À l’instar de “Becoming Karl Lagerfeld”, plusieurs séries font de la mode leur sujet. Une façon de délaisser un modèle industriel ravageur pour renouer avec un idéal de création ? Ou bien un regard très contemporain sur le jeu des apparences ?
Dans le flux hyper-visible de la mode, qui entre dans nos vies par la publicité, les réseaux, mais aussi à chaque coin de rue, presque comme une seconde peau de la réalité, fallait-il ajouter les images produites par les séries ? Apparemment oui. Depuis quelques mois, certaines figures tutélaires sont devenues des héros et héroïnes de plateformes : Gabrielle Chanel et Christian Dior dans The New Look (Apple TV+), l’Espagnol Cristóbal Balenciaga pour la série du même nom sur Disney+, avant Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent version seventies, tous deux au cœur de Becoming Karl Lagerfeld (Disney+) ce mois-ci.
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À l’automne leur succédera La Maison (Apple TV+), avec Lambert Wilson en couturier contemporain en proie au scandale, sous le regard de Fabrice Gobert (Les Revenants). Enseignante à l’Institut français de la mode et spécialiste des représentations, Sarah Banon note une vibration d’ampleur : “Le sujet mode s’installe, je le vois dans les recherches de plus en plus nombreuses. Cela a pris du temps, surtout en France. Lui donner une importance qui dépasse la superficialité et le commerce, pour entrer dans le domaine de la connaissance, c’est nouveau. La mode permet de comprendre la société, révèle des changements, s’intègre à des problématiques globales comme, en ce moment, celle de l’appropriation culturelle.”
La créatrice de Becoming Karl Lagerfeld, Isaure Pisani-Ferry, est tombée dans cette marmite sans le savoir. Elle a beau avoir consacré les deux dernières années de sa vie à écrire cette série qui embrasse la période la plus mythologique de la mode française, l’effet de masse l’interroge. “Les idées flottent, on se retrouve plusieurs à avoir la même intuition au même moment, sans savoir exactement pourquoi. En mode, c’est pareil : pourquoi, tout à coup, a-t-on connu un revival des années 1920 durant les seventies ?” La scénariste ne s’intéressait pas particulièrement au cas des deux couturiers parisiens, mais le producteur Arnaud de Crémiers a insisté pour qu’elle s’y penche, d’après le livre de la journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué, Kaiser Karl, sorti en 2019 (Albin Michel).
“La mode a fini par constituer un sujet fort pour moi, car la question de l’apparence, la façon dont vous vous présentez au monde, y est mise en opposition avec la personne que vous êtes vraiment. C’est une problématique plus actuelle que jamais à l’ère des réseaux. Lagerfeld a créé une version filtrée de lui-même, meilleure qu’une réalité que lui seul connaissait – c’était en tout cas son but. Son personnage raconte nos névroses. Un livre a constitué ma clé pour entrer dans cet univers : The Chiffon Trenches – A Memoir d’André Leon Talley [Ballantine Books]. Cet ancien journaliste du Vogue américain écrit que Karl Lagerfeld dépendait de son ‘audace sartoriale’, sa témérité dans sa manière de s’habiller, pour cacher ses peines et ses peurs. Un milieu qui dissimule un vortex de doutes derrière les vêtements me passionne. Les autres séries sur la mode viennent-elles de ce questionnement ? Peut-être.”
L’art du dévoilement
Sans échapper à certains clichés attenants à la reconstitution d’une époque flamboyante – l’action a lieu entre 1972 et 1981 –, surtout en passant après un chef-d’œuvre de mélancolie stylisée comme Saint Laurent de Bertrand Bonello (2014) avec Gaspard Ulliel, Becoming Karl Lagerfeld se concentre sur le quatuor formé par le créateur allemand (Daniel Brühl, attachant), Jacques de Bascher (l’intense Théodore Pellerin), Pierre Bergé (Alex Lutz) et Yves Saint Laurent, dans une atmosphère de rivalités plus ou moins chuchotées.
Vu dans le très beau 120 Battements par minute, Arnaud Valois incarne le plus proustien des couturiers français. Il a subi une transformation physique pour incarner Saint Laurent, quand celui-ci voyait sa créativité se tarir et sa chute commencer – drogue, hospitalisations… “L’idée est de découvrir ce qui se cache derrière ces monuments de la culture française et de la mode internationale. Sans pour autant aller faire leurs poubelles – ce n’est pas le sujet de la série –, le mot d’ordre était de saisir leur complexité, les mythes qu’on a construits pour Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent, ceux auxquels ils ont participé…”
De ce point de vue, la série s’en sort mieux que ses concurrentes, Cristóbal Balenciaga péchant par académisme dans son récit des premières années parisiennes (à partir de 1937) du génial créateur espagnol, The New Look sombrant dans le kitsch, malgré la présence de Juliette Binoche et un sujet sérieux : les progressions en miroir de Dior et Chanel, la sœur du premier engagée dans la Résistance, la seconde compromise avec l’occupant allemand. “Par moments, j’avais l’impression de voir Emily in Paris sous l’Occupation, tacle Sarah Banon, qui met en avant une inégalité de traitement entre personnages masculins et féminins. Gabrielle Chanel est réduite à des instincts vénaux et des sentiments qui l’auraient poussée à agir comme elle l’a fait. Dans les histoires concernant Lagerfeld et Saint Laurent, Jacques de Bascher revient tout le temps car c’est plus accrocheur – il a été leur amant. Chez les héroïnes, la sexualité n’est jamais développée dans sa complexité, comme si les femmes ne pouvaient être libérées par la mode que pour créer leur marque, à l’image de Gabrielle Chanel, ou un business, à la manière de Sylvie Grateau – Philippine Leroy-Beaulieu dans Emily in Paris. La sexualité masculine est en revanche beaucoup plus explorée quand on parle de mode dans les séries. Il y a d’ailleurs un mouvement dans ce sens en ce moment, on le voit dans les collections des marques.”
De la quête du beau à l’industrie
L’une des représentations les plus pertinentes de Becoming Karl Lagerfeld concerne un tournant initié dans les années 1970 : le passage de la figure des couturiers et couturières indépendant·es, artistes et/ou artisan·es de leurs collections, à une réalité plus industrielle incarnée par Lagerfeld et son travail chez Chloé et Fendi, bien avant qu’il ne devienne “Karl” pour tous et toutes, y compris les client·es de H&M.
“Lagerfeld a inventé ce côté mercenaire du prêt-à-porter, abonde Arnaud Valois, son personnage le dit deux fois dans la série. Saint Laurent n’était pas équipé pour cela. Dès la fin des années 1970, il devient difficile pour lui, malgré l’aide de Pierre Bergé, d’absorber l’arrivée des financiers. Lagerfeld n’a pas d’états d’âme, il n’y voit pas un paradis perdu. Les deux me fascinent.” Isaure Pisani-Ferry dit avoir pensé constamment au cirque démesuré qu’est devenue la mode contemporaine, où circulent des milliards de dollars, pendant l’écriture de Becoming Karl Lagerfeld. “Le mélange d’industrie et d’art me parle, en rapport avec mon métier. De plus, les années 1970 correspondent aux derniers feux d’un système de valeurs qui hésite entre le profit et la recherche de beauté. J’ai voulu regarder comment cette toute petite industrie, où chacun se connaissait, est devenue le repaire de multinationales que l’on connaît. J’ai essayé de tisser cela en même temps que des histoires personnelles.”
La manne financière démesurée du luxe explique sans doute pourquoi aucune série (ou film, d’ailleurs) ne se permet un regard réellement critique sur les excès ou les aberrations environnementales qui s’y jouent aujourd’hui. Tout le monde préfère regarder en arrière – y compris la très fine Halston de Ryan Murphy qui scrutait les années 1980 – ou inventer un monde parallèle TikTok-compatible comme Emily in Paris. Mais l’intérêt pour les créateur·rices vintage n’est pas uniquement lié à un aveuglement, selon Sarah Banon : “On a perdu dans la mode contemporaine l’idée de l’artiste démiurge, mais aussi du couturier qui dessine. C’est pour cela que les séries et certains beaux films comme Phantom Thread [de Paul Thomas Anderson] intéressent. En 2017, quand il est sorti, nous étions déjà dans la vague des directeurs artistiques plus que des créateurs de mode, comme on l’entendait auparavant. Il y a un élément de nostalgie.”
Cette nostalgie arrange les grandes marques, qui n’hésitent pas à ouvrir leurs archives aux scénaristes et réalisateur·rices, tandis que la multiplication des fictions sur la mode éclaire aussi leur nouveau rapport à la culture. Pour la première fois, Saint Laurent a coproduit trois films présentés en compétition au dernier Festival de Cannes : Parthenope de Paolo Sorrentino ; Emilia Perez de Jacques Audiard ; Les Linceuls de David Cronenberg.
“L’idée de quête de sens percole la société dans sa globalité, même si elle ne veut pas dire grand-chose, note Sarah Banon. La mode paraît devoir se racheter des griefs qui lui sont adressés, en lien avec l’essor et la pleine puissance du capitalisme. Ces boîtes utilisent la culture pour surfer sur la vague de l’authenticité. Saint Laurent coproduit des films alors que le cinéma était déjà présent dans la mythologie de la maison, notamment à travers les costumes pour Catherine Deneuve dans Belle de jour. C’est pertinent. Quand on regarde la Fondation Prada pour l’art contemporain à Milan, il y a une adéquation totale avec la mode produite par la marque, avec un côté fonctionnaliste et moderne. Les Fondations Pinault et Vuitton reposent sur le même principe. C’est trop malin. Les séries, de leur côté, viennent faire en sorte que la mode appartienne au paysage culturel global. C’est ce qui permet aux marques de persister : rester visibles, partout, tout le temps.”
Becoming Karl Lagerfeld d’Isaure Pisani-Ferry, Jennifer Have et Raphaëlle Bacqué, avec Daniel Brühl, Alex Lutz, Théodore Pellerin. Sur Disney+ à partir du 7 juin 2024.
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