Spin-off centré sur le parcours de Saul Goodman, l’excentrique avocat véreux de « Breaking Bad », avant les événements de la série-mère, « Better Call Saul » s’est, en trois saisons, doté d’une identité propre, entrelacs d’humour et de polar, d’ombre et de lumière. Sa troisième saison a placé son anti-héros, encore connu sous son identité réelle de Jimmy McGill, au bord de l’abîme, et l’a dévoilé plus touchant et fragile que jamais. (Spoilers)
Cet article comporte des spoilers sur la série Better Call Saul, particulièrement sa dernière saison.
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Monument télévisuel des années 2010, Breaking Bad, créé par le génial Vince Gilligan, avait entraîné les codes de la série dans un océan de noirceur. Arrosé en surface par le soleil de plomb de l’état du Nouveau Mexique, il se révélait peuplé en profondeur par les monstres les plus infâmes, de l’ex-prof de chimie re-converti en dealer sans âme au trafiquant sanguinaire. L’avocat véreux Saul Goodman s’était imposé dès la deuxième saison comme l’un de ses plus fascinants spécimens, poisson clown mi-bouffon mi-rapace, dont les méthodes douteuses profitaient à un joli cercle de malfrats. Annoncée dès la fin de Breaking Bad, Better Call Saul nous promettait de faire un saut dans le passé pour narrer comment James « Jimmy » McGill, un petit avocat sans envergure écrasé par son frère ainé, allait passer de la lumière de la justice à l’ombre de la loi.
Si l’ADN de son modèle suinte des pores de chaque épisode, il y est suffisamment distillé pour que le show se dote d’une identité propre, plus apaisée et appliquée, plus drôle aussi. Certaines faiblesses de Breaking Bad, comme le manque d’attention portée aux personnages secondaires ou les raccourcis psychologiques, y sont même rattrapées. La fin de la saison 2 nous laissait avec un Jimmy pris au piège par son frère Chuck, mais également sur le point d’ouvrir son propre cabinet en colocation avec son amie et amante Kim. Quand à Mike, ex-flic taciturne reconverti en homme de main, il fourrait son nez dans les affaires de deux trafiquants rivaux, quitte à se brûler les doigts.
Un subtil équilibre des genres
La troisième saison a su perpétuer l’équilibre fragile et audacieux entre les genres qui constitue l’un des points forts de la série depuis ses débuts. Son pan de comédie, porté en majeure partie par un Bob Odenkirk pétaradant, nous offre des séquences à la frontière du burlesque : il faut voir Jimmy, privé d’exercice de son métier d’avocat pendant un an, tenter de réaliser et de vendre des publicités télé avec l’aide d’une équipe d’étudiants bras-cassés, ou s’adonner au yoga sur chaise ou à la marche en supermarché pour amadouer les pensionnaires d’une maison de retraite.
De son côté, du moins en première partie de saison, Mike assure la part d’ombre et de polar, d’où émerge enfin la figure terrifiante et magnétique de Gustavo Fring, bad guy emblématique de Breaking Bad. En bisbille avec Don Hector Salamanca (qui n’est pas encore cloué à son fauteuil roulant), il finit par nouer un pacte avec le gérant de Los Pollos Hermanos, dont l’activité secrète de trafiquant de drogue est alors en pleine expansion. La figure stoïque et mutique de Mike croise également à de nombreuses reprises celle du jeune et fougueux Nacho, dont le rôle s’épaissit considérablement jusqu’à un climax scénaristique qui trouve sa sinistre résolution dans le dernier épisode.
Entre les deux facettes du show se tisse sa ligne judiciaire, qui se resserre durant cette saison sur l’affrontement fratricide entre Jimmy et Chuck. Alors que ce dernier lutte de plus en plus efficacement contre sa maladie mentale (il ne supporte pas l’électricité) et tente de faire tomber une fois pour toute son frère qui a trafiqué ses dossiers, le premier monte un plan machiavélique pour détruire totalement sa crédibilité aux yeux de ses pairs. Un ultime combat qui signe leur rupture définitive, et nous offre en mi-saison une grande scène de procès dans la plus pure tradition du genre.
Une identité cinématographique solide
Plus encore que dans les deux précédentes, cette troisième saison de Better Call Saul a déployé avec majesté son langage cinématographique désormais solide, fait de précision des dialogues, de décortication à l’extrême des situations et de rapport dilaté au temps. S’il est parfois trop porté sur le visuel et s’égare dans d’auto-regardantes fioritures illustratives, l’attention quasi-maniaque portée aux actions, même insignifiantes, de ses personnages, procure une jubilation réelle, et s’affirme comme une alternative originale aux dialogues pour transmettre leur psychologie.
https://youtu.be/Lr04qGKgrf4
Ainsi, l’entêté Mike passe des heures à démonter sa voiture pour y trouver un éventuel traceur caché, quand la vie morne d’une Kim qui se tue au travail offre sa dimension robotique dans une saisissante séquence de routine matinale qui n’a rien à envier à l’intro d’American Psycho. Le petit gangster Nacho joue la vie de son père, honnête garagiste, dans une tentative de troc de médicaments à la tension insoutenable, et Jimmy passe en quelques épisodes de la peinture appliquée du mur de ses nouveaux bureaux au ramassage de déchets auquel il est contraint en guise de travaux d’intérêt général. Chacune de ces séquences constitue un court-métrage en soi, un épisode dans l’épisode dans lequel les règles classiques de la mise en scène télévisuelle s’abolissent pour que s’ébatte en toute liberté la patte visuelle, virtuose et joueuse, des différents metteurs en scène.
Des trajectoires brisées
Malgré ses atours parfois légers et comiques, Better Call Saul reste une pure tragédie, dont on connait la fin inéluctable depuis quatre ans déjà. C’est une histoire de personnages entêtés à l’extrême, dont le fond de bonté est battu en brèche par les mauvais coups du sort, tordu par des fréquentations dangereuses, piétiné sous l’impératif de la nécessité. Mike fricote avec des gangsters de tous poils pour mettre sa belle fille et sa petite fille à l’abri du besoin, et peut-être aussi pour braver la mort de lui ôter une vie à laquelle il ne peut plus goûter depuis le décès de son fils. Nacho est réduit à devenir un assassin pour protéger la vie et l’innocence de son père.
Mais c’est Chuck McGill, qu’on a peiné à apprécier jusqu’ici, qui fait face de la manière la plus troublante à son destin. Mis à la porte de son propre cabinet, il hante sa maison sans lumière comme un aristocrate déchu, un avocat vampire abandonné de tous, et renonce à la lumière comme il renonce à la vie. Le dernier épisode se conclut sur une formidable séquence de destruction méthodique de sa maison aux airs d’ultime combat d’un cow boy solitaire rattrapé par le mal qui le ronge. Un dernier tour de piste glaçant et incandescent à la fois, avant le tomber de rideau final.
Quant à Jimmy, looser magnifique et tragique, il comprend peu à peu que sa part lumineuse sera inévitablement rongée par le mal. « A la fin, tu blesseras tous les gens qui t’entourent. Tu ne peux rien y faire.« , lui assène son frère lors de leur dernier échange. Si Jimmy ne peut rien bâtir, il ne peut que détruire. Il finira donc par se sacrifier pour le bien de ceux qu’il aime, au premier rang desquels figure Kim, la seule personne qui l’accepte entièrement et inconditionnellement. Et des larmes amères finiront par inonder le visage du clown.
https://youtu.be/O8vfckXAPJ8
Better Call Saul, saison 3, disponible sur Netflix.
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