La tournure inattendue des relations internationales à l’ère Trump prend de court les créateurs de « The Americans » alors que sort leur cinquième saison. Quand fiction et réalité s’entrechoquent.
A la une du New York Times du vendredi 3 mars, The Americans s’est offert pour le lancement de sa cinquième saison une pub dévoilant ses héros, Elizabeth (Keri Russell) et Philip (Matthew Rhys), un couple d’espions russes infiltrés dans l’Amérique des eighties, le regard dur et le flingue à la main, fixant l’infini. Quelques centimètres plus bas, pourtant, il y avait encore mieux : une pub gratuite. Dans une délicieuse collusion, le titre du quotidien US de référence expliquait que l’attorney general (équivalent du ministre de la Justice) de l’administration Trump, Jeff Sessions, se plaçait en retrait de l’enquête sur une éventuelle intervention de la Russie dans la campagne présidentielle de 2016. Motif ? Sessions avait été en contact plusieurs fois avec l’ambassadeur de Vladimir Poutine l’année dernière, un fait qu’il avait d’abord nié. Son mensonge révélé, l’homme n’a eu d’autre choix que de se récuser sur cette affaire, certaines voix réclamant même sa démission du gouvernement – en vain, pour l’instant.
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Née en 2013, The Americans aurait pu n’être qu’une élégante plongée new-wave dans une époque tardive de l’espionnage et de la guerre froide, ces années Reagan où la fin d’un monde s’annonçait lentement mais sûrement. Mais l’histoire, insidieuse, fait de la Russie un nouveau maximonstre manœuvrant dans l’ombre, donnant subitement à la série une autre couleur. L’un de ses deux créateurs, Joel Fields, le constate avec une forme de dépit.
“Les spectateurs vont peut-être regarder The Americans d’un autre œil, mais nous n’y serons pour rien. C’était très agréable, quand la série a commencé, de la considérer comme une allégorie d’un autre monde. Un monde oublié, d’où les Soviétiques avaient disparu.
Le monde de mon enfance, où les Soviétiques constituaient une menace. A travers cette famille d’agents infiltrés et intégrés en Amérique, nous avions tout loisir de chercher à comprendre ce qu’est un ennemi, ce que cela fait d’être un ennemi, pourquoi nous ressentons le besoin tribal d’en avoir un. C’était l’idée centrale : puisque ces gens ne sont plus hostiles aujourd’hui, il est temps de regarder en arrière et d’explorer leur humanité. Mais le conflit reprend vie d’une certaine manière et c’est très malheureux. Nous ne l’avions pas prévu ! Nous ferons tout pour que la situation avec la Russie n’influence pas la dernière saison prévue pour l’année prochaine. Nous avons toujours travaillé dans une sorte de bulle.”
Pris au piège d’un réel plus fou que l’imagination
Les séries, par leur nature réactive et immédiate, rattrapent voire annoncent l’actualité. Même si elle est située à une autre époque, The Americans a été prise au piège d’un réel plus fou que l’imagination des meilleurs scénaristes. Pour surprendre encore, elle devra se reposer sur ses beautés propres, heureusement nombreuses. Depuis sa création un peu en catimini par deux semi-inconnus, cette saga d’espionnage n’a fait que grandir. Elle a longtemps occupé dans les dîners la place de série à voir, ses fans énamourés se montrant très convaincants pour initier de nouveaux adeptes. Aujourd’hui, la donne est un peu différente aux Etats-Unis, même si en France, ces histoires de double jeu ponctuées de ritournelles vintage (y compris le sublime morceau Siamese Twins de l’album Pornography de The Cure durant la première saison) demeurent encore relativement confidentielles.
La série, d’abord imaginée par Joe Weisberg, ancien étudiant en histoire à Yale et surtout ex-agent de la CIA à la fin des années 1980, a atteint une maturité que beaucoup lui envient. La chaîne FX a annoncé il y a déjà plusieurs mois que The Americans compterait deux saisons supplémentaires, diffusées cette année et en 2018, avant de terminer sa course en toute sérénité après six fois treize épisodes.
Travailler avec la certitude d’une destination finale n’est pas donné à tout le monde. Au téléphone depuis Brooklyn, Joe Weisberg apprécie cette chance : “Ce matin, Joel et moi étions dans la petite cuisine qui jouxte notre bureau, à parler du plaisir que nous prenons. La série a atteint une certaine maturité qui permet de réfléchir à d’autres choses que durant les premières saisons, à des détails peut-être plus profonds. Nous maîtrisons le processus d’écriture et nous savons mener le récit et les personnages que nous connaissons mieux que des êtres de chair et de sang. Les choses se passent de manière organique : c’est un peu comme si on écrivait sur nos mères.”
« Les acteurs et le staff ont pris une épaisseur »
Son acolyte Joel Fields évite le sujet maman, mais il abonde dans le même sens, décrivant avec justesse les avantages d’une série qui n’est pas née de la dernière pluie : “Au fond, nous suivons l’histoire qui avance toute seule plutôt que de l’écrire. Nous avons tant réfléchi à nos orientations de récit depuis des années que nous avons beaucoup d’histoires en stock. Les acteurs et le staff ont pris une épaisseur. Le processus créatif est devenu plus facile. Mais il y a un défi : ne pas sombrer dans la déprime. Pendant cette cinquième saison, nous avons utilisé une vieille technique de scénaristes, le déni. C’était dur, ce le sera encore plus. En ce moment, nous commençons à travailler sur la sixième et ultime saison avec la conscience de faire tout pour la dernière fois. C’est doux-amer.”
Dans les premiers épisodes de sa cinquième saison, The Americans confirme le bien que l’on pense d’elle, en montrant ses héros aux prises avec une menace bactériologique héritée de la saison précédente, un nouvel enjeu lié à l’approvisionnement alimentaire des populations et, surtout, l’énorme mur d’angoisse que constitue la gestion de leur fille aînée adolescente Paige, désormais au courant de leurs activités. Des scènes puissantes montrent la mère initiant sa progéniture aux bases du combat et à la meilleure façon de cacher sa douleur. Espionne de mère en fille ? C’est peut-être sur cette histoire à la fois classique et inédite que se concentrera la série dans son dernier mouvement, comme si le désir de duplicité se transmettait tel un virus.
Une orientation finalement logique. L’intérêt majeur de The Americans réside depuis ses premiers épisodes dans la manière dont elle montre l’inquiétude d’hommes et de femmes qui ne peuvent jamais dormir tranquilles, forcés de mentir à ceux qu’ils aiment, portant déguisements sur déguisements, à la fois minés et exaltés par leurs dissimulations. “C’est une série sur nos identités, sur les doubles vies que nous menons tous et les anxiétés qu’elles provoquent, renchérit Joe Weisberg. Ce que nous aimons dans ce thème, c’est son universalité qui n’a plus rien à voir avec la question des rapports entre l’Amérique et la Russie. A partir du moment où nous avons des relations, nous choisissons de partager une facette de notre vie intérieure avec d’autres, qui ont aussi leur vie intérieure. Ensuite, il reste la confiance : notre seule façon, si fragile, de construire des ponts.”
Une manière de travailler assez inédite à Hollywood
Quand le mot confiance s’impose dans la conversation, impossible de ne pas songer au duo que forment les cocréateurs et coshowrunners Joel Fields et Joe Weisberg. Ils ont mis au point une manière de travailler assez inédite à Hollywood. En charge à la fois de l’écriture de la série et de sa production journalière, ils ne se quittent jamais, refusant de se répartir les tâches. Influencés par les mêmes séries comme celles de Steven Bochco (Hill Street Blues, NYPD Blues) et Les Soprano, ils avancent d’une seul pas jusqu’en salle de montage et pendant les interviews, au point que leurs voix se confondent.
L’un explique leur fonctionnement : “Nous partageons un bureau et faisons tout de manière collégiale, en même temps, ce qui nous amène plus loin que nous ne pourrions aller seuls. Le pas en avant de la saison dernière, c’était de réaliser que nous n’avions pas à répondre chacun aux mails. On se partage une semaine sur deux !” L’autre poursuit la généalogie de cette romance : “Cela fait cinq ans, maintenant. On se manque quand on n’est pas ensemble. On ne se sépare que pour aller aux toilettes. Quand l’un de nous se dirige vers la cuisine, l’autre le suit pour pouvoir continuer à parler. Normalement, ce sont les couples mariés qui font cela, alors que nous avons des femmes qui s’entendent bien.”
La précision hétérosexuelle est notée, mais on notera tout de même que dans le fond, The Americans s’affiche depuis toujours comme la dissection d’un couple étonnant. Réunis par le KGB dans leur jeunesse, Elizabeth et Philip se sont rapprochés à force de persévérance et de libertés laissées à l’autre. “Aujourd’hui, ils forment un couple qui a résisté au temps, analyse Weisberg. On les voit moins faire l’amour, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne couchent plus ensemble hors champ ! Quand la série a commencé, ils vivaient clairement un mariage arrangé et ne se sentaient pas du tout obligés de tout partager. Elizabeth avait une vie secrète avec un autre homme, sans culpabilité, puisqu’elle n’avait pas vraiment d’engagement moral envers son mari. Maintenant, ils vont très bien. Notre série dit peut-être une chose, c’est qu’une famille n’a rien de ʻnaturelʼ. Elle est une construction, qui engage notre responsabilité individuelle.”
The Americans saison 5 le jeudi à 23 h 20, Canal+ Séries.
Egalement disponible à la demande
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