Après “Je ne suis pas votre nègre” qui lui avait valu une nomination aux Oscars et le César du meilleur documentaire en 2017, Raoul Peck revient avec une mini-série ambitieuse. “Exterminez toutes ces brutes” exhume les fantômes de la colonisation en repoussant les limites du genre documentaire.
Au commencement était la conquête. Les flottes et les armes auront accompagné ceux que les livres d’histoire appellent conquérants, explorateurs ou pionniers du nouveau monde. Les acteurs majeurs d’un processus à trois piliers, sanctifié par le pouvoir : civilisation, colonisation, et extermination.
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Il est aux racines de toutes les grandes nations, et pourtant, le sang est encore frais. Il s’agit, du moins, du postulat d’Exterminez tous ces brutes, qui n’est pas tant une recomposition historique qu’un récit documentaire mobilisant brillamment la fiction, un vecteur indéniable de politisation qui engage les émotions des spectateur·ices de manière viscérale et implacable devant l’indicible. En quatre épisodes d’une heure, on survole 600 ans d’histoire, racontés par la voix et la plume de Raoul Peck, Sven Lindqvist, Michel-Rolph Trouillot et Roxanne Dunbar-Ortiz, des intellectuels qui partagent l’un des plus grands préceptes de James Balwin : “L’Histoire n’est pas le passé, c’est le présent.”
Une analyse sans frontières
Et dans ce présent, il était nécessaire de clarifier ce qui avait porté ombrage à la réception du précédent documentaire de Peck sur Baldwin, Je ne suis pas votre nègre : il fallait une approche structuraliste, un regard d’ensemble pour comprendre. Sinon, le risque aurait été de déplacer le problème vers l’extérieur, de cantonner le racisme systémique à un phénomène purement américain, la tentation étant grande de se dissimuler derrière l’idéal républicain qui a complètement évacué le sous-texte de Je ne suis pas votre nègre à l’égard de la France, à droite comme à gauche.
Le réalisateur haïtien déplore le “déni” et le “paternalisme” du racisme en France, et ce qu’Aimé Césaire qualifiait d’effet pervers de la “gauche fraternaliste” : compatir, pétri·e de bonnes attentions, mais infantiliser et réfuter les accusations de racisme en brandissant la devise de la République française. Qu’à cela ne tienne, le récit sera international.
Des Amérindiens toujours en lutte jusqu’aux Juifs, sans oublier les populations africaines et noires-américaines, ces communautés sont broyées par le même bourreau. Car après tout, c’est “une histoire de la violence” au singulier que suggère le sous-titre du documentaire. Celle qui est étatique, légitimée par un système ancestral qui la préserve et la maintient. Exterminez toutes ces brutes réunit les morceaux d’une histoire sclérosée par le pouvoir, joint les deux bouts entre l’âge des conquêtes et le fascisme et ses déclinaisons contemporaines. Il s’attelle à la déconstruction des prénotions du public en lui présentant une compréhension érudite et sensible de la domination, sans pour autant s’adonner à la dialectique du vainqueur-vaincu.
Pellicule et politique
Il n’aura échappé à personne que le documentaire est très peu conventionnel dans sa forme, extrêmement libre et hybride. Raoul Peck justifie ce choix en invoquant la nécessité de faire du cinéma “by any means necessary”, par tous les moyens possibles. Il paraphrase la célèbre expression de Malcom X, qui préconisait la diversité et la radicalité des tactiques, et l’applique à la lettre. La forme est au service de l’idéologie. La sienne est de questionner la prétendue neutralité attendue d’un cinéaste, et surtout, d’un documentariste, en se plaçant, lui et son entourage, au cœur de l’œuvre (le titre a, par exemple, été emprunté à l’écrivain Joseph Conrad, qui l’a lui-même trouvé chez H.G Wells). Et de manière générale, invective le cinéma hollywoodien sur sa responsabilité politique.
On redécouvre soudain les épopées à la John Wayne et les vieilles comédies américaines qui parodient les cultures “exotiques” sous un autre angle. Elles sont à leur tour parodiées sans humour dans les séquences narratives ponctuant la série, et qui ont pour fil conducteur le personnage du colon interprété par Josh Hartnett, acteur américain notamment connu pour un rôle dans… Pearl Harbor. Le colon n’a pas d’intériorité. Il est un symbole plutôt qu’un être. Et traversant les époques que le film aborde, il nous rappelle que son ombre n’a pas complètement disparu. Et que James Baldwin n’avait pas tout à fait tort. Tour de force audacieux et réfléchi, Exterminez toutes ces brutes interroge les pays occidentaux sur les horreurs passées qui se conjuguent encore au présent.
Exterminez toutes ces brutes, disponible sur Arte.tv du 1er février au 31 mai 2022.
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