Après avoir dominé l’imaginaire culturel planétaire des années 2010, la série s’achève le mois prochain dans une ferveur proche de celle suscitée par la Coupe du monde de football. Mais dans sa facture comme dans sa réception, n’appartient-elle pas déjà au passé ?
Le 19 mai prochain, le monde aura les yeux braqués sur toutes sortes d’écrans pour savoir – ou pas – qui finira, au terme des 73 épisodes de la série, sur le Trône de fer, à moins qu’une apocalypse n’emporte tous les personnages qui ont survécu jusqu’ici. Le même jour, nous serons également à la fin du premier week-end du Festival de Cannes, traditionnellement le plus suivi médiatiquement.
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Un hasard ? Peut-être. Une réprimande symbolique de la part de la toute-puissante HBO, qui diffuse depuis le printemps 2011 cette adaptation des romans fantasy de George R. R. Martin ? On n’ose pas complètement l’imaginer, mais nous sommes face à deux entités qui ne communiquent pas. En mai 2018, le délégué général cannois Thierry Frémaux avait suscité l’ire sériephile avec plusieurs déclarations.
“Les séries, c’est industriel ; le cinéma, c’est de la poésie”, avait-il expliqué, avant de pointer nommément Game of Thrones (GoT) du doigt : “Tout le monde en parle, mais personne n’est capable de citer le moindre réalisateur.”
Les showrunners David Benioff et D. B. Weiss (forces créatives principales de la série auxquelles les réalisateur.rice.s sont dévoué.e.s) ont sans doute entendu la pique, mais n’ont renvoyé aucun uppercut. Ils étaient largement occupés à imaginer et fabriquer les six derniers épisodes de la saga, dont certains durent jusqu’à quatre-vingts minutes et devraient être vus par des dizaines de millions de paires d’yeux frétillants.
Douze mois plus tard, voilà le duo à la tête de l’événement culturel le plus important de l’année, capable d’intéresser à peu près toute la planète, des fans de séries purs et durs à celles et ceux qui ne regardent que GoT comme on jetterait un œil à la finale de Coupe du monde, des lecteur.rice.s de George R. R. Martin aux hommes et femmes politiques de tous bords, sans compter ce que la Terre compte de profs de géopolitique, de spécialistes de la représentation du genre et des violences sexuelles, de philosophes pop, etc.
Une série totale
C’est la première évidence concernant Game of Thrones : elle n’a pas usurpé son titre de série totale, à la fois symbole d’une époque et incarnation d’une forme artistique dans cette époque. Il semble logique, au bout du compte, que ce mastodonte narratif et visuel ne s’embarrasse pas d’adapter son calendrier à un festival de cinéma, fût-il le plus grand et le plus beau.
Depuis ses débuts, cette série plus chère que toutes les autres s’est avancée sans complexe, imposant son ambition, alors que les films capables de définir le présent tout en touchant un public large sont devenus rarissimes. Elle a au passage accompli ce que Peter Jackson avait touché du doigt avec Le Seigneur des anneaux – une saga sérielle foisonnante et spectaculaire – en profitant des avancées technologiques décisives dans le domaine des effets spéciaux.
D’une certaine manière, GoT a poussé tous les curseurs un peu plus loin. Elle s’y sentait autorisée, comme si plus rien ne paraissait interdit aux séries. Son règne, qui a traversé les années 2010, aura coïncidé avec la domination du genre sur les imaginaires et son accès définitif à la culture de masse.
Une domination vorace, débridée, doublée d’un désir de conquête assez proche, au fond, des pulsions que met en scène la série. En plus de raconter notre monde violent marqué par le terrorisme et la guerre, Game of Thrones a donc illustré l’expansion folle de ce qu’on n’ose plus appeler le “petit écran”. Fast and furious.
L’avènement de la “peak TV”
Quand GoT est arrivée sur HBO en avril 2011, un peu plus de 200 séries étaient produites chaque année aux Etats-Unis. En 2014, il y en avait déjà 376. L’année dernière, 495 séries sont sorties des canaux de diffusion américains, principalement à cause de l’arrivée des plateformes de streaming, mais pas seulement.
Ces chiffres dingues ont donné au patron de la chaîne FX, John Landgraf, l’idée de nommer la période que nous traversons “Peak TV” (en anglais, peak signifie “sommet”), ce moment où il est devenu humainement impossible de tout voir. L’épuisement guette, mais Game of Thrones a vécu ces soubresauts non seulement en conservant son statut, mais en le confortant au fil des ans malgré une concurrence accrue. De ce point de vue, elle a clos un moment historique venu de très loin. Il n’y aura pas d’autre Game of Thrones, cette insaisissable exception.
En termes d’excitation et d’écho collectif, quelle série peut prétendre occuper la même place dans les années à venir ? Absolument aucune, même si on attend le prequel de GoT avec Naomi Watts, dont le pilote doit être tourné cet été, ou encore Watchmen, confiée à Damon Lindelof. C’est bien la fin d’un monde qui nous attend le 19 mai et les quelques jours suivants.
Stranger Things crée une exaltation quand Netflix met en ligne une nouvelle saison – la prochaine débarquera le 4 juillet prochain –, mais le fait que tous les épisodes soient visibles immédiatement réduit considérablement les possibilités qu’elle s’imprègne de façon durable et répétée. Game of Thrones, elle, va mobiliser l’attention pendant plus d’un mois.
Elle profite de la formule ancienne de la télévision “linéaire”, liée à l’exigence d’une grille de programmes et d’horaires fixes, qui a fait ses preuves et bouge encore. Elle fait partie de ces événements, que l’on compte désormais sur les doigts d’une main, capables de réunir en direct une bonne partie de l’humanité et d’enclencher des conversations enflammées, à propos du moindre bout de dialogue – ou de la moindre tête coupée.
C’est ce que l’Amérique a appelé il y a longtemps le watercooler effect (en France, on dirait plutôt “l’effet machine à café”) transféré désormais sur les réseaux sociaux : un forum informel sur lequel une bonne part de l’histoire de la télé s’est appuyée pour éprouver la popularité de ses programmes.
Le moment de communion solennelle autour d’une histoire, d’autant plus fort s’il est lié à la fin d’une série, connaît ce printemps ses derniers feux
De Dallas à Happy Days, de Friends à Lost, le moment de communion solennelle autour d’une histoire, d’autant plus fort s’il est lié à la fin d’une série – un événement toujours traumatique – connaît ce printemps ses derniers feux. Ce n’est pas seulement la saga de familles rivales et de luttes fratricides qui se joue dans le sprint final de Game of Thrones, mais une certaine idée de notre rapport collectif aux fictions.
Tel est le paradoxe d’une série démesurée : elle a créé les conditions pour rendre moins importante sa matière propre que l’effet d’entraînement général qu’elle provoque. On se souviendra d’images de Game of Thrones, de moments de bravoure sanguinolents ou simplement cruels, du slogan de la décennie (“ Winter Is Coming”), peut-être moins de frétillements intimes liés à sa vision. Ce n’est en rien un hasard.
“Game of Thrones” a signé la fin du reigne des séries d’auteur
Du point de vue esthétique, les années 2000 avaient consacré le règne des séries dites d’auteur, qui embrassaient des mondes ultrapersonnels centrés sur des familles classiques ou choisies : The Sopranos et Six Feet Under, exemplairement, mais aussi The Wire, Friday Night Lights ou Mad Men. Transparent, récemment, a tout autant critiqué les personnages masculins dominants issus de la plupart de ces chefs-d’œuvre que poursuivi l’idée qu’une série peut être identifiée avant tout en fonction de la personne qui la crée – en l’occurrence, Jill Soloway.
Game of Thrones a beau avoir fait des familles le socle de son récit, déceler une seule voix claire et nette qui s’exprime à travers cette série ressemble à une gageure. Nous sommes face à une hydre fictionnelle à deux voire trois têtes, entre le duo de showrunners Benioff/Weiss et George R. R. Martin.
Le but des uns et de l’autre a été d’abord de garder une direction cohérente dans la somme d’histoires qu’il était possible de raconter. Même si les ambitions de GoT sont énormes (notamment du point de vue politique, à une époque où les démocraties paraissent secouées), difficile de repérer un cœur qui bat dans ce brouhaha épique.
En filmant une prolifération totale de récits – au point que la série a longtemps donné le sentiment qu’il fallait prendre des notes en la regardant… –, GoT s’est clairement détachée de la décennie précédente, comprenant que le temps était venu de proposer une toile fictionnelle à la hauteur de la complexité contemporaine, en multipliant non seulement les personnages mais aussi les lieux, les styles, les enjeux.
Cette volonté louable mais parfois pesante a en quelque sorte saturé le médium dont elle est issue, poussant aussi loin que possible l’identité artistique propre aux séries : une narration qui se nourrit d’elle-même, entretenant un cycle d’autodévoration et de recréation du récit.
Un emblème et un prototype inimitable
Cette version blockbuster d’une forme ancienne n’est pas forcément celle dans laquelle se projettent les séries importantes apparues récemment. Certaines revendiquent une approche plus modeste dans la forme : Atlanta et ses épisodes sans lien évident entre eux, étrangement rythmés, délestés des règles avérées sur l’évolution d’une intrigue ; la merveilleuse Fleabag, qui twiste les conventions de l’autofiction pour les faire voyager vers le conte moral, autour d’une héroïne à la recherche d’un lien avec celles et ceux qui la regardent…
D’autres se montrent beaucoup plus barrées que GoT dans leur vision de ce que peuvent devenir des personnages et des scénarios. On pense à la surnaturelle The OA, dont la deuxième saison a été mise en ligne sur Netflix il y a un mois, avec le désir d’interroger le rapport collectif et personnel que nous entretenons à nos identités et à nos histoires. Ses créateurs allumés Brit Marling et Zal Batmanglij affirment ne faire “ni du cinéma ni de la télé”, mais ce qu’ils appellent la “forme longue”.
Game of Thrones ne sera pas la dernière des séries (This Is Us existe, comme toutes celles qui nous surprendront ensuite), mais elle restera à la fois comme un emblème et un prototype à la carrosserie inimitable. Avec ses limites.
La vraie matrice d’une révolution se situe peut-être davantage du côté de Twin Peaks, dont le retour en 2017, quoique discret en termes d’audience, a transmis l’idée que tout était possible : la fin des histoires linéaires et des épisodes de séries tels que nous les connaissons, mais aussi la possibilité d’une liberté en dehors de toutes les définitions, dans laquelle il est jouissif de s’engouffrer.
L’œuvre de David Lynch n’a pas plus de descendance directe que Game of Thrones, mais elle semble infuser comme aucune autre un esprit d’utopie. En deux ans, de 2017 (Twin Peaks: The Return) à 2019 (la fin de Game of Thrones), un médium est donc tombé sur la tête. Comment ne pas être impatient.e de savoir comment il se relèvera ?
Game of Thrones saison finale Sur OCS City et OCS Go
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