Il incarne le père de Mathieu Amalric dans la série L’Agent immobilier. Conversation avec ce rockeur féru de ballades, grand passeur de cinéma et ami intime de Christophe.
Son entourage avait multiplié les préventions. Très atteint par la disparition de son ami Christophe, il avait annulé plusieurs interviews. Et, de toute façon, il n’aimait pas du tout parler longtemps au téléphone. Il fallait donc ne pas compter sur un entretien-fleuve.
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C’est donc avec un léger trac et la peur de déranger qu’on attendait l’appel d’Eddy Mitchell, en se remémorant de façon un peu désordonnée toutes les images de lui sédimentées dans notre esprit. Celles qu’on n’a pas connues et qui nous ont été transmises par nos parents : le jeune homme excité à la banane, Eddie Cochran français, émule du rockabilly, Golf Drouot et Chaussettes Noires…
Puis celui qu’on a connu en direct : quadra à l’allure patinée, rockeur vintage rhabillé par les années 1980 (costumes fluides, vestes croisées), voix de velours posée sur des ballades raffinées (Le Cimetière des éléphants, Comme quand j’étais môme, Couleur menthe à l’eau…).
La transmission du cinéma
Et au-delà du chanteur, des images de cinéma : celles des films qu’il a interprétés, souvent avec pas mal de fantaisie (mais on mentirait en disant que beaucoup d’entre eux ont occupé une place de choix dans notre petite cinémathèque) et celles, surtout, des films qu’il a aimés, présentés, transmis. Puisque pour tou·tes ceux·celles qui ont grandi devant la télé des années 1980, le chanteur est devenu passeur, proposant tous les mardis soir un double programme de grands films américains classiques (le premier en VF, le deuxième en VO, et des Tex Avery entre les deux).
On énumérait en pensée tous les films qu’on avait vus pour la première fois à La Dernière Séance (La Mort aux trousses, La Terre des pharaons, Les Tueurs, L’Etrange Créature du lac noir, Rivière sans retour, Johnny Guitar, Sept Ans de réflexion, Winchester 73…), lorsque, un peu plus tôt que prévu, le téléphone sonne : Eddy Mitchell engage la conversation, très affable, assez laconique, un peu goguenard.
Il nous parle d’abord de L’Agent immobilier, dans lequel il interprète avec malice le père ingérable de Mathieu Amalric, vieux garnement redoutable qui fait les 400 coups dans son Ephad.
“J’ai pris beaucoup de plaisir à jouer ce personnage. Au premier abord, c’est un type très rigolo, qui désespère son fils en accumulant les conneries. Mais on découvre peu à peu qu’il traîne des choses très douloureuses. Le scénario est très riche, très profond. Et puis, j’étais content de jouer le père de Mathieu Amalric. Même si je ne vois pas énormément de films français, je l’avais quand même vu quelques fois, et j’aime beaucoup Tournée qu’il a réalisé.” Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne voit pas de films français, il se déclare désespéré par « toutes ces comédies pas très drôles ».
« On m’a rarement proposé des rôles graves »
Des comédies, il en a pourtant tourné un certain nombre. Certaines à très grands succès (Le bonheur est dans le pré). Etrangement, le cinéma français (y compris L’Agent immobilier) a fixé de lui une image de personnage exubérant, un peu cinglé, ou un peu cynique, presque toujours sur le registre comique. « C’est vrai qu’on m’a rarement proposé des rôles graves. C’est quand même arrivé : Un printemps à Paris de Jacques Bral, un film noir où je joue un gangster qui sort de prison. C’est un film assez âpre, très sombre, mais il n’a pas du tout marché.«
Le film qui l’impose comme comédien est Coup de torchon de Bertrand Tavernier en 1981, adapté d’un roman noir de Jim Thompson. Et déjà Tavernier avait tiré son personnage vers la comédie. « Dans le film comme dans le roman, mon personnage était un débile total. Mais dans le roman, il est plus dangereux, violent, criminel. Tavernier en a fait un personnage plus drôle. C’était très excitant pour moi de jouer dans Coup de torchon avec tous ces acteurs·trices que j’admirais : Huppert, Noiret, Marielle, Audran… »
Quand on lui demande s’il se sent à égalité chanteur et acteur, il rétorque instantanément : « Non, bien sûr, je me sens d’abord chanteur. Acteur, ça vient après. J’ai tourné quelques films de merde dans les années 1960, qui exploitaient la mode yéyé. J’ai pensé après que le cinéma n’était pas pour moi. Mais depuis Coup de torchon, donc pendant presque quarante ans, j’ai tourné très régulièrement en y prenant beaucoup de plaisir. »
« Cette saloperie de pandémie nous fait crever comme des chiens »
Son prochain projet, c’est un nouvel album, mais le confinement en retarde la réalisation. Dans le précédent, La Même Tribu, il avait convié plusieurs artistes de différentes générations à interpréter ses standards à ses côtés. Pour Un portrait de Norman Rockwell, il avait invité un autre fanatique de l’americana, Christophe.
On l’interroge sur le chagrin de cette disparition. Il confie que le plus terrible est qu’il « est mort à Brest, sans cérémonie, sans personne. C’est affreux d’imaginer ça. Cette saloperie de pandémie nous fait crever comme des chiens. » Il se souvient d’une complicité nouée sur plusieurs décennies.
« Nous partagions la passion du cinéma, le goût pour les années 1950, pour certaines actrices, certains films… Et surtout le goût de la collection de films. Nous aimions tous les deux la pellicule. Je me souviens dans les années 1970-80, quand j’arrivais chez lui les bras chargés de films… »
On lui demande s’il admirait sa musique. « J’admirais beaucoup ses grandes chansons : Les Mots bleus, Les Paradis perdus, Señorita… J’aimais moins quand il partait dans ses délires, le doigt appuyé sur le clavier de ses machines à chercher je ne sais quel son… C’était trop expérimental pour moi, j’avais du mal à suivre. Mais oui, je l’aimais et je l’admirais. Comme artiste et comme personne.«
Pour terminer, on ne résiste pas à lui poser les questions qu’on a sur le bout de la langue depuis l’adolescence et que, sous le sobriquet de « Monsieur Eddy », il nous faisait découvrir Hollywood. « Vous êtes plutôt Ford ou Hawks, en matière de western ? », s’entend-on lui dire.
“Ah, écoutez, je dois vous dire que John Ford, au fond, c’est pas mon truc. Le côté solennel, hyper-patriotique, ‘vive la cavalerie’, ça me gonfle. Même si j’aime beaucoup La Prisonnière du désert. Je préfère les westerns de Hawks. Rio Bravo, La Rivière rouge, La Captive aux yeux clairs sont des films magnifiques. Mais mon goût va vers des formes plus modestes. Ce que je préfère, c’est la série B, les westerns avec Audie Murphy, les premiers Peckinpah, Randolph Scott… C’est ça qui a forgé mon goût pour le cinéma et c’est toujours ce que je préfère.”
Sur cette déclaration manifeste, on choisit de clore notre conversation. Et le rideau sur l’écran est tombé.
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