Paul B. Preciado est l’invité d’At Home, le premier épisode d’Ouverture of Something That Never Ended, série de sept films courts soutenant la visibilité LGBTQ+ coréalisés par Gus Van Sant et le directeur artistique de Gucci Alessandro Michele. Le philosophe queer y parle d’amour et de visibilité trans.
La mode et les philosophes font rarement bon ménage, pourquoi ?
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Paul B. Preciado — Ce qui me paraît très complexe, c’est cette demande de soi-disant radicalité et de pureté qui place toujours le philosophe à l’extérieur de la société, comme s’il fallait que ce soit une espèce de saint Jérôme dans une grotte avec un lion et que, pour pouvoir réfléchir à ce qui se passe, il fallait se positionner en externalité. Ma démarche est vraiment contraire à celle-là, dans le sens où nous sommes toujours impliqués de manière interne dans les luttes que nous voulons mener.
C’est parce que les vêtements sont un lieu central de la construction du genre et de la sexualité qu’il me semble important d’être en dialogue avec l’industrie de la mode. Ce serait trop facile de limiter la mode à une simple industrie de production de corps normalisés, mais il se trouve que j’habite à Paris, que je m’habille tous les jours, que je suis confronté à une société dans laquelle les différences de genre, sexualité, classe sont beaucoup construites, parmi d’autres éléments, par et à travers les vêtements.
Le corps dans nos sociétés contemporaines n’est jamais nu. Même la nudité, dans notre culture patriarcale, est précédée par tout un système de représentation déjà genrée, racialisée, de classe. En tant que personne qui travaille sur l’histoire politique du corps, je ne peux pas faire l’économie de l’industrie de la mode, comme si c’était quelque chose de totalement accidentel ou secondaire. Aussi, ces derniers cinq, six ans, j’ai suivi un tout petit peu plus ce qui se passait dans la mode : il y a une espèce d’ouverture, une réorganisation des systèmes de représentation des corps, avec la présence de corps non-normés, racialisés, gros, avec aussi plus de questionnements autour du genre et de la sexualité.
“J’ai eu plus de liberté artistique en travaillant avec Gucci qu’avec le musée d’Art contemporain de Barcelone où je me suis fait censurer pour avoir exposé une œuvre d’Ines Doujak”
Comment s’est passée cette collaboration ?
Quand j’ai été contacté par Gucci, en principe j’aurais dû refuser, mais la question ne s’est pas posée comme ça. J’ai appris qu’il s’agissait d’un film de Gus Van Sant, une référence incontournable du “cinéma queer”, et que je n’aurais qu’à dire mon propre texte. Puis, quand j’ai appris que la protagoniste allait être Silvia Calderoni, mes questions se sont arrêtées là. C’est quelqu’un que j’adore, qui est une artiste, une créatrice de théâtre, une actrice, metteuse en scène, activiste, lesbienne très visible en Italie. Le fait qu’elle était là et que j’allais m’adresser à elle, ça faisait sens, j’avais envie de le faire, alors j’ai envoyé le texte à Gus Van Sant. Il m’a dit : “Ne change pas une virgule, tout est parfait”, ce qui n’arrive presque jamais.
J’ai eu plus de liberté artistique en travaillant avec Gucci qu’avec le musée d’Art contemporain de Barcelone où je me suis fait censurer (en 2015 − ndlr) pour avoir exposé une œuvre d’Ines Doujak, une artiste autrichienne dont le travail en papier mâché était considéré comme une représentation sodomite du roi d’Espagne. Ce qui paraît fascinant, c’est la puissance incroyable de la fiction : avec une sculpture en papier mâché, on peut faire tomber un Etat, et avec un bout de chiffon, on peut complètement transformer la représentation que l’autre va avoir du corps et donc de la représentation normative de son genre et de sa sexualité. Et c’est ça qui me paraît fascinant et me donne envie de resituer mon discours philosophique dans une fiction.
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Que symbolise alors un philosophe en Gucci ?
Je ne le vois pas uniquement qu’en tant que philosophe, mais en tant que personne trans et comment les trans ont été représentés historiquement, donc, pour moi, c’est là où l’antagonisme se joue, autour du fait que les corps trans ont été représentés par la photographie médicale et la photographie criminelle tout d’abord. En 1870, c’était un délit pour un homme de porter une robe ou pour une femme de porter le pantalon. (…) Après, dans les années 1950, on a assisté à des films où les femmes trans étaient représentées comme serial killers et les hommes trans comme des lesbiennes qui risquent la mort. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que ça commence à changer dans les séries et les films.
Voici notre situation : notre propre histoire de la sexualité est comme de la science-fiction. Nous avons besoin de regarder et de connaître notre histoire pour pouvoir faire, dans une démarche foucaldienne, une archéologie du présent. Je dirais que l’apparition du corps trans et non-binaire dans la mode marque un point d’inflexion : c’est la reconnaissance aussi d’une forme de vie non-binaire, des usages des corps non déterminés par les codes normatifs du genre et de la sexualité. Et donc, pour revenir à votre question, c’est comme philosophe trans que j’ai joué dans ce film à côté d’autres corps non-binaires et trans. (…) La production d’images est un espace d’action politique.
“Je suis passé de la culture catholique espagnole de mon enfance à la culture lesbienne radicale : ça a été quasiment comme ma première transition, avant ma transition de genre”
Pouvez-vous me parler de votre rapport au vêtement ?
Ma mère travaillait pour une entreprise qui faisait des robes de mariée, c’était mon univers d’enfance – il y avait des toiles, des tissus chez moi, je jouais avec tout ça quand j’étais enfant. Mais, indirectement, j’ai souffert de ça aussi, car ma mère prenait beaucoup de plaisir à m’habiller un peu comme si j’étais sa poupée, et moi je détestais ça. Alors j’ai dû m’éloigner de mon contexte de famille et de l’Espagne pour commencer à prendre mes distances vis-à-vis de la façon dont j’étais habillé enfant et adolescent.
La possibilité d’utiliser des vêtements comme technique de subjectivation dissidente est apparue beaucoup plus tard, quand je suis parti à New York. Je suis passé de la culture catholique espagnole de mon enfance à la culture lesbienne radicale : ça a été quasiment comme ma première transition, avant ma transition de genre. (Cette culture) était visuellement intéressante – les têtes rasées, les T-shirts blancs, les pantalons en jean moulés, les bottes, sorte d’undoing gender.
L’idée, c’était de déféminiser les vêtements. Nous n’étions pas encore dans une réappropriation de la masculinité, c’était plus une stratégie de dé-patriarcalisation, la construction d’une culture non-genrée, ou plutôt moins genrée. Puis je suis entré dans les années 1990 dans la culture drag king, et là, nous étions dans une théâtralité hyperbolique de la masculinité, avec l’usage stratégique des vêtements masculins dans une prolifération des chronologies et des modes. Petit à petit, je suis passé à la culture trans : j’ai commencé à prendre de la testostérone. Là, je me suis plus amusé à minimiser les vêtements et à maximiser la peau comme une sorte de vêtement somatique.
Car la peau est aussi un vêtement : elle est culturellement et socialement marquée, pas du tout neutre, on ne peut pas regarder une personne nue sans projeter toute cette épistémologie binaire. C’est comme si les vêtements étaient devenus de plus en plus près de mon corps, étaient rentrés dans mon corps. Avant, on donnait de l’importance à un tissu, là on donne de l’importance à un poil qui pousse par-ci, par-là. Comme un bricolage du genre qui se fait à travers la peau et la voix, pas uniquement avec le vêtement.
“Ce qui m’intéresse quand je parle d’amour, c’est la transformation de l’affect amoureux en passion politique, non pas en passion romantique”
Dans la vidéo, vous parlez d’amour : que cherchez-vous à en dire ?
L’amour a été réduit dans les trois derniers siècles de la culture patriarcale à un rapport romantique de couple monogame, à l’intérieur de codes de masculinité et de féminité, avec des impératifs de reproduction sexuelle. J’essaie de développer autre chose que l’amour romantique, qui est juste la réduction de la capacité d’affection, de la puissance de vie, ce que Spinoza appelle la puissance d’agir. Ce qui m’intéresse quand je parle d’amour, c’est la transformation de l’affect amoureux en passion politique, non pas en passion romantique.
Vu que notre histoire politique – l’histoire de nos technologies de gouvernement est une histoire nécropolitique, des techniques de mort et de violence –, il faudrait être capable de penser ce qui serait une nouvelle technologie de gouvernement politique de l’amour et non de la mort. On ne sait pas encore, on ne sait presque rien de ça. La famille n’est pas une technologie de l’amour ; l’Etat, l’hôpital, la prison, n’en parlons plus. Pour les Terriens que nous sommes, il nous reste un grand projet politique : inventer des nouvelles technologies de l’amour.
Ouverture of Something That Never Ended de Gus Van Sant et Alessandro Michele, sept épisodes, sur guccifest.com
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