Elles avaient tout pour se plaire : des histoires à raconter, des rendez-vous réguliers, une manière de scruter le quotidien et l’intime. Pourtant, rares sont les séries à avoir donné leur juste place à la psychanalyse et ses pratiques. Décryptage.
“J’ai 45 ans, je suis grosse, je suis une gouine qui n’a rien fait de sa vie, c’est ça mon identité ?” Dans le cabinet de sa psy, une patiente s’agite, en pleine crise. Elle annonce qu’elle mettra fin à ses jours si son moral ne s’améliore pas. Son besoin de parler paraît immense. Le monologue se poursuit tandis qu’en face d’elle la thérapeute ne répond rien. “Vous voyez ce que je veux dire ?”
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Sur cette question, le flot de mots s’épuise et un silence s’installe. Un silence qui dure. Un gros plan sur le visage livide et la bouche ouverte de la destinataire coupe le suspense : si la psy ne répond pas, c’est parce qu’elle est morte, de sa belle mort pourrait-on dire, en pleine session. Morte sans crier gare. Débrouillez-vous avec mon silence, il se pourrait qu’il soit infini.
Cette scène, qui ouvre la merveilleuse série queer Work in Progress (2019), joue avec une force comique imparable avec le mythe lacanien du·de la psy quasi mutique, celui ou celle qui doit faire “accoucher” la personne qui parle de ses nœuds intérieurs. Mais le gag dit aussi la difficulté d’un dialogue, la rencontre complexe entre deux pratiques : la psychanalyse (ainsi que l’ensemble des psychothérapies) et l’art de raconter des histoires en série. Quelque chose grince souvent, alors même que l’idée du rendez-vous et de la régularité, commune aux deux, aurait pu favoriser un rapprochement naturel.
Rôles secondaires
En thérapie propose pour la première fois en France un analyste en tant que personnage principal d’une série. Pour un art censé inspecter le quotidien et l’intime, il semble étrange que cela se produise aussi tard. Pour une nation passionnée par les psys, ça l’est encore plus. Il y a quinze ans, l’israélienne BeTipul dont elle est adaptée faisait office de pionnière dans son pays. Remakée vingt fois aux quatre coins du monde depuis, la création de Hagai Levi, Ori Sivan et Nir Bergman, constituée uniquement de séances in extenso, ressemble à un arbre majestueux qui cache la forêt.
Si les personnages de psys sont légion dans les séries depuis au moins M.A.S.H. – diffusée durant toutes les seventies – et son médecin militaire bienveillant au chevet des traumatisés de la guerre de Corée, ils et elles ont presque toujours occupé des rôles secondaires. Seule la méconnue série animée Dr. Katz (1995-2002) et une autre très confidentielle nommée Shrink (2017) ont fait exception.
On retrouve de plus en plus de psys dans les séries intéressées par les questions contemporaines liées aux maladies mentales et aux violences subies, comme pour souligner l’importance cruciale de ces expériences aujourd’hui
Souvent, les psys font office de catalyseurs de fiction, de pont entre les héros·oïnes et nous, mais n’ont que rarement droit à un statut de personnages au long cours. Parfois, il·elles incarnent même une image repoussoir de l’autorité patriarcale éculée. Dans Mad Men, on se souvient que l’analyste de Betty Draper était d’abord un “espion” au service de son mari. A contrario, on retrouve de plus en plus de psys dans les séries intéressées par les questions contemporaines liées aux maladies mentales et aux violences subies, comme pour souligner l’importance cruciale de ces expériences aujourd’hui.
Dans Unbelievable (2019) grande mini-série sur le viol, une psychiatre aide une jeune victime à évoquer son agression. Crazy Ex-Girlfriend, Insecure, My Mad Fat Diary, You’re the Worst, Broad City, Atypical, HP, Mental, 13 Reasons Why, Big Little Lies et d’autres ont mis en avant des psys au chevet de personnages souffrants. Mis en ligne fin janvier, l’épisode spécial d’Euphoria consacré à l’ado transgenre Jules montre cette dernière face à une psy qui l’accompagne dans son désir d’arrêter son traitement hormonal. On retrouve une figure de l’écoute et du relais, sans grand relief néanmoins.
“Deux personnes qui se parlent dans une pièce”
De mémoire récente, la scène la plus forte entre thérapeute et patient·e concerne Randall, le père de famille adopté de l’inégalable This Is Us. Dans le deuxième épisode de l’actuelle saison 5, il appelle sa psy, interprétée par Pamela Adlon, pour mettre fin à leur relation. Depuis sa voiture, Randall explique son choix : “Il y a des choses qu’il m’est difficile d’aborder avec vous. Et ça ne m’aide pas à aller mieux. […] Je vais chercher un·e thérapeute noir·e.”
La décision de cet homme noir n’a rien d’anodin à un moment où la série de Dan Fogelman prend à bras-le-corps les thématiques raciales qui agitent l’Amérique. La séquence se révèle aussi extrêmement juste dans sa manière de prendre en compte les demandes de plus en plus pressantes de personnes racisées et/ou LGBTQ+ d’être traitées par des psys dont l’expérience de vie croise la leur.
Cette question, En thérapie ne se la pose guère, avec sa figure très classique de l’analyste blanc d’une bonne cinquantaine d’années. Un analyste qui reçoit ses patient·es en face à face, comme dans toutes les représentations sérielles. Car le divan incarne un tabou. Sans doute parce qu’il coupe la ligne du regard qui fait l’essence de la télévision.
On s’attache souvent à étudier le transfert, l’évolution de la relation patient·e-psy et comment la frontière symbolique entre les deux constitue un terreau de lutte et de drame
Comme le disait le brillant scénariste John McNamara dans les années 2000 : “Une série, ce sont d’abord deux personnes qui se parlent dans une pièce.” Imaginer un échange obstrué paraît insurmontable. En revanche, dans la foulée de BeTipul et In Treatment, la série d’Arte innove en faisant des séances sa matière unique. Ici, on ne sort jamais du cabinet de Philippe Dayan, où le champ-contrechamp constitue la première et quasi unique figure stylistique possible.
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La rencontre entre une forme télévisuelle épurée et le dispositif de la cure produit un effet assez marquant sur la durée – ne pas s’arrêter au caractère un peu statique, voire forcé des premiers épisodes. En thérapie nous rappelle que, dans les deux domaines, le temps produit son œuvre, ce qui la rend déjà singulière dans le contexte français. Elle éclaire aussi l’angle fictionnel principal que choisit la télévision pour évoquer les psys. A partir du moment où il est question de faire du·de la thérapeute un personnage, on s’attache souvent à étudier le transfert, l’évolution de la relation patient·e-psy et comment la frontière symbolique entre les deux constitue un terreau de lutte et de drame. Au fond, il n’y aurait pas d’autre histoire à raconter, au risque de buter contre l’infilmable.
La patiente chirurgienne, incarnée par Mélanie Thierry, avoue clairement son amour pour Dayan. Les autres, à leur façon, tentent de franchir la ligne jaune imaginaire qui les sépare de l’homme assis en face. Ce jeu du chat et de la souris n’a rien de foncièrement original et dit l’incapacité pour la plupart des séries (et des films, d’ailleurs) d’entrer dans le cœur de l’expérience analytique, qui repose largement sur les non-dits et l’inconscient au travail.
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Malgré tout, l’insistance dont fait preuve En thérapie pour tenir sa ligne narrative centrale – qui va dépasser la limite et comment ? – produit une petite musique qui aide à entrer aussi finement que possible dans le point de vue des multiples personnages. Ici, la thérapie se révèle finalement collective, à l’échelle d’un pays meurtri – hier par le 13 Novembre, aujourd’hui par la pandémie.
Une relation qui enfreint toutes les règles
La question du transfert et des limites agit comme un trope que l’on retrouve un peu partout, grossièrement parfois (la psy intrusive et psychopathe de Gypsy en 2017) ou avec beaucoup plus d’originalité dans la sitcom années 1990 Frasier, où le personnage principal est un psychiatre médiatique. Un beau matin, il reçoit dans son cabinet privé une patiente très attirante alors qu’un tic nerveux et des soucis gastriques lui donnent l’allure d’un pervers. Elle lui raconte ses déboires avec les hommes qui ne veulent que du sexe ; il finit par tomber pantalon baissé sur sa patiente qui s’est allongée. Et part en courant.
Une telle frontalité dans la démonstration burlesque des enjeux de la cure n’a jamais été la méthode des Soprano, qui peut pourtant être considérée encore aujourd’hui, vingt-deux ans après ses débuts, comme la plus fine représentation de la psychothérapie dans une série. Déjà parce que la question s’inscrit dans son pitch : suivre l’existence d’un chef mafieux (James Gandolfini) qui consulte une psy à la suite d’attaques de panique.
Le créateur David Chase a fondé cet extraordinaire personnage sur sa propre analyste. Dès le premier épisode, le Dr. Melfi (Lorraine Bracco) est présente, jusqu’à l’avant-dernier six saisons plus tard. Pour une fois, le temps de la thérapie s’inscrit dans le temps réel de la diffusion d’une série. Une relation profonde unit les deux, souvent passionnelle, qui enfreint toutes les règles : Tony essaie d’embrasser Melfi, elle doit déménager provisoirement à cause de lui…
On reste frappé aujourd’hui à la fois par la beauté des échanges entre les deux personnages au fil des quatre-vingt-six épisodes et la façon dont la psychanalyse se libère ici du cabinet de psy pour s’intégrer à d’autres géographies et d’autres strates dramaturgiques – comme chez Lynch ou Buñuel. Le rêve devient un mode de récit comme un autre dans Les Soprano, accessible à tout le monde, y compris à la psy elle-même après un viol. Tony lui explique qu’il rêve d’elle, mais c’est elle que l’on voit rêver de lui, incarné par un chien. Tout est réversible, dynamique, mystérieux.
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Dans l’un des derniers épisodes, Tony s’alarme du fait que son fils ait tenté de se suicider car il lui aurait transmis ses “gènes pourris”. La scène est poignante. Le mafieux s’agite quand la réponse de sa psy ne lui convient pas : “Je déteste votre putain de système […]. Cette thérapie est une branlette.” Lors de leur ultime entrevue, c’est Melfi qui montre littéralement la porte à son patient, après avoir dîné avec des collègues – dont son propre analyste, joué par Peter Bogdanovich – qui ont expliqué à quel point soigner un criminel peut aider celui-ci à devenir… un meilleur criminel.
La cure se termine, certes sur un constat d’échec, mais elle se termine quand même. A voir le dénuement de Tony face à cette rupture (“On a fait des progrès ! Ça dure depuis sept ans”), on se dit que le cœur battant des Soprano est révélé : l’impossibilité pour certaines personnes d’accepter le mot fin. La terreur enfantine du noir ultime. La célèbre scène finale de la série, entièrement construite comme un songe de peur et de paranoïa, ne fera que le confirmer, comme si elle enregistrait le dernier rendez-vous de Tony Soprano avec son inconscient, avec un écran noir et le silence comme destination.
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