Avec sa beauté formelle et son parti pris “arty”, « Luck », située dans le milieu des courses, est un objet aussi étrange qu’attachant.
Puisque les séries ont aujourd’hui des auteurs reconnus comme tels, il reste à savoir les identifier. L’arrivée sur nos écrans de Luck, nouvelle production de prestige signée HBO (la chaîne des Soprano) et située dans le monde des courses de chevaux, pose un problème assez passionnant, formulable en une question simple : qui en tient vraiment les rênes ? Aux Etats-Unis, lors de sa récente diffusion, Luck a été présentée presque exclusivement comme la série de David Milch, son légendaire créateur et scénariste principal, déjà responsable de NYPD Blue et Deadwood. Culture télévisuelle oblige. En France, où l’énergumène Milch est un quasi-inconnu en dehors des spécialistes, un autre nom attire l’attention en premier lieu, celui de Michael Mann. Culture cinéphilique oblige.
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L’homme derrière Heat a en effet réalisé le premier épisode de Luck et obtenu un important crédit de producteur exécutif lors de sa première saison. Il n’en fallait pas plus pour que Luck devienne dans nos contrées « la nouvelle série de Michael Mann », pour peu que l’on se souvienne de ses précédentes incursions télé, de Miami Vice à Crime Story ou encore Robbery Homicide Division.
Alors, Milch ou Mann ? Les deux, mon général, puisque ni l’un ni l’autre n’a délégué ses compétences à aucun moment. Comme sur ses autres séries, Michael Mann a agi comme un superdirecteur artistique, squatté la salle de montage sans relâche, tandis que Milch a peaufiné les textes et les dialogues corsés jusqu’à la moindre virgule, et traîné pas mal sur le plateau. Il s’agit d’une rareté dans l’histoire contemporaine du genre où, souvent, tout pouvoir est donné à un seul homme ou une seule femme portant le doux nom de showrunner. Mais pour une fois, on peut affirmer que Luck a été dirigée par une hydre à deux têtes, un étrange duo de talents et de personnalités que rien ne rapprochait.
On en parle au passé car la série n’existe déjà plus, fauchée en plein vol par son diffuseur il y a un peu moins de trois mois. Prétexte officiel et vérifiable : la mort de trois chevaux sur le tournage. Prétexte officieux : un échec d’audience irrémédiable et un coût de production trop élevé. Il existe donc neuf épisodes de Luck et c’est tout. C’est néanmoins assez pour en faire une série importante et remarquable, aussi bizarre qu’attachante.
En plongeant la fiction dans l’univers des courses et des parieurs, entre un ancien mafieux sorti de prison (Dustin Hoffman) et un groupe de turfistes invétérés touchant le jackpot, le vétéran David Milch a choisi un milieu qu’il connaît par coeur depuis plus de cinquante ans – il est propriétaire de chevaux de course. C’est une évidence dès les premières images de Luck, où chaque situation, chaque parole et chaque regard semblent venir de loin. Comme alourdis d’un poids, ils portent en eux une histoire, des désirs, des affects profonds. C’est la première singularité de la série.
Alors que la grande majorité des productions actuelles fait un effort parfois surhumain pour accueillir le spectateur en son sein, le prenant par la main pour tout lui expliquer, Luck nous donne la sensation simple mais vertigineuse d’arriver sur une planète fictionnelle qui existait avant et existera bien après. Nous ne faisons que passer. Pour un peu, on dérangerait presque. Des hommes sont en place depuis longtemps, leurs histoires ont déjà commencé. Du début à la fin de la série, rien n’est expliqué de manière littérale, les destins des personnages sont à fantasmer. Quiconque décide de voir Luck doit faire acte de renoncement : quelque chose échappe toujours au regard, le visible ne suffit jamais.
Comme souvent lorsque Michael Mann rôde dans les parages, la télévision est perçue comme un terreau d’exploration plastique. Sa mise en scène, élaborée dans le magnifique pilote (l’une des plus fascinantes créations télévisuelles depuis dix ans), se met à la hauteur des principes narratifs et moraux de la série. Dans la plus pure tradition de l’auteur de Collateral, elle distille une atmosphère sourde et feutrée, marquée par des couleurs cuivrées, assombries, qui entourent le réel d’un halo.
Le flou est aussi présent que le net. Sur des lumières de fin d’après-midi en Californie, les images incroyables des courses de chevaux, proches d’une abstraction musicale, s’impriment dans la mémoire. Les plans répétés sur les parieurs assis dans les gradins, qui regardent les pur-sang courir et semblent hébétés face au spectacle, figurent donc la condition idéale du spectateur de Luck.
Cette approche peut avoir ses limites. Un vent de contestation a d’ailleurs soufflé sur la série, à laquelle on a reproché ses penchants « arty » trop marqués. Luck serait-elle très belle mais pas assez captivante, voire incompréhensible à cause des méandres de son récit ? L’argument est respectable, mais il semble un peu court, tant le caractère hybride et mystérieux de la série fait son charme coupant. La petite bande de parieurs un peu loser régulièrement mise en avant est par ailleurs très réussie.
On peut en revanche regretter que David Milch n’ait pas su créer avec Ace Bernstein (Dustin Hoffman) un personnage aussi fort qu’Al Swearengen, l’extraordinaire méchant de Deadwood. Peut-être n’en a-t-il pas vraiment eu le temps. S’il porte en lui une tristesse existentielle et une fatigue physique intéressante, l’ancien boss mafieux sorti de prison n’atteint jamais la puissance, la folie et le trouble de son prédécesseur. On ne peut pas toucher au chef-d’oeuvre à tous les coups.
Luck chaque mardi à 20 h 40 sur Orange Cinemax. En VM. Multidiffusion.
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