Le cinéaste allemand proposait, en 1980, une vertigineuse plongée dans le roman-fresque d’Alfred Döblin dont elle est adaptée. A (re) découvrir absolument.
“Un film en treize épisodes et un épilogue” : voilà comment Rainer Werner Fassbinder lui-même nommait son œuvre-monstre, qu’il a réalisée en 1980 à l’âge de 35 ans, soit deux ans avant sa mort. Sans prendre en compte, alors, l’idée qu’elle pourrait relever de la série – elle a été financée par le petit écran et peu montrée en salles.
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Quatre décennies plus tard, on ne peut que donner raison à l’auteur des Larmes amères de Petra von Kant et en même temps contester son vocabulaire restrictif. Berlin Alexanderplatz, comme d’autres météores telle la dernière saison de Twin Peaks, se situe par-delà le cinéma et la télé, dans une galaxie formelle hors-norme qui invente son territoire, tordant l’appartenance aux genres.
Les passions naissent et s’accrochent
La littérature s’invite dans la danse puisque ces quinze heures de fiction sont l’adaptation du grand roman éponyme d’Alfred Döblin paru dans les années 1920, souvent comparé à Ulysse de James Joyce par son ambition de saisir le cercle de la vie. Ce roman a obsédé Fassbinder depuis son adolescence, ce qu’il a confessé dans un texte :
“Si je n’avais pas lu ce livre, je n’aurais pas seulement manqué un des contacts les plus excitants et les plus captivants avec une œuvre d’art, non – et je crois savoir ce que je dis –, ma vie-même, certainement pas en totalité mais dans un certain, un grand nombre de choses, peut-être plus décisives que je ne peux m’en apercevoir jusqu’à aujourd’hui, se serait déroulée autrement, souriez si vous voulez, qu’elle ne s’est déroulée avec le Berlin Alexanderplatz de Döblin dans la tête, dans la chair, dans le corps en totalité et dans l’âme.”
De quoi s’agit-il, alors ? De l’histoire d’un type banal dans Berlin à la fin des années 1920. Un homme sans qualités. Un homme violent qui a tué sa compagne prostituée, Ida. Il sort de prison lorsque tout commence. Il s’appelle Franz Biberkopf et n’a rien de sexy ni de remarquable – l’acteur Günter Lamprecht traîne sa carcasse de jeune quinqua avec une belle lassitude – si ce n’est une sensibilité extrême, comme tous les grands personnages de Fassbinder, butant sur les aléas des corps et du réel.
Les passions naissent et s’accrochent, l’intensité des rencontres laisse de profonds stigmates. “Ce que vous pouvez dégager en sueur et en pensées !”, lui dit une femme. Biberkopf aimerait apprendre, devenir honnête, mais il replonge à l’intérieur de lui-même et de ses tourments comme dans un pot de miel.
Le mélodrame se déploie là où on ne l’attendait pas
Les premières heures de Berlin Alexanderplatz sont difficiles à traverser, autant du fait d’un récit grouillant d’informations que de l’absence totale de séduction de son personnage grognant et velléitaire. C’est comme si la bile, la noirceur fondamentale d’un pays et d’une époque ressortaient à travers lui.
Sans emploi, Biberkopf se retrouve à vendre des journaux pour le parti nazi en pleine ascension. Il finit happé par les bas-fonds de Berlin et les petits criminels, lui qui voulait sortir vers la lumière. Après une poignée d’épisodes, quelque chose s’incarne alors puissamment. On comprend que Fassbinder filme les dissonances d’une vie. Son style, qui mêle une forme de naturalisme très quotidien et une stylisation extrême, clignotante, devient alors notre manière de voir.
Le mélodrame se déploie là où on ne l’attendait pas, dans la rencontre avec un homme, Reinhold, qui obsède le héros. Leur relation d’amour “pur” mais impossible (selon l’auteur) et le trio atypique qu’ils forment avec une femme, Mieze, conduisent à de nouvelles déroutes flamboyantes. “La vie est parfois trop courte pour l’infinité des sentiments”, entend-on dans l’épisode 10.
https://www.youtube.com/watch?v=5r3Pjef1fz0
Plutôt que d’utiliser la longue durée pour épaissir l’histoire et créer une arborescence, Fassbinder au contraire rétrécit constamment la focale. Berlin Alexanderplatz n’est pas une œuvre-monde, mais une œuvre qui réduit le monde à sa substance mythologique. La vie quotidienne est toujours menacée, intranquille. La violence y fait son retour comme un mouvement perpétuel.
Fassbinder a cette idée géniale, purement sérielle, de montrer le meurtre d’Ida par Biberkopf à plusieurs reprises au fil des épisodes, avec, à chaque fois, un fond sonore différent en voix off. Ce ne sont pas les jambes de femmes (comme chez Truffaut) qui font tourner le monde, mais la violence des hommes qui le hantent. Quand arrive le dernier épisode, structuré comme le rêve d’un aliéné – sur fond de coups de fouet et de Kraftwerk ! –, l’impressionnante Berlin Alexanderplatz a accompli son œuvre. Son aura et son obscurité demeurent intactes.
Berlin Alexanderplatz Sur arte.tv jusqu’en septembre
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