Devenues puissantes, les séries passent un temps fou à s’interroger sur elles-mêmes et à soigner leur mécanique. Quitte à fragiliser la relation protagoniste-sériephile.
Dans Stranger Things, l’une des sensations de l’année, les héros sont des enfants fascinés et effrayés par un univers parallèle, le “monde à l’envers”, une sorte d’utérus géant où règnent les monstres et où se matérialisent les peurs primales. L’amateur de séries se retrouve aujourd’hui un peu comme eux, à flotter dans un monde à l’envers difficile à reconnaître. Un univers à la fois exaltant – heureusement ! – et troublant. Ce que les spécialistes ont nommé “peak TV” (la quantité de séries arrivée à son pic de production) se matérialise chaque jour : il y a trop de séries à voir, y compris en France où la frustration historique du spectateur a muté vers un état de stupéfaction permanent, face aux montagnes d’images à absorber et où se perdre. Le streaming a décuplé les effets séducteurs du binge watching. Qui n’a pas avalé Love ou The Get Down quelques jours après leur mise en ligne sur Netflix sera, on exagère à peine, perdu pour la cause.
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La vie du sériephile s’est transformée en une course de fond, cheminement tortueux à travers les histoires, dans un océan de possibles. Le rapport à l’objet du désir change. Il y a peu, l’identification à un groupe de protagonistes aimés-détestés se faisait sur le long cours, fluctuant au fil du parcours des personnages. On aimait les séries pour cela. On les aime encore pour cela. Il reste quelques traces de ce classicisme collé au rythme de la vie, notamment dans l’un des succès de l’automne : la belle chronique familiale à travers les âges, This Is Us. Une série doudou comme on n’en fait plus depuis Friday Night Lights.
Tous les Westworld du monde voudraient enterrer ce modèle. Très attendue, l’adaptation du film de Michael Crichton (Mondwest) par Jonathan Nolan et Lisa Joy, produite par J. J. Abrams, a marqué l’année, même si elle n’a pas entièrement convaincu. Elle se déroule entre deux mondes (comme par hasard). Le premier est virtuel : un parc d’attractions de style western ultraréaliste, où de riches clients viennent vivre un scénario qu’ils ont choisi parmi une liste, souvent à base de violence et de sexe. L’autre monde est celui des créateurs et producteurs de ce parc qui imaginent les histoires et réparent les androïdes censés les interpréter, jusqu’au moment où tout dérape dans les connexions. A la fois passionnante et un peu dépassée par ce qu’elle met en place, Westworld est le symptôme du moment de la pop culture que nous traversons : les séries, devenues si puissantes, passent un temps fou à s’interroger sur elles-mêmes et à soigner leur mécanique. Le dévoilement froid de la manière (et de la matière) dont sont fabriqués les personnages passe ici avant le frisson que ces derniers sont capables de provoquer.
Les réalisateurs de cinéma prennent une ampleur nouvelle
La perte de l’innocence a définitivement eu lieu. D’autres repères tombent dans la foulée. On pensait le genre affranchi du grand écran ? Voilà que Baz Luhrmann, monsieur Moulin Rouge, supervise une série sur les pionniers du hip-hop (réjouissante The Get Down) et que Stranger Things accumule les citations parfois contradictoires du cinéma des années 1970-80, de E.T. aux Goonies en passant par les films de John Carpenter. Deux tentatives émouvantes de retrouver une enfance du regard face à des références avalées par l’entertainment. Voilà aussi, dans un style radicalement différent, qu’une cohorte de figures du cinéma indé, comme le pape du mumblecore Joe Swanberg (Easy), Woody Allen (Crisis in Six Scenes) ou le duo Amy Seimetz-Lodge Kerrigan (The Girlfriend Experience), se faufile dans la brèche provoquée par une demande toujours plus forte de séries dites de “niche”. L’arrivée des réalisateurs de cinéma ne date pas d’hier mais elle prend une ampleur nouvelle. Pour le retour de Twin Peaks (le tournage de la saison 3 a eu lieu cette année), David Lynch a décidé de réaliser l’ensemble des épisodes lui-même, contrairement à ce qui s’était passé il y a un quart de siècle. Le dogme de la télé comme royaume des scénaristes intouchables est peut-être en train de s’effriter. Mais les cinéastes, s’ils veulent s’imposer, ne peuvent se contenter d’apposer leur griffe comme un effet de signature. L’échec de la saga rock de HBO, Vinyl, dont le pilote a été réalisé par Martin Scorsese (peu impliqué par la suite), l’a démontré.
Phoebe Waller-Bridge (Fleabag) et Jill Soloway (Transparent), deux voix féminines et féministes remarquables
Un autre dogme commence aussi à perdre de son autorité : celui qui ferait des grandes épopées spectaculaires le paragon des séries modernes – Game of Thrones (en pleine forme cette année) et The Walking Dead (en pleine chute) en constituent les exemples les plus populaires. Or, la plupart des beautés qui ont secoué 2016 se sont offertes au spectateur dans un format différent et minimal, entre vingt et trente minutes, avec une conception différente de l’unité épisode. Certaines séries ont changé d’histoire et de personnage à chaque fois (Easy, High Maintenance), d’autres se sont permis des fluctuations narratives et rythmiques extrêmes sur l’ensemble d’une saison, comme l’excellente Atlanta, ou encore The Girlfriend Experience, véritable choc esthétique. Dans ce groupe toujours plus excitant, deux créations vibrantes ont combiné tous les éléments dont on peut rêver : la rigueur formelle et une forme de générosité dans le récit capable de porter très loin. Deux voix féminines et féministes en sont responsables : celle de l’Anglaise Phoebe Waller-Bridge, qui joue brillamment avec les ressorts de l’autofiction dans Fleabag, et bien sûr celle de Jill Soloway, dont l’extraordinaire Transparent a atteint des sommets d’ambiguïté et de hauteur morale en montrant son personnage, Maura, dans les affres d’une transition personnelle à la fois apaisante et difficile. Une parfaite métaphore de l’état mouvant d’un art qui promet toujours plus.
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