L’Agent immobilier, Le Bureau des légendes, Serre-moi fort (son prochain film comme réalisateur) : Mathieu Amalric se déploie sur tous les fronts avec cette énergie qui n’appartient qu’à lui. Entretien au long cours sur son rapport à ses métiers, ses choix et ses emballements, et enfin sur la situation particulière que nous traversons.
Mathieu Amalric — Les gens vont encore croire que je suis un bon acteur ! Parce que les rôles dans Le Bureau des légendes et dans L’Agent immobilier sont tellement opposés, on va croire que je peux tout faire (rires). D’un côté, j’ai dû aller à fond dans l’intériorité et de l’autre, faire le chien fou. Les deux séries n’ont d’ailleurs pas grand-chose à voir. Le Bureau des légendes, c’est vraiment un récit au long cours, avec des strates de temps complexes, une mémoire du spectateur qui court sur plusieurs années.
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L’Agent immobilier, j’en parle plutôt comme d’un film. C’est un long film découpé en quatre parties, qui feuilletonne donc un peu, mais c’est très différent du BDL en termes d’étendue de la toile narrative. Le point commun entre l’un et l’autre, c’est un mélange d’extrême rigueur dans l’écriture et la capacité qu’ont Eric Rochant ou Etgar Keret et Shira Geffen de nous faire décoller dans un univers un peu échevelé et extrêmement habité. J’ai eu l’impression de rentrer dans deux mondes.
Est-ce que L’Agent immobilier est adapté d’une nouvelle en particulier d’Etgar Keret ?
Ah non, pas du tout. C’est un scénario totalement original, mais dans lequel on retrouve un certain nombre de ses marottes d’écrivain : le poisson rouge magique qu’on avait déjà croisé dans ses nouvelles, par exemple. Par ma mère, Nicole Zand, qui était critique littéraire au Monde, j’ai eu la chance de découvrir les écrits de Keret à la fin du siècle dernier. Je suis tombé très amoureux de ses nouvelles qui en trois pages t’embarquent dans un truc où tu ne sais même pas par quoi tu es passé.
La vie quotidienne a basculé dans un univers de pulsions d’une sauvagerie furieuse, et où tout se chevauche. Avec Shira (Geffen), Etgar a construit ici quelque chose d’un peu plus vaste que ses nouvelles, souvent très ramassées.
Cet univers, où les temps se mélangent, où le fantasme paraît s’immiscer dans le réel, semble en même temps très construit…
Absolument. Le délire d’Etgar et Shira est aussi précisément construit que toutes les arches narratives du Bureau des légendes. J’adore, par exemple, dans L’Agent immobilier, la circulation de toutes les choses qu’on répare : la tirelire cochon, l’aquarium, la robe déchirée… Cette marche disjointe sur laquelle il trébuche et comprend finalement pourquoi… Et puis l’ultime réparation, l’étreinte avec la mère. On touche à un truc un peu proustien. Mais avec une mère qui ne sait pas que c’est son fils. C’est assez fou. Et tout ça dans une forme burlesque, à la fois très physique et mentale, très obsédante.
Dans une intrigue aussi étrange, fantasque, est-ce que tu avances avec un sens que tu explicites pour toi-même ? Est-ce que tu te dis : « Ah d’accord, cet immeuble, c’est un cerveau humain. Le poisson rouge qui parle, c’est son surmoi, ou son psy… » ?
Ben non… Ça, c’est un plaisir de spectateur. J’ai pu me formuler ce genre de remarques quand j’ai découvert le film avec eux. Malgré tout, quand j’ai lu le scénario, je leur ai demandé s’ils connaissaient les peintures de Sam Szafran. Ils ne connaissaient pas et je leur ai passé un livre. C’est assez magnifique. Il a beaucoup dessiné des cages d’escalier parisiennes. Ça donne quelque chose de proche de ce que tu dis, une sorte de cerveau humain. Les rampes s’enroulent comme des membranes, des lianes ou des racines qui entrent dans du passé…
Mais quand je joue, je mets en veilleuse mes interprétations. Je ne dis pas qu’il faut forcément être bête, mais il faut pourtant l’être un peu, dans le bon sens du terme (rires), pour toucher à une forme d’inconscience… Moi, je fournis surtout un travail très scolaire sur le texte. Je le lis et le relis jusqu’à être imprégné de tous ses thèmes sous-marins. Ça me permet d’être surpris au moment de la prise, de n’avoir plus grand-chose à faire sinon libérer un truc très pulsionnel, comme dans cette scène où je croyais que mon père était mort, et que je le retrouve. Je l’étreins et le tape.
“Eddy Mitchell a construit ma cinéphilie”
Tu connaissais Eddy Mitchell ?
Je peux dire que je le connaissais. Comme Patrick Brion, Claude-Jean Philippe, Anne Andreu, André S. Labarthe, Claude Ventura, il m’a fait découvrir le cinéma à la télévision. Il a construit ma cinéphilie. Mais je ne l’avais jamais rencontré. Ça a été une sacrée rencontre. Il dégage une très grande quiétude. Il me fait penser aux personnages du roman d’Albert Cossery, Les Fainéants dans la vallée fertile. Il a une façon tranquille d’être là, d’être bien, de ne pas se prendre le chou, qui est de la pure sagesse.
Et puis il y a sa douceur. Quand on lui parle, qu’on l’écoute, on a à l’oreille ses chansons, qui en fait sont des berceuses… C’est une autre relation à la masculinité que Johnny ou Dutronc, Eddy… Il a quelque chose de tellement maternel ! Il ne va pas supporter que je dise ça… (rires). Ou en fait si, il va très bien le prendre. Mais je le vois comme un doudou, Eddy. On a envie de plonger dans ses bras.
Dans L’Agent immobilier, ton personnage va croiser l’enfant qu’il a été. Et dans Le Bureau des légendes, il y a, dans l’épisode 6, une autre confrontation avec une forme ancienne de toi : un flash-back vingt-cinq ans plus tôt où tu es numériquement dé-âgé et retrouve l’apparence de tes 25 ans. Comment joue-t-on en sachant que tout va être transformé par des effets spéciaux ?
Ah, c’est une drôle d’expérience. Je n’ai pas vu l’épisode fini. Juste deux ou trois plans qu’ils avaient retravaillés, et déjà j’étais sur le cul. C’était vraiment très troublant de jouer une scène aujourd’hui et de la voir in fine interprétée par celui que j’étais dans Comment je me suis disputé de Desplechin.
Sur le tournage, c’est assez drôle. Je jouais face à Gérard Watkins, qui est un copain depuis toujours et a mon âge, mais je devais faire comme si j’avais vingt-cinq ans de moins que lui. J’avais des points noirs sur le visage. Et il y avait une autre prise où un jeune homme faisait les mêmes déplacements que moi, mais sans jouer. Ils prennent la matière de la peau du jeune et la mettent sur toi. C’est vraiment dingue.
Mais même si tu sais que les machines vont tout faire ensuite, est-ce que toi tu joues la jeunesse ?
Ah oui, bien sûr. A ce moment-là, dans ma tête, j’ai 25 ans. Je cherchais à être un tout petit peu plus mobile que ce que je suis aujourd’hui. Il faut dire que ces scènes sont en russe, ce qui m’a aidé à retrouver quelque chose de mon passé, puisque j’y ai vécu très jeune, avec mon frère et mes parents. Un peu comme mon personnage. Dans la Russie soviétique.
Ton père était correspondant du Monde à Moscou, c’est ça ? Tu y as vécu combien d’années ?
Quatre ans, de 8 à 12 ans. Mes deux parents étaient correspondants du Monde à Moscou. Et on arrivait directement de Washington, où ils avaient également été correspondants.
Ah oui, c’est fou ! Tu mesurais, enfant, que tu avais traversé deux mondes totalement antinomiques et ennemis ?
Non, pas du tout. J’ai traversé ça dans une forme d’inconscience. Je n’en ai pris la mesure qu’adolescent, quand ma famille s’est installée à Paris. C’est devenu ma grande arme de séduction. J’étais l’aventurier (rires) ! J’avais traversé les deux mondes ! J’en rajoutais à fond sur les extrêmes que représentaient les modes de vie américain et soviétique. Mais je m’en rendais compte aussi avec acuité parce que, tout à coup, je vivais dans un pays qui m’apparaissait comme fade et neutre : la France. La vie me paraissait un peu tiède.
Est-ce que, à un moment donné, tu as fini par te sentir parisien ? A tes débuts d’acteur, tu as pu passer pour le type même du jeune intello parisien…
Ce n’est pas faux, et en même temps, on oublie toujours que mon personnage dans les premiers films d’Arnaud (Desplechin) est un provincial. Un provincial à l’assaut de Paris. Ce voyage, cet appétit qui mène de la province à la capitale est un de ses grands thèmes. Mais, en effet, j’ai fini par beaucoup aimer Paris.
A nos âges, on a désormais un souvenir à chaque coin de rue, où que l’on aille, et c’est quelque chose de sublime. La nostalgie pointe à chaque fois. Tu repenses à tes parents quand ils s’exclamaient : « Oh, mais là avant il y avait un petit bar formidable… » Et tu répondais sèchement : « Oui bon, maintenant il y a un McDo et alors ? » (rires). Et maintenant on est comme eux. A mesure qu’on se déplace dans l’espace, on déambule aussi dans des strates temporelles.
Où en es-tu de ton prochain film, intitulé Serre-moi fort ?
Contrairement à Alain Guiraudie ou à Noémie (Lvovsky) qui étaient en prépa, j’ai eu la chance de pouvoir terminer le tournage avant le confinement. J’avais même commencé à monter. Avec François Gédigier, mon monteur, nous avons essayé de continuer en communiquant par TeamViewer. Mais au bout de trois semaines, on a arrêté.
Parce que monter un film, ça nécessite de ne pas avoir à se parler, de se comprendre à mi-mot sur un hochement de tête ou un borborygme. Il faut être ensemble. Là, en visio conf, c’est comme si nous jouions aux échecs sans échiquier. Je lui racontais comment je voyais les choses, il les faisait, ça prenait une nuit et demie à télécharger… Tout était lourd. On espère se retrouver à la troisième semaine de mai. On est quand même plutôt sur la fin. Quelque chose du film est trouvé.
Le succès public très vif de Barbara, tu l’espérais ou il a été tout à fait inattendu ?
Tu sais, quand je fabrique mes machins, j’ai besoin que quelque chose passe. Plus ça va et plus ce qui me passionne, c’est que ce que je fais ne puisse pas être autre chose qu’un film, que ça explore l’outil cinéma. C’est ce qui m’excite. Mais je sais que ça donne des objets un peu bizarres. Même si moi je ne les trouve pas bizarres.
Au fond de moi, je me dis que ça tient uniquement sur de la sensation. Et que donc ça devrait pouvoir circuler. J’ai ressenti ça, donc ça devrait pouvoir être partagé. Ce que je cherche avant tout à évaluer dans la dernière phase de fabrication d’un film, c’est si le résultat est abscons ou généreux. Si c’est généreux, ça va.
Dans tes premiers films de réalisateur, Mange ta soupe, Le Stade de Wimbledon, La Chose publique, tu ne jouais pas (ou juste un second rôle). Si tu joues des rôles importants dans les trois suivants, Tournée, La Chambre bleue et Barbara, est-ce parce que ta notoriété grandissante d’acteur te permettait de les financer plus facilement si tu jouais dedans ?
Ah non, ce n’est pas le cas. A chaque fois, ça s’est produit pour une raison particulière. J’ai pensé Tournée avec en tête Paolo Branco dans le rôle principal. Mais, aux essais, je me suis rendu compte que j’avais écrit le film en pensant au Paolo de mes 20 ans et que du temps était passé. Paolo, avec son âge, racontait quelque chose de très différent de ce que j’avais écrit, et l’équipe m’a dit durant les essais, alors que je passais devant la caméra pour préparer un cadre, qu’en fait ce serait quand même plus simple si c’était moi qui jouais.
“Jouer dans mes films n’a donc jamais été motivée par l’impact que ça pouvait avoir en termes de financement”
Je pense en effet que ça a tout changé. Parce que, du coup, je n’ai pas filmé les actrices, cette troupe de new burlesque, comme des créatures étranges. J’étais vraiment avec elles. Pour les deux films suivants, la raison est essentiellement amoureuse, liée à Stéphanie Cléau (La Chambre bleue) et Jeanne (Balibar) bien sûr, pour Barbara.
Cette décision de jouer dans mes films n’a donc jamais été motivée par l’impact que ça pouvait avoir en termes de financement. Mais je pense quand même qu’une fois la décision prise, ça a pu donner confiance à des financiers. Le fait que j’aie joué dans Mesrine, Munich de Spielberg ou un James Bond a peut-être poussé certains financiers à se dire : « Attends, mais… il est peut-être des nôtres ! » (rires)
>> A lire aussi : notre critique de “Barbara”
Justement, quand tu tiens un des rôles principaux du Grand Bain, qui dépasse les quatre millions d’entrées, tout à coup ta cote monte du point de vue de l’industrie. Ou est-ce que ton image est tellement forte et constituée que ta présence dans une comédie aussi populaire ne modifie pas sensiblement ton statut ?
Non, ça n’a pas vraiment modifié ce qu’on me proposait, ni la façon dont on me percevait, je crois. Le Grand Bain est en effet un film à gros budget, avec un tournage de trois mois, mais la manière dont le film a été fait, et qui tient essentiellement à l’amitié entre Gilles Lelouche et les producteurs Alain Attal et Arnaud Selignac, n’a plus grand-chose à voir avec l’industrie. C’est une énergie de bande, avec une implication humaine extrêmement sincère, très loin des calculs commerciaux et des schémas scénaristiques feel good. Le film ressemble à Gilles, à la belle personne qu’il est.
Si Le Grand Bain a quand même modifié quelque chose à ma vie, c’est que désormais on m’aborde plus souvent dans la rue. Les gens ont envie de me parler du film, me dire qu’il leur a fait du bien. De toute façon, moi tu sais, je ne diabolise pas l’industrie. Heureusement que le cinéma est une industrie. Sans ça, on serait enferrés dans nos problèmes d’auteur. Moi, je suis très attaché au fait de ne pas faire perdre d’argent à ceux qui en mettent à ma disposition pour réaliser un film.
C’est sain que, par moments, il faille trouver des solutions pour s’adapter au réel. Souvent ça fait naître des idées. Parfois, face aux contraintes, aux différents aléas de tournage, on se sent comme une salade qu’on essore en extérieur et qui tournoie dans son panier en projetant partout des gouttelettes. C’est ça qui est bien. Ça oblige à penser vite.
“J’ai des capacités d’enthousiasme qui peuvent me noyer”
C’est pour aller à toute allure que tu tournes comme comédien dans autant de films, jusqu’à quatre ou cinq par an ?
Non, pas du tout, j’aime aussi avoir du temps. La liste des films dans lesquels j’ai joué est trompeuse, parce que j’accepte beaucoup de petits rôles, parfois une journée de tournage. Ma filmo, c’est une somme de rencontres, de hasards. C’est vraiment des trucs d’alcoolique, en fait. Genre rencontres de fin de soirée où tu as l’impression de vivre un moment d’échange hyper-intense avec un inconnu qui te dit : « Ah mais attends, la semaine prochaine, je fais un truc… Ben viens ! » Et tu réponds : « Euh… ben oui, OK, je viens. »
En général, ça se passe comme ça. J’ai des capacités d’enthousiasme qui peuvent me noyer. En ce moment, je suis plongé dans la lecture de Robert Musil. Et ça parle vraiment de ça, du sens des possibles. Une chose existe, alors ça veut dire qu’elle peut exister autrement et il me faut l’éprouver. C’est pour ça que j’adore passer d’un tournage de Desplechin à un tournage des Larrieu. J’adore la succession. Voir le monde comme Arnaud, et ensuite que toutes les perspectives se modifient pour arriver à voir le monde comme les Larrieu.
Est-ce que, comme acteur, tu ne fais que répondre au désir des autres ? Tes désirs propres se projetant plutôt dans la réalisation. Ou as-tu aussi des envies d’acteur ?
Ben non, jamais. Je ne me suis jamais projeté dans des désirs d’acteur. Je pourrais dire que j’ai répondu à des demandes. Mais c’est évidemment plus fort que ça. Quand on me propose de jouer un rôle dans un film, j’ai l’impression qu’on m’aime, alors je dis oui (rires). C’est tout le problème des acteurs. Mais les réalisateurs déplacent cette question dans la relation aux producteurs, aux financiers. Là, c’est l’argent qui devient une preuve d’amour. Arte m’aime ! Gaumont m’aime ! Puisqu’ils ont envie de recommencer ! On le prend comme ça.
Parfois, néanmoins, tu réponds par la négative à ces demandes d’amour que sont les propositions de rôles… Tu refuses des films, j’imagine…
Bien sûr que j’en refuse. Souvent parce que je suis de très mauvaise humeur. Et puis aussi parce que j’ai parfois le sentiment que chaque nouvelle proposition est un obstacle qu’on pose entre moi et la réalisation de mon prochain film. Je me dis : « C’est bon, je tourne bientôt mon film », et puis il y a toujours le film d’un autre qui vient s’interposer, retarder le mien…
A chaque fois, je leur dis : « Mais vous faites chier, prenez plutôt un vrai acteur… Prenez Luchini ! Ça sera beaucoup mieux ! » Je m’en prends au producteur, je lui dis : « Tu me préfères comme acteur en fait. T’as pas envie que je fasse mes films. Tu trouves que c’est de la merde… » Mais bon, ils me connaissent. Ils laissent passer la crise et savent qu’ils m’ont attrapé dans leurs filets. Souvent, et c’est insupportable pour mes proches, je peux donner l’impression que je ne peux faire les choses qu’à l’insu de mon plein gré. A la Virenque quoi… (rires)
“Si je fais l’acteur, je bosse comme un chien. Je ne suis pas un mercenaire”
L’acteur et le réalisateur sont donc un peu en concurrence dans ta tête ?
Moins dans ma tête que dans mon agenda. C’est juste une histoire de temps. Parce que si je fais l’acteur, je bosse comme un chien. Je ne suis pas un mercenaire.
Tu as signé la pétition publiée la semaine dernière interpellant les pouvoirs publics sur le sort des intermittents et la nécessité d’un plan de sauvetage des industries culturelles. Peux-tu parler de ce texte ?
Ce qui est beau dans ce texte, c’est la précision de demandes simples et concrètes. ça dépasse largement l’aspect sectoriel. Le régime de l’intermittence concerne 270 000 personnes. Mais le texte parle d’1,3 million de personnes impactées. Il s’agit aussi bien des travailleurs dans l’hôtellerie, du personnel qui travaille à l’entretien des salles, des agents de sécurité, toutes les personnes qui dans les mairies travaillent à l’organisation des spectacles, la restauration… Cette population est plus importante que celle qui travaille pour l’industrie automobile. Il est indispensable que les pouvoirs publics travaillent à un calendrier économique. Il faut que les artistes se mobilisent pour que soient pris en compte tous les métiers à contrats courts et le travail discontinu. On fait des métiers (le cinéma, la danse, la musique) où le travail doit rester caché. L’œuvre finie, le spectateur ne doit plus sentir les marques de l’effort. Alors on finit par oublier que c’est un travail. Mais nous ne sommes vraiment pas des intermittents du travail.
Au-delà de l’interruption du montage de ton prochain film, comment vis-tu, de façon plus globale mais aussi intime, le coup d’arrêt que subissent en ce moment la plupart des sociétés ?
C’est vraiment à double focale… Et puis ça change tout le temps. Il y a beaucoup d’interrogations qui ont surgi : est-ce que ce coup d’arrêt était justifié ? Y avait-il d’autres façons de lutter contre la pandémie ? Pour chacun se pose aussi la question de l’obéissance et de la désobéissance. Après, d’un point de vue très intime, je vis un temps béni, une expérience que je n’oublierai jamais. Ma compagne, Barbara Hannigan, est chanteuse et cheffe d’orchestre, et donc, comme moi, toujours sur les routes.
Notre relation est extrêmement fragmentée. Vivre six semaines 24 heures sur 24 ensemble et en ressortir mille fois plus amoureux qu’avant, c’est très intense. En même temps, des connaissances proches comme Marc Engels, l’ingénieur du son du Bureau des légendes, une voisine que j’aimais beaucoup sont morts. Enfin, il y a la question de l’utopie. Quelque chose sera-t-il modifié ? Quels seront les nouveaux réflexes ? Et puis, tout à coup, tu vois des images d’embouteillage parce qu’un McDrive vient de rouvrir et tout le monde fonce. Tu te dis alors que rien ne va changer…
Ce moment exacerbe aussi des choses profondes de la nature humaine. Ça permet à certains de faire du marché noir ; pour d’autres, une solidarité même pas nommée exhale de leur être. Tout ça est passionnant, complexe. Il faut ajouter la peur. La peur que pour faire redémarrer l’économie on maltraite encore plus la planète. La peur que toutes les petites entreprises se cassent les reins. On ne peut pas encore mesurer l’ampleur de ce que l’on est en train de vivre.
On dit beaucoup qu’avec cette crise, on entre dans un nouveau monde. As-tu déjà eu le sentiment de changer de monde ? De ne plus vivre dans le même monde que celui où tu étais enfant dans les années 1970 ? Ou jeune homme dans les années 1990 ?
Ah oui, absolument. J’ai l’impression de vivre dans un autre monde. Et ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Dans ce qui anime les êtres quelque chose s’est modifié. Mais ça ne m’attriste pas du tout. Ça me passionne. J’ai trois garçons, dont les aînés ont 22 et 20 ans. J’en apprends des choses. Je crois qu’il y a de belles choses à venir.
Qu’est-ce qui s’est modifié pour leur génération ?
Notre génération, celle qui est entrée dans la vie active dans les années 1990, est presque celle de privilégiés. Nous pensions que nous arrivions à un moment où tout était en crise, mais nous vivions une époque dont on ne savait pas qu’elle passerait un jour pour un âge d’or. Je crois que notre moteur absolu était de parvenir à s’exprimer soi, se trouver soi, se faire entendre. Eh bien, ce désir-là n’anime pas du tout mes fils, leurs copains. Ce qui prime, c’est le groupe, la communauté.
Plutôt mettre en avant ce qui est commun que ce qui singularise. Notre génération était assez égotiste ; la leur, pas du tout. Ils sont au courant de tout, ils sont hypersensibles à beaucoup de choses – la planète, l’injustice, l’inégalité, les relations garçons/filles ; et ils font des choses pour que ça change. L’amitié est vraiment une valeur cardinale. Ça me nettoie de les fréquenter.
Ils sont plus inquiets ou moins inquiets que nous ?
Je crois qu’ils sont moins inquiets. Car ils ne sont pas tout seuls. Ils sont moins tenaillés que nous par la peur de ne pas réussir quelque chose, de rater – toutes choses qui nous ont pas mal bouffés. Eux, ce n’est pas leur question et du coup ils réussissent un truc.
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