En cinq années, Anna Gardère et Raphaëlle Bellanger ont réalisé un exploit : collecter à l’intérieur d’un objet imprimé les contributions de plus de 120 artistes de la génération Instagram. Dénichée aux quatre coins du monde, entre réseaux sociaux, bouche-à-oreille et sorties d’école, leur dernière sélection de créatif·ves a été dévoilée en novembre 2022 dans le troisième opus de “Kidz”, accompagné d’une exposition dans l’espace culturel du Marais le 35/37. Rencontre.
Elles sont amies depuis qu’elles ont onze ans. L’une est blonde, l’autre est brune. Enfants de la Gen Z, elles auraient pu former le parfait duo instagrammable. Pourtant, leur destin fut tout autre : rester dans l’ombre et mettre en lumière les nouvelles scènes créatives. Ce destin a pris le nom de Kidz, une sorte de plateforme qui n’est pas au format 293 x 293 pixels, mais aux dimensions 43 cm x 27 cm, soit une série d’ouvrages dont un quatrième tome est déjà en préparation.
“Depuis le début, l’objectif est clair : mettre en avant la jeune scène créative, la laisser complètement libre, et proposer un livre qui dure par contraste avec le flux constant d’information sur les réseaux. Chaque volet peut se lire comme une photographie de l’époque, avec des compositions hétérogènes mais toute abruptes, touchantes… C’est un projet qu’on veut sur le long terme. On aimerait avoir une collection de vingt livres couvrant quatre décennies de créations. Évidemment, je ne pense pas qu’on sera là à soixante-dix ans pour accompagner les jeunes, même si j’espère qu’on les comprendra encore”, explique Raphaëlle.
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Grandir à l’ère de la célébrité pour tous·tes
En 2017, bac en poche, animées par le désir de comprendre leur génération, elles publient la première édition de Kidz. Le principe est simple : une double page blanche offerte à un créatif de moins de 25 ans. “Ils étaient seulement 25, concentrés sur Paris. Les pages étaient bourrées de fautes d’orthographe. On était juste des filles de 17 ans en train de faire des interviews. On voulait voir autre chose que les gens du lycée et rencontrer plein de monde sans avoir se mettre sur Tinder”, se souvient Raphaëlle.
Lancé dans le concept store Colette, le premier volume attire le petit monde parisien qui érige le duo en spécialiste de la Gen Z. Les propositions abondent, avec une injonction redondante : s’exposer.
“On a lutté contre tout cela, les éditeurs voulaient mettre nos visages partout. On nous a proposé de faire la télé. Ce n’était pas notre objectif”, glisse Anna. Malgré leur jeune âge, elles ne succombent pas à l’appel des projecteurs et continuent à porter le projet de manière autonome, alimenté par des activités de consulting. “Il ne faut pas se mentir : cela nous a ouvert des portes pour bosser et financer le projet”, glisse Raphaëlle. Pourtant l’aventure ne se fait pas sans questionnement : “Il y a des moments de petites crises. Tu te demandes : est-ce que je peux faire ça toute ma vie, boire des cafés avec des jeunes, les accompagner, les exposer ? Est-ce que c’est mon rêve ou celui des autres ? De la presse ? Qu’en pensent mes parents ?”
Une vocation
Pourtant, leur amitié ne cesse de se consolider et le projet de s’éclaircir, enrichi par des moments de pause consacrés à des projets personnels : Anna entame des études en philosophie tandis que Rafaëlle se forme en création de mode auprès de Marie-France Cohen (Bonpoint, Merci). Intègres, la tête sur les épaules, elles dévoilent en 2019 le deuxième volume de Kidz. Plus épais, il regroupe musiciens, influenceur·euses virtuel, peintres, photographes, maquilleur·euses venant des quatre coins du monde.
“On grandit en même temps que le projet. On a pris notre temps pour faire le second. On refusait de tomber dans le piège d’un livre par an. Rencontrer les artistes, discuter, les aider à formuler leur envie : cela demande de la patience. On ne peut pas leur imposer un timing trop court. C’est contre-productif”, explique Raphaëlle.
En charge de l’ensemble de la production du livre, le duo de curatrices s’occupe également de la mise en page et de la distribution. Elles font mille choses. “Pendant longtemps on osait à peine se dire curatrices. Mais on est peut-être chefs d’orchestre à notre manière”, conclut Raphaëlle.
Forever young?
Sans cesse, elles sont accompagnées par l’irréductible quête de la trouvaille. Addicts, elles questionnent leur entourage, les nouvelles connaissances et fouillent Instagram en quête d’un·e DJ, d’un·e céramiste, d’un·e journaliste méconnu·e ou d’un·e photographe invisible. Au fil du temps, elles ont élaboré un processus rodé.
“On passe en revue les abonnements de nos Kids en se focalisant sur des villes dont les scènes sont encore peu décrites, comme Tokyo ou Dakar. On comprend en quelques heures ce qui s’y passe, ce qui est déjà là depuis cinq ans ou complètement underground”, explique Anna. Pourtant, elles sont conscientes des angles morts et des œillères algorithmiques des réseaux. “C’est terrible parce qu’il y a des endroits qui sont opaques comme la Chine. De plus, dans les capitales occidentales, les gens de la mode et de l’art partagent des esthétiques et des codes communs. Ils sont faciles à trouver”, ajoute Raphaëlle.
En cinq ans, elles ont également constaté des évolutions chez les membres de la fameuse Gen Z. Anna insiste, il faut déconstruire les clichés : “Loin d’être individualistes, iels sont mené·es par une quête de collectivité. Il y a aussi une recherche d’ésotérisme dans un monde occidental où les anciennes structures religieuses ne sont plus des institutions. La politique devient parfois cette nouvelle croyance dans laquelle iels s’investissent corps et âme. On remarque aussi que le Covid-19 a été propice à des introspections, notamment concernant la question des racines.” Ainsi, le travail avec les jeunes n’est jamais le même, et celui d’Anna et Raphaëlle non plus. La suite ? Former la relève et s’associer à des recrues plus jeunes, pour que leur regard soit constamment remis en question.
“Tout est très subjectif. Et on rate des choses, il ne faut pas se mentir. On a hâte de rencontrer des gens plus jeunes qui ont envie de faire ce qu’on fait. C’est à notre tour de donner les clés”, concluent-elles à tout juste 24 ans, pleines de lucidité.
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