Sortie sur Netflix il y a quelques jours, Fear City : New York contre la Mafia, est une mini-série documentaire en 3 épisodes, qui retrace la lutte du FBI entre les années 1970 et 1980 pour libérer la ville du joug des 5 « familles » italiennes.
On peut rentrer dans cette nouvelle série documentaire signée Netflix par le prisme du sentiment de l’un des enquêteurs qui a mis des membres de la mafia new-yorkaise sur écoute. Fusionnant fiction et réel, il dit dans la série : « écouter leur conversation, c’était comme lire un roman sur la pègre ». Fear City a précisément cette ambition esthétique, faire un documentaire à partir d’un matériau que l’on connaît déjà sous sa forme fictionnelle.
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Une galerie de personnages familiers
Fear City est filmé dans le format le plus fictionnel qui soit, c’est-à-dire en scope. Et les intervenants qui racontent le déroulement de l’intrigue ressemblent à de véritables icônes du cinéma : les agents du FBI et les mafieux, les gentils et les méchants. Et chacun d’entre eux est une déclinaison des stéréotypes bien connus. Il y a Fat Tony, toujours un cigare à la bouche, qui porte constamment un fedora, mange beaucoup, parle beaucoup et perd son tempérament facilement ; Tony « Ducks » Corallo, boss de la « Lucchese family » à laquelle les personnages de Robert de Niro, Ray Liotta et Joe Pesci appartiennent dans Les Affranchis (Goodfellas de Martin Scorsese, 1990) ; Paul Castellano, dit « Big Paulie », le boss des boss, qui s’habille et se comporte avec la classe d’un légitime « business man » ; Pat Marshall et Charlotte Lang, le duo de choc du FBI, sympathique et entreprenant ; Rudy Giuliani, le « Mob Buster » (chasseur de mafieux), avocat americano-italien qui est bien décidé à faire justice et venger ses grands-parents, de petits commerçants immigrés exploités par la mafia.
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Une série méta sur la mafia
Ainsi Fear City ne fait pas uniquement référence à une affaire et une époque précises, mais à tout un imaginaire lié à la représentation de la mafia au cinéma et dans les séries. La réussite de ce documentaire tient en effet à son aspect méta, extrêmement jouissif pour tous les fans de Scorsese, David Simon, ou bien les nostalgiques des grands films du genre, Le Parrain, Le Prince de New York ou encore French Connection. Le générique de la série, par exemple, ressemble à ceux de The Wire et The Deuce de David Simon. Pour l’ex-journaliste de Baltimore devenu le spécialiste des chroniques naturalistes de la vie sociale et politique américaine, le générique est l’occasion de résumer en images la matière documentaire à l’origine de ses fictions.
Dans celui de The Wire, des gros plans d’objets et de gestes nous racontent en 1 minute 30 comment procèdent à la fois la logistique d’un trafic de drogue et le travail des enquêteurs, le tout rythmé par l’entêtant gospel Way Down in the Hole que tous les fans connaissent par cœur. Celui de The Deuce (2017-2019) est un montage d’images d’archive des rues de New York et de films pornographiques de l’époque (les années 1970 dans les deux premières saisons, puis 1980 dans la dernière). Le générique de Fear City est également composé d’images d’archive, fondues les unes aux autres par des effets de surimpression et de juxtaposition, mais celles-ci sont retravaillées par des effets numériques d’incrustation de texte. On lit ainsi en transparence, par-dessus les images de nature documentaire, des extraits des transcriptions du FBI de leurs écoutes téléphoniques. Le titre soul, Hard Times du chanteur Baby Huey, finit de nous transporter dans ce passé recomposé : « Havin’ hard times in this crazy town / Havin’ hard times, there’s no love to be found ».
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Des scènes d’action
Bien que la mini-série soit constituée essentiellement d’interviews face caméra et de reconstitutions, la mise en scène ne laisse jamais l’impression d’assister à un reportage ni à une énumération de faits divers. Les intervenants sont ostensiblement filmés de façon à évoquer un univers particulier. Par exemple, Joe Cantamessa – « l’homme au sac noir », comme on désignait alors au FBI les agents sous couverture qui posaient des micros ou venaient à bout d’un verrou sans se faire démasquer – est présenté uniquement dans sa voiture. Celle-ci est garée sous un pont de New-York, cadrée de façon à ce que Joe nous apparaisse toujours dans une image excessivement cinématographique, et non simplement comme un monsieur à barbe blanche que l’on interrogerait chez lui ou sur un fond gris, 40 ans après les faits.
De sorte que lorsqu’il nous raconte minutieusement comment il a procédé à l’époque pour poser un micro dans la maison du parrain de la mafia new-yorkaise, il est déjà lui-même mis en scène dans un décor de cinéma. En parallèle, la reconstitution de l’action se présente sous la forme de véritables scènes d’action. On use de split-screens, de musique à suspense et d’une voix off descriptive, on mélange images d’archives et fictionnelles, on surdécoupe l’action en de multiples gros plans, et on monte le tout avec un rythme dynamique caractéristique des films de genre. Ces procédés permettent d’éviter les reconstitutions ronflantes ainsi que la simple illustration du témoignage de Joe en voix off. Grâce à ce travail de mise en scène de la parole, le retraité Joe Cantamessa incarne à lui seul de nombreux héros et rappelle des scènes d’anthologie du septième art. Son âge avancé ne contrevient pas à cet imaginaire puisqu’il est l’incarnation vivante des mafieux grisonnants de The Irishman de Scorsese.
Un documentaire sur le grand show capitaliste
Dans Fear City, nous retrouvons aussi bien l’influence de la saison 1 que de la saison 2 de The Wire. Cette série pionnière a en effet non seulement le même point de départ scénaristique que Fear City – la mise sur écoute des criminels – mais également le même développement s’intéressant successivement au même problème sous un angle nouveau. La série de David Simon en 5 saisons a cependant un caractère exhaustif, digne d’un essai historico-sociologique, que ces 3 épisodes de docufiction n’ont pas. Mais la série Netflix aborde tout de même la mafia du point de vue de la justice avec le combat des avocats de l’époque qui consistait à attaquer la mafia en tant qu’entreprise. Il y a également la description de la mainmise de la pègre dans l’industrie du bâtiment, du ciment et du béton, à une époque où les gratte-ciel à New York sortaient de terre à vitesse grand V. Ce début d’analyse des imbrications entre économie légale et illégale permet d’éclairer le twist de la série : la mafia fait partie intégrante de la croissance capitaliste des années 1980 (même Trump et sa tour en auraient profité). Donc la figure du mafieux n’est pas ce marginal des bas-fonds de la ville de NY, mais un golden-boy comme un autre, agent d’un capitalisme exacerbé comme l’est Leonardo Di Caprio dans Le Loup de Wall Street.
Une fiction pour mieux comprendre le mafieux
Fear City réaffirme l’idée que, malgré des objectifs divergents, mafieux et justiciers ont des us et coutumes, des codes d’honneur et une certaine idée de la dignité en commun. Le procureur à l’origine de la lutte judiciaire contre la mafia new-yorkaise, Rudolph Giuliani – maire de la ville de 1994 à 2001 -, l’avoue facilement : oui, étant donné ses origines, il aurait pu tout aussi bien tomber dans le monde de la pègre. D’un point de vue figuratif, la série documentaire est donc traversée par le thème du double, comme le sont Les Infiltrés de Scorsese. Malfrat ou pas, les différents intervenants expriment tous l’idée d’une grande communauté ou plutôt d’un « jeu » qui opposait gentils et méchants selon des règles communes. Les mafieux respectaient dans une certaine mesure ceux qui voulaient les mettre en prison car « ils font leur job » exactement comme eux font le leur.
https://youtu.be/u9qpFgAa52U
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Passionnante de bout en bout, Fear City exploite habillement l’imaginaire cinématographique et fictif du mafieux pour le reprojeter dans le réel et la forme documentaire.
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