La psychanalyse appelle “fantôme” la trace, dans l’inconscient du sujet, d’un secret de famille généralement ignoré mais qui se manifeste pourtant dans des troubles divers, des affections parfois violentes. Tout symptôme est d’une certaine façon un fantôme. Et l’inverse n’est pas moins vrai : tout fantôme est d’abord un symptôme. Ce savoir, le cinéma fantastique l’a depuis toujours – de façon plus ou moins intuitive. Mais peu d’œuvres ont aussi finement que The Haunting of Hill House joué sur l’ambivalence de ces monstres derrière la porte, prêts à se faufiler dans les chambres à coucher pour toiser les enfants dans leur lit dès la lumière éteinte. Dans quel régime de réalité se manifestent-t-ils ? La scène sur laquelle ils se produisent n’est-elle que l’inconscient de chaque membre d’une famille fortement toxique ? The Haunting of Hill House n’énonce-t-il pas qu’au fond, si on gratte un peu, toute histoire de famille est un film d’horreur ?
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[Attention, spoilers]
Les premiers épisodes de Haunting… (dont la saison 1 est disponible sur Netflix) adoptent le point de vue des cinq enfants de la famille Crane. Selon un procédé que la série moderne a beaucoup visité, les épisodes racontent les mêmes événements mais en distribuant les informations au compte-gouttes au gré de ce qu’en ont perçu chacun des enfants. Dès le premier épisode, celui dévolu au frère aîné, devenu un auteur à succès, on apprend que Nell, la cadette, est morte. Dans les épisodes suivants, ceux consacrés à ses sœurs, Shirley la thanatopractrice et Theodora la pédo-psychiatre, puis à son frère junkie, on découvre que Nell a choisi de retourner dans la maison de leur enfance. Là-même où ses nuits, enfant, étaient troublées par une apparition : celle d’une femme aux cheveux bruns jetés en avant, masquant son visage, la tête nettement inclinée vers sa droite. La petite Nell était la seule membre de sa famille à voir cette effrayante créature qu’elle nommait la Dame au cou tordu. Cette Dame au cou tordu est revenue plus tard dans la vie d’adulte de Nell. C’est elle qui lui est subitement apparue lorsque son jeune mari, quelques mois après leurs noces, a été foudroyé par un AVC. Tous les drames de sa vie d’enfant et d’adulte, Nell les a placés sous une seule responsabilité : celle de cet effrayant spectre qui la pourchasse, la persécute, active toutes ses insomnies et aurait même assassiné son époux.
A la fin d’un épisode exceptionnel de densité dramatique, le cinquième, celui de Nell, nous voyons la jeune femme, n’ayant plus rien à perdre, retourner affronter ses terreurs archaïques à Hill House, l’effrayant domaine gothique qui a massacré son enfance. Là, tandis que s’exacerbe autour d’elle un maelström de fantômes menaçants, elle choisit de mettre un terme à ces visions hideuses par la pendaison. Suspendue par la gorge à une corde, elle se jette dans la cage d’escalier. Lorsque son corps se stabilise dans le vide, sous l’effet du nœud coulant qui la retient, sa tête imprime un soudain mouvement vers la droite. En passant de vie à trépas, a-t-elle le temps d’effectuer dans sa tête l’opération mentale qui foudroie alors le spectateur hébété ? La Dame au cou tordu qui a infesté son enfance, c’était elle, à l’instant de sa mort. Ce fantôme ne venait pas du passé mais du futur. Il n’était pas la réincarnation d’un être disparu mais la pré-incarnation d’un être à disparaître. Ce qui l’a empêchée de vivre, c’est de se voir toujours déjà morte.
« Mulholland Drive » de David Lynch
Ce n’est bien sûr pas la première fois que l’on est foudroyé par une révélation de ce type : dans La Jetée (Chris Marker, 1962), un personnage était déjà obsédé par une vision d’enfant, celle d’un homme mystérieusement abattu à Orly par un coup de feu, et il lui faudra toute une vie pour comprendre que cet homme, c’était lui, échoué du futur. Dans Mulholland Drive aussi, Betty entrevoit un corps en putréfaction dont on comprendra qu’il est le sien (The H of HH fait d’ailleurs un clin d’œil au film de Lynch, le même “wake up” susurré à la condamnée au moment du twist fatal). L’idée bouleversante de la série est d’ajouter à cette vision un contrechamp. Tandis qu’elle meurt, une vision la transperce : non pas encore une fois la Dame au cou tordu, mais elle-même, à tous les âges de sa vie, effrayée par cette vision. Ce qu’elle voit, c’est toute sa vie du point de vue de son cauchemar d’enfant. Du point de vue de son devenir-morte.
Pourquoi ces visions en saccades nous terrassent-elles à ce point ? Parce que du point de vue de la fiction, de l’identification au personnage, la révélation est fracassante. Il faut donc toute une vie pour trouver la clé de ce qui nous empêche de vivre et lorsqu’on la tient, c’est trop tard. Mais aussi parce que ce subit contrechamp vient volenter le tabou absolu du pacte spectatoriel. Nell, toute sa vie, a été une spectatrice, celle terrorisée d’une apparition horrifique. Ce que brisent ces plans en avalanche sur elle se regardant, c’est bien la rampe qui nous sépare d’un écran. Et touche au plus fou des tabous : et si soudain le dispositif se retournait ? Et si soudain l’écran nous regardait ? Et que dans l’image, on se voyait en train de se voir ? Ou pire : et si l’on comprenait qu’il n’y a rien à voir dans les images, sinon soi-même, mort.
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