Le livre d’Emmanuelle Courrèges, dédié à une mode pointue née sur le continent africain, bouscule les représentations et balaie tous les clichés.
Élevée en Afrique de l’Ouest, la journaliste de mode Emmanuelle Courrèges a lancé son agence LAGO54 afin de représenter les stylistes africains. Aujourd’hui, elle dévoile un ouvrage riche et visuellement éclatant intitulé Swinging Africa : Le Continent mode publié aux éditions Flammarion.
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Au fil des pages, elle met à l’honneur une pluralité de talents et de regards : des photographes, des stylistes, des modèles, des bloggueurs et bloggueuses ou encore des makeup artists. Ensemble, ils et elles viennent composer une avant-garde puissante, aussi active et effervescente que contemporaine. Avec Swinging Africa : Le Continent Mode, l’autrice s’affaire à lutter contre les préjugés souvent teintés d’exotisme ou de misérabilisme, et laisse entendre une langue propre à l’Afrique et tournée vers demain. Rencontre.
Quel est votre rapport à l’Afrique ?
Emmanuelle Courrèges — J’ai commencé à écrire sur la mode africaine il y a vingt ans, quand j’étais jeune journaliste, pour Afrique Magazine, le mensuel du groupe Jeune Afrique. J’ai vécu les dix-huit premières années de ma vie en Afrique de l’Ouest, où j’ai eu la chance de grandir dans un milieu très culturel, entourée de nombreux artistes africains, parmi lesquels le créateur malien Chris Seydou, considéré comme le pionnier de la mode africaine contemporaine.
Le fait de repartir sur le terrain, de suivre des fashion weeks, d’abord pour ce journal, puis pour ELLE ou Vogue Italia, de participer à des festivals sur les textiles ou les matières premières, m’a permis d’accentuer et de prolonger ma curiosité pour cet univers. En 2017, après avoir créé la plateforme LAGO54, qui tisse des relations entre les créateurs africains et les acteurs de la mode en France, acheteurs et médias notamment, j’ai mesuré le fossé qui séparait ces deux mondes.
Comment est né ce projet de livre ?
Parce que la mode est un formidable outil pour comprendre les sociétés, j’ai eu envie d’écrire un livre où les vêtements et le style seraient justement un moyen de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur le continent, et notamment les aspirations de sa jeunesse. Avec l’arrivée de créateurs africains dans les calendriers officiels de la mode en Europe et aux États-Unis, je me suis dit que c’était le bon moment pour apporter quelques clés de lecture, en donnant la parole à des voix que l’on n’entend jamais.
“Porter la création d’un talent africain connu, ce n’est pas seulement porter une belle pièce de créateur, c’est aussi une forme de revendication et d’engagement”
Que découvre-t-on du rapport à la mode propre au continent et qui diffère des capitales de mode occidentales ?
On peut dire qu’il y a un sens de la parure, un sens de l’honneur même, attaché à l’apparence, qui est assez caractéristique de ce continent. Mais c’est difficile de généraliser. Partout dans le monde, le vêtement est un moyen de se singulariser ou de montrer son appartenance à un groupe social, une “famille” de mode ou un mouvement. Et l’Afrique, bien sûr, n’échappe pas à cela. Il y a des désirs, des rêves que l’on partage et d’autres qui sont plus spécifiques. Il ne faut pas oublier que l’on parle d’un continent qui a été violenté, pillé, et de personnes qui ont été maltraitées pendant des siècles. À cause de cette histoire – le sociologue Alioune Sall le rappelle dans mon livre –, les goûts “apparents” des Africains ont longtemps été façonnés par d’autres.
Aujourd’hui, pour beaucoup d’entre eux, et notamment ceux qui en ont les moyens bien sûr, porter la création d’un talent africain connu, ce n’est pas seulement porter une belle pièce de créateur, c’est aussi une forme de revendication et d’engagement. La mode est devenue pour certains un outil de revalorisation du continent, une forme d’indépendance et un moyen de participer à un mouvement collectif en faveur de sa relance économique.
Vous mettez l’accent sur ce que vous nommez l’hypercontemporain. Pourquoi ? Et pour briser quel mythe ?
Le mythe du “tout traditionnel”, ce mot ambigu qui est perçu comme le contraire de la modernité. Or, même s’ils utilisent des pièces des vestiaires dits “traditionnels” ou qu’ils recourent à des éléments des patrimoines culturels et/ou artisanaux, les créateurs africains opèrent toujours un travail de relecture, parfois une mise à distance, qui leur confère une dimension très contemporaine. Surtout, je voulais montrer que la mode africaine échappe totalement aux assignations occidentales. Prenez l’exemple du wax : il n’y a pas un seul sujet sur la mode africaine qui ne soit pas illustré avec au moins une silhouette portant cet imprimé. Pourtant, dans les meilleures fashion weeks locales, comme à Lagos, c’est moins de 2% de ce que l’on voit sur les podiums. Et dans certains pays, comme le Rwanda ou l’Afrique du Sud, vous n’en avez quasiment pas.
“Beaucoup de créateurs utilisent des textiles importés dans des collections qui sont truffées d’opérations de résistance souvent pleines d’humour”
Quelles sont les autres idées reçues que vous cherchez à démanteler ?
Il y en a tellement ! Et notamment celle qui voudrait que l’Afrique – et donc ses créateurs – suivent systématiquement ce qui se fait en Occident. Si une créatrice comme la Nigériane Lisa Folawiyo utilise un imprimé à tête de lion, ici, on dira qu’elle a voulu faire une collection “jungle” ou “safari” et que “ça n’a rien d’africain”. Pourtant, et c’est ce que j’ai adoré raconter, Lisa a emprunté ce motif aux tuniques isi agu, traditionnellement portées par les hommes Igbos du Nigéria. Et au Nigéria, composer un vestiaire de femme avec ces têtes de lion, à cause de ce “transfert” de genre, c’est quelque chose de puissamment féministe. Peu importe que ce tissu vienne d’ailleurs, il s’est enrichi d’une multitude de codes et de sens au fil des décennies.
Beaucoup de créateurs utilisent des textiles importés dans des collections qui sont truffées d’opérations de résistance souvent pleines d’humour. Or, tout ceci est un impensé de la mode occidentale. Parce qu’on ne les comprends pas, ces subtilités-là n’existeraient pas. De la même manière, parce que nous sommes aujourd’hui obsédés à juste titre par le recyclage, on m’a souvent demandé si la mode sustainable existait en Afrique. Mais sur le continent, l‘upcycling n’est pas une mode, c’est pour beaucoup un mode de vie. Et si certains créateurs, comme la Nigériane NKWO, la Sénégalaise Selly Raby Kane ou certains jeunes branchés brillent dans cette catégorie aujourd’hui, ils sont plus inspirés par certains peuples ou certains groupes sociaux africains, comme les Dassanech dans la vallée de l’Omo en Éthiopie ou les Baye Fall du Sénégal [des membres de la confrérie des Mourides dont les vêtements sont composés de patchworks de tissus recyclés], que par notre obsession pour le vintage.
Quel parti pris pour la photo ?
Je voulais que, des lookbooks aux éditoriaux, en passant par les podiums, l’image de la mode africaine soit façonnée par un regard africain – et pas seulement pour le chapitre sur la photographie. 99% des images sont donc celles de talents du continent. D’autant qu’il existe une formidable collaboration entre les talents de la mode, de la photo, de la coiffure, de la musique aussi et que c’est cette énergie-là, parce qu’elle participe à créer de nouvelles représentations, que j’avais envie de montrer.
Comment avez-vous construit la trame narrative du livre ?
Parce que j’ai observé trop souvent un mélange des genres dans les articles qui leur étaient consacrés, j’ai voulu séparer les grands créateurs de mode, ceux qui élaborent un propos, qui ont une vision, des talents qui créent des styles, aussi géniaux et riches de sens soient-ils. Je pense que ce mélange a pu avoir un effet délétère sur la perception que les “gens de la mode”, comme on dit, ont ou ont longtemps eu de la mode africaine. C’est donc pour ça que j’ai choisi d’ouvrir sur les créateurs, avec d’emblée les plus grands d’entre eux, de Kenneth Ize à Amine Bendriouich. Et parce que la photographie de mode s’inspire du réel en même temps qu’elle dessine de nouveaux modèles, il m’a paru important d’insérer un chapitre sur l’image pour éclairer ces nouvelles esthétiques.
Swinging Africa : Le Continent mode d’Emmanuelle Courrèges (Flammarion), 240 p., 60€
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