comme avec des femmes. En 2016, alors qu’elle a toujours un pied dans les escarpins de Stella Gibson, elle coécrit même un manifeste, “We-The Manifesto for Women Everywhere”, dans lequel elle matraque le fait que l’ambition, la négociation ou le pouvoir se conjuguent au féminin et où elle lève le voile sur des questions cruciales mais boudées par les journalistes comme la préménopause.
“Féministe, je le suis depuis bien longtemps, mais c’est le battage autour de Stella Gibson qui m’a permis de réaliser combien il était important de parler à voix haute” Gillian Anderson
Dans le tout dernier épisode de cette saison de The Crown, une Margaret Thatcher amoindrie par la violence de son mandat entre dans un salon pour faire ses adieux à la reine. Contre toute attente, celle-ci lui tend la main : “Lors de mon couronnement, j’avais 25 ans et j’étais entourée de vieillards condescendants qui me disaient quoi faire. J’ai été choquée de la façon dont vous avez été forcée de quitter votre poste et je voulais vous offrir ma compassion, non seulement en tant que reine, mais aussi en tant que femme.” Un geste qui vient corriger une première rencontre où la question de la sororité avait été sèchement évincée par la Première ministre misogyne : “Les femmes ne sont pas faites pour les hautes fonctions”, avait-elle soufflé, contredisant la légitimité de son propre pouvoir.
A la question “Vous considérez-vous féministe ?”, Gillian Anderson répond : “Féministe, je le suis depuis bien longtemps, mais c’est le battage autour de Stella Gibson qui m’a permis de réaliser combien il était important de parler à voix haute. Je n’en avais pas honte, non, mais je crois que je n’avais pas encore pris le temps de réfléchir à ma place dans le monde”, explique-t-elle en cherchant ses mots. Si les choix de Gillian Anderson ne sont pas politiques, il faut croire que l’engagement l’a rattrapée.
The Crown saison 4 sur Netflix
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