Au cœur des années 2000, divers courants subculturels (Mods, punk, new wave) s’agrègent en un mouvement musical, vestimentaire et technologique qu’on nomme aujourd’hui indie sleaze. Une tendance tournée vers le passé qui séduit à nouveau aujourd’hui une mode friande de fluidité et d’hybridité.
Ras-de-cou, marcel filet, short en jean effilé ou ensemble imprimé léopard accessoirisé de bottines à six œillets : des silhouettes hybridant différents courants du rock se succèdent dans la collection été 2024 Celine par Hedi Slimane, au son de Too Much Love, dévoilé presque deux décennies plus tôt par le groupe electrorock de James Murphy, LCD Soundsystem.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Nostalgie ? Ici, musique et couture se conjuguent pour convoquer les souvenirs du début des années 2000 : une époque d’avant smartphone, marquée par un goût pour le vintage, les pantalons slim, l’eye-liner coulant – soit une esthétique désordonnée, cousine de celle du hipster, caractérisant une jeunesse urbaine qui s’affiche sur MySpace et dans des soirées inspirées de la série pour ados Skins. Le nom de cet univers éclectique ? Indie sleaze. Les icônes s’appellent Kate Moss ou Julian Casablancas, les jeunes se rêvent en Patti Smith mais n’utilisent pas encore le terme genderfluid, écoutent des vinyles tout en envoyant des mails sur leur BlackBerry et s’approprient les costumes noirs d’icônes indé post-genre dessinés par Hedi Slimane, à l’époque en poste chez Dior Homme (2000-2007).
Vingt ans plus tard, le directeur artistique, qui avait décliné cette symbiose entre mode et musique indé en version luxe, repense chez Celine ce passé proche et multiplie les autoréférences assumées. La collection été 2024 Celine, intitulée Tomboy, réaffirme l’obsession constante de Slimane pour les looks tailoring androgynes. Les blazers et cravates ultra-minces de 2002 réémergent, tout comme les pantalons slim qui étaient alors copiés par April 77, Cheap Monday ou The Kooples. Quant à Pete Doherty, sa muse de la collection Dior Homme 2006 qui sut capturer la scène rock britannique à son meilleur, il revient en décembre 2022 : d’abord en bande-son avec les Libertines lors du défilé été 2023, puis en chair et en os au Palace, alors que, sur le podium, des mannequins portent des vestes officier rappelant celles portées par le groupe dans le clip de Don’t Look Back into the Sun.
Mais la collection la plus parlante est sans doute celle présentée dans la mythique salle de concert du Wiltern à Los Angeles en décembre 2022 : des minirobes à sequins portées sous des manteaux à poils longs et associées à des chapeaux Fedora défilaient dans la salle alors que les Strokes partageaient la scène avec Iggy Pop et The Kills – un ensemble d’égéries indé de différentes décennies, toutes habillées par Slimane au fil des années 2000. Egotrip ou élan nostalgique ? Plutôt une histoire sur la fluidité des genres que le directeur artistique, fan de Bowie, raconte depuis le tournant des années 2000 – dans un contexte encore marqué par une offre mode binaire, mâtinée de masculine virilité. En 2023, il poursuit l’exploration et affirme la persistance des scènes alternatives.
“Avec ses collections actuelles chez Celine, Hedi Slimane cite le juke-box de silhouettes subculturelles qu’il a établies tout au long de sa carrière et qui se sont imposées en tendance durable. L’époque où il construit cette esthétique est déjà post-subculturelle : les silhouettes underground naviguent sur les internets et le mixte stylistique est une pratique de plus en plus courante. Certains anthropologues, comme Ted Polhemus, associent la mode à un ‘supermarché du style’. C’est encore plus radical aujourd’hui, en particulier avec TikTok, aux esthétiques identitaires cumulatives et éphémères. Ainsi le revival indie sleaze est des plus cohérent et pas simplement passéiste, il dit l’actuel et intègre la culture visuelle TikTok”, souligne Nick Rees-Roberts, professeur d’études médiatiques et culturelles à l’université Sorbonne Nouvelle de Paris.
Le nouveau sens de l’indé
Mais Hedi Slimane n’est pas le seul à réinvestir cette imagerie rock déjà vingtenaire. Elle s’incarne également dans les jeans slim délavés portés avec blouson de moto chez Acne Studio et son univers néogrunge, ou dans les fausses fourrures oversize bleu électrique d’un glamour hollywoodien caricatural chez Balenciaga, qui semble ainsi porter un regard critique sur le culte de la célébrité dans le marketing mode contemporain, quand le combo chemisier fluide-pantalon serré-bottines pointues chez Saint Laurent questionne les modèles de masculinité hégémoniques. Ajoutons à cette liste l’hommage rendu en décembre dernier par Virginie Viard, chez Chanel, à l’histoire plurielle du rock britannique alors qu’elle présentait la collection Métiers d’art à Manchester. Là, dans la ville des Smiths, Joy Division et Oasis, les vestes en cuir au vernis patiné et aux manches gigot évoquent l’ère postpunk, tandis que les tweeds pop rappellent le Swinging London. Quatre décennies de look rock libertaire s’articulent ainsi à la mise en valeur et à la sauvegarde de l’artisanat, essentielles pour Chanel.
L’indie sleaze est tout à la fois nostalgie et motif pour raconter le présent. Pour Stéphane Wargnier, codirecteur du Master of Arts Fashion Image à l’Institut français de la mode, cette esthétique aux accents rock est une constante dans l’histoire de la mode, qu’il décrit comme une famille, permettant à des directeurs artistiques de prendre le contrepied de la maturité supposée de la société, et ainsi parler de la liberté critique de la jeunesse. “C’est une esthétique qui ne cesse de s’actualiser depuis les années 1990 et l’explosion grunge pour faire passer de nouveaux messages et créer des espaces critiques. À Paris, les créateurs japonais comme Rei Kawakubo, avec Comme des Garçons, ont ouvert la voie dès les années 1980 en montrant du chaos sur les podiums. C’était inédit pour Paris et à rebours des codes couture en vigueur. Dans la foulée, il y a eu les créateurs d’Anvers, puis Martine Sitbon ou Jean Colonna”, se souvient Stéphane Wargnier.
Un éternel moteur mode
Wargnier souligne qu’un réseau reliant directeur artistique, photographe et magazine se met alors en place, permettant d’instaurer une nouvelle culture visuelle, aujourd’hui constitutive de ce qui est nommé indie. Martine Sitbon, dont l’univers androgyne est inspiré des silhouettes rock des années 1970, travaille avec les photographes Craig McDean ou David Sims, et sera parmi les premières à faire défiler l’icône indie sleaze Kate Moss, tout juste âgée de 16 ans. Sitbon impose alors une silhouette nouvelle en combinant nuisette en dentelle et épaisse parka, en plein moment grunge, qui est alors diffusée dans des magazines britanniques inspirés de la culture fanzine tels que iD ou The Face.
Dans ces titres fondés outre-Manche en 1980, les enquêtes sur les scènes nocturnes locales et le style populaire se juxtaposent à des images du quotidien d’une jeunesse désabusée, comme le montrent les clichés signés Corinne Day. “La mode n’était pas univoque mais plurielle : les grands codes couture continuent d’exister, mais une nouvelle génération s’oppose à l’esthétique d’Helmut Newton ou de Guy Bourdin, qui était décapante certes, mais léchée. Ici, la référence, c’est plutôt Diane Arbus”, détaille Stéphane Wargnier.
Paris, cœur historique de la couture, semble alors avoir un train de retard. Olivier Zahm et Elein Fleiss fondent en 1992 le magazine Purple, entre art, mode, culture pop ou de niche, tandis qu’Ezra Petronio lance Self Service deux ans plus tard. Dès le deuxième numéro de Self, Chloë Sevigny est en couverture : égérie de la marque Miu Miu, elle vient d’être sacrée It girl par le New Yorker et d’apparaître dans une vidéo de Sonic Youth filmée dans le showroom de Marc Jacobs. Paris rattrape son retard et propose un indé international, plus intello et moins humoristique que l’école anglaise, où critique d’art contemporain et savoir pop se mélangent.
Olivier Zahm et l’artiste de street art André Saraiva ne se quittent plus, alors que ce dernier a pris les rênes du Baron, boîte de nuit parisienne branchée du VIIIe. Une nouvelle scène éclot avec son lot de It girls – Clémence Poésy, Léa Seydoux, Joséphine de La Baume se retrouvent au premier rang des défilés et dans les magazines indé –, la culture indie sleaze va pouvoir exploser. Il manque seulement quelques nouveaux designers influents, experts de la nuit, de la fête et des cultures jeunes.
Raf Simons et Hedi Slimane sont là. Le premier est un designer industriel, en stage chez le créateur expérimental Walter Van Beirendonck, qui l’a emmené à un défilé Martin Margiela en 1989. Un choc. Le jeune Simons comprend que la mode peut montrer autre chose que la bourgeoisie, lance sa maison en 1995 et s’éloigne des masculinités patriarcales et son lot de businessmen. Des écoliers anglais à Kraftwerk, de la new wave au punk, ce fan de techno hybride différentes cultures alternatives. Quant au second, il invente l’homme Dior à l’orée du nouveau millénaire, en combinant des figures androgynes de l’underground britannique Mods ou plus punk, comme Paul Simonon des Clash.
Après trois ans passés à l’homme chez Yves Saint Laurent, Slimane accompagne le mouvement electro berlinois puis l’explosion de la Britpop et le retour du rock, expliquant au Monde en 2005 : “Après le 11 Septembre, tout d’un coup, le virtuel est devenu quelque chose d’absurde, on a vu que ça ne préservait pas du drame humain. Il était nécessaire d’improviser à nouveau, de retrouver une forme d’humanité et de chaleur dans la façon de faire les choses. Une sorte d’esthétique de l’imperfection s’est alors mise en place. D’où le retour du rock, avec des enregistrements en studio sans aucun arrangement. En matière de mode, j’ai commencé à déconstruire tout ce que j’avais fait avant, à savoir une image quasiment virtuelle avec des couleurs presque synthétiques et des matières plus fluides.”
Mythologie de l’ère TikTok
Mais ce n’est pas uniquement cette niche pour modeux qu’exhume la nouvelle génération. L’indie sleaze, c’est aujourd’hui un hashtag cumulant 172 millions de vues sur TikTok, la plateforme des moins de 25 ans, pour des jeunes s’intéressant à une face pop et accessible de la mouvance. Ray-Ban fluo, chapka en fausse fourrure portée par Cory Kennedy ou ballerines grunge d’Amy Winehouse : une constellation de célébrités, souvent féminines, avec des pièces mainstream comme les Converse, illustrent les vidéos indie sleaze contemporaines, dont celle postée fin 2021 par l’analyste de tendances autoproclamée Mandy Lee (oldloserinbrooklyn), à l’origine du néologisme.
Pour Lee, fan de technologie vintage, de legging American Apparel et de Lindsay Lohan, l’indie sleaze incarne la période post-crise des subprimes et pré-Instagram, où les photos amateur répondent à la perfection de Photoshop et les images de clubbing clinquant se font discrètes en réaction à la crise financière de 2008. Après le revival Y2K et ses femmes-enfants superstars, symboles de l’essor du culte de la célébrité et de l’individualisme, Lee dévoile la raison d’être de l’indie sleaze : “Les gens avaient besoin de faire partie à nouveau d’un collectif.” Et, toujours selon elle, c’est ce besoin qui explique son retour actuel.
Ce bricolage contre-culturel indie réunit aujourd’hui une large communauté. 177 000 personnes suivent le compte @indiesleaze, qui juxtapose des archives telles que des Polaroid du groupe Justice avec Ed Banger, Pete Doherty en polo Fred Perry ou encore les photos de soirée de l’Américain Mark Hunter, à l’époque surnommé The Cobrasnake, nom de son blog. Alors que la relecture des années 2000 n’est plus un secret, ce dernier publiait récemment The Cobrasnake: Y2Ks Archive et indiquait en préface : “Ce sont des souvenirs de la dernière génération de fêtards. Lorsque ces images ont été prises, on ne vivait pas la culture en livestreaming comme le permettent dorénavant les réseaux sociaux.”
Installée dès 2007 à East London, la photographe Rebecca Zephyr Thomas documentait les scènes londoniennes, dont le festival Underage : “J’avais l’impression de capturer un type particulier d’artistes et de styles, qui faisait partie d’une culture alternative. Les gens qui faisaient leur propre truc et ne voulaient pas faire partie du courant dominant.” Avec ses photos publiées dans le zine We Are Your Friends, elle offre un regard féminin sur une époque pré-MeToo majoritairement documentée par des hommes – notamment le photographe Terry Richardson, cancelled en 2017 à la suite de plusieurs plaintes pour agression sexuelle, ou encore Dov Charney, à la tête d’American Apparel.
“Je pense que nous pouvons faire revivre l’esthétique lo-fi bon marché sans la haine des femmes et nous assurer de nous souvenir que la vie nocturne indie sordide était en fait assez inclusive”, précise-t-elle. À l’époque, jeune photographe, Rebecca Zephyr Thomas vend ses images de Londres ou de la scène plus “sophistiquée” de Paris à iD et capture l’explosion plurielle de l’indie sleaze.
“Aujourd’hui, la relecture indie sleaze n’ignore plus le manque d’inclusivité et le sexisme de l’époque. Ce n’est pas un retour en arrière : MeToo et les avancées genderfluid de la mode initiées par de jeunes créateurs mais aussi présentes dans des grandes maisons comme Balenciaga par Demna ont changé la donne”, conclut Nick Rees-Roberts, montrant que le revival est un moteur du renouveau.
{"type":"Banniere-Basse"}