Corps dénudés, pièces couture drapées, mini-shorts de rave argentés et déconstruction des uniformes archétypaux de la masculinité : retour sur les tendances de la semaine de la mode printemps-été 2024 qui s’est achevée le 25 juin 2023.
La saison homme s’est ouverte le mardi 20 juin sur les pontons de l’Institut français de la mode, loin du luxe discret et des vestiaires formels. Dans l’univers créatif des 38 étudiant·es en troisième année du Bachelor of Arts in Fashion Design, tout est encore possible : couleur, digital, volumes expérimentaux et vêtements comme outils de contestation. On devine parfois l’influence de Martin Margiela et ses déconstructions, de Marine Serre et ses patchworks upcyclés ou de Demna Gvasalia et ses silhouettes aux épaules hautes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sur les podiums des grands noms, tout n’est pas non plus si sage et rangé. Des percées fluo chez Dior, des scoubidous transformés en costumes chez Botter ou des dos nus érotisant les corps masculins un peu partout – portés avec d’épais bijoux chez Ludovic de Saint Sernin, ou des pantalons dévoilant la naissance des fesses chez Egonlab. Questionnant l’identité et le désir, avec une dose d’humour, la semaine dessine un vestiaire loin de la discrétion ayant marqué la saison femme de mars et souligne le retour progressif et politique du droit masculin à la parure.
Design politique
À quoi doit ressembler un vêtement véhiculant une intention politique ? La question trouve de multiples réponses cette saison : le vestiaire est pailleté ou en jean, pensé dans des coupes épurées et ultra portables chez la créatrice Jeanne Friot. Avec sa collection Siren aux dégradés cyan, elle convie à une relecture des récits queer ostracisés et étouffés sur un mode doux et invite à la lutte contre la discrimination LGBTQIA+ qui sévit sur le territoire américain.
De son côté, le créateur Yohji Yamamoto, connu pour son travail de déconstruction autour de la masculinité occidentale, décline les costumes noirs aux coupes bouffantes, chemises nouées comme des draps trop longs et chapeaux de dandy rongés pour raconter le mal d’une époque sur un mode analogique : “Il y a tellement de choses qui vont mal dans le monde ; quand je pense à toutes ces mauvaises choses, je pense au sang”, explique-t-il dans une note accompagnant le défilé.
Tailoring aux coupes exagérées, vêtement fonctionnel détourné, derbies surmontées de dents de crocodile et crête punk bouclé : chez Walter Van Beirendonck, l’esthétique hybride frôlant parfois le cartoonesque oblige l’œil à s’arrêter et questionne. Le créateur belge explorait cette saison les usages de l’utilisation artificielle de l’avance technologique en proposant un vestiaire aussi surréaliste que certaines réponses de ChatGPT. Le slogan “Stop terrorizing our world” apparaît de façon récurrente et les vêtements rouges succèdent aux jaunes et aux blancs comme une alarme textile sur l’état du monde.
Jambes over-long
Être politique, c’est aussi penser la place du corps de l’homme dans l’espace. Cette saison, sa silhouette s’étend comme un fil chez Loewe par Jonathan Anderson, qui dessine des pantalons ultra taille haute jonchés de cristaux pailletés, articulés à des polos serrés compressant le torse. Inspiré par les fontaines de Lynda Benglis autour desquels les mannequins longilignes défilent, le directeur artistique questionne la notion de perception et donne une dimension nouvelle au corps masculin. Le torse épais, symbole de virilité, se rétrécit au profit d’immenses jambes.
Chez Rick Owens, le corps est également redessiné à coups de jambes allongées et d’épaules parfois tombantes, parfois dénudées. Après plusieurs saisons teintées de rose, de vert émeraude ou de parme, le designer livre une collection entièrement ébène composée de pantalons taille haute aux jambes évasées semblables aux canons d’un cheval. Comme il l’expliquait aux Inrocks en juin, déconstruire la masculinité est, selon lui, un poncif des défilés hommes. Pour les jeunes designers, le sujet semble également allant de soi, inscrit implicitement à l’agenda. Arturo Obegero détourne la figure du surfeur hétéronormé pour l’habiller de t-shirts en dentelle et pantalons taille haute, soulignant ses jambes plutôt que son buste carré.
L’adieu au smoking
Dans cette déconstruction, la réflexion autour du vestiaire imposé hors du bureau, tel que l’uniforme de soirée, envahit les shows et se devine à travers la multiplication des drapés, des tissus translucides, des dentelles et des paillettes. Florentin Glémarec et Kévin Nompeix, derrière Egonlab, livrent une collection de vêtements du soir avec tops fluides, foulards croisés autour du buste et combinaisons en sequin laissant apparaître le torse. La pièce maîtresse est un immense corset drapé métallique réalisé en cuir moulé et métal sculpté avec lanière de cuir et boucle fabriquée par l’atelier Le Chemin Des Maquettes.
Cette vision couture de la mode masculine se devine également chez le designer franco-turc Burc Akyol, inspiré par Alaïa ou Schiaparelli. Le finaliste du prix LVMH 2023 compose pour 2024 des combinaisons de dentelle craquelée, des fourreaux à drapés et des vestes inspirées des manteaux de bergers turcs, articulant couture parisienne et vêtement oriental. Quant à Ludovic de Saint Sernin, connu pour son design homoérotique, il proposait d’habiller ses mannequins d’écharpes dorées ou argentées composées de cristaux Swarovski. Ces dernières ont été réalisées à la main et accessoirisées de massifs bijoux en laitons sculptés afin de créer un vestiaire de soirée post-gender.
Dandy underground
Parmi les figures ayant questionné l’établissement du genre masculin, le dandy fait l’histoire. Cette saison, il se devine dans des tissus et des matières où le sens des détails s’hybride à des codes underground. Les vestes de survêtement Adidas de supporter de foot anglais se portent avec des shorts légers et des polos bijoux chez Grace Wales Bonner, tandis que chez Etudes, les pantalons à pinces croisent les pièces inspirées de la culture gabber, sous-genre de la techno hardcore, lisible à travers les gilets harnais ou les combinaisons de mécaniciens.
Chez Isabel Marant, les pulls en mohair s’impriment de motifs panthère façon grunge et les bombers post-punk s’articulent à de légers shorts racontant l’hybridité des subcultures depuis les années 1990. La fable sur la cohabitation entre les styles est également au cœur de la collection Kenzo par Nigo qui s’inspire de la garde-robe japonaise d’hier et aujourd’hui, et notamment du mouvement musical City Pop caractérisé par ses influences éclectiques.
Normcore déconstruit
Cette saison chez Givenchy, Matthew Williams propose d’explorer les codes historiques du vêtement masculin occidental à coups d’archétypes détournés. Les costumes de bureau sont fluides comme des vêtements d’intérieur et certains looks associent le combo chemise cravate à des vestes de parka ou à des bombers. Les pulls à losanges rappelant les vestiaires d’écolier sont rétrécis et les sweats urbains repensés en peluches roses, tandis que les jeans sont un peu trop baggy.
Chez Hed Mayner, la reconstruction de ce que le créateur nomme “le vêtement ennuyeux” passe par un changement des proportions. Les gilets type chasse sont oversize, les chemises rayées portées comme des robes et les chinos apparaissent rigides. Connu pour son sens du volume, le créateur compose des pantalons dotés de plis déplacés vers l’avant qui témoignent de sa virtuosité technique.
Enfin, chez Junya Watanabe, les éternels de la garde-robe tels que la veste en jean, l’impair ou le perfecto de motard ont été dépouillés, remodelés et présentés comme de grands manteaux évasés. Déconstruction et nouveaux jeux d’échelles et de matières permettent d’offrir une forme de distinction qui se joue sur la connaissance des savoir-faire, soit la possession d’un capital culturel.
50 nuances de gris
Vapeur, bleu grisé ou gris lumière : pour composer sa garde-robe estivale, la créatrice Véronique Nichanian repense le gris chez Hermès. À la frontière du bleu, il envahit un vestiaire léger composé de mini-shorts dévoilant les jambes ou de pantalons en popeline, de coton exposant les chevilles et de chemises transparentes qui laissent deviner le torse. Loin de se réduire au quiet luxury, la maison Hermès s’inscrit, elle aussi, dans une réflexion sur la monstration du corps masculin. “Aujourd’hui on trouble les genres et tant mieux”, a déclaré Véronique Nichanian dans une interview accordée à Libération.
Chez Dior, les invité·es sont accueilli·es dans une boîte grise construite spécialement pour le défilé : ici, la couleur semble être un moyen de remonter le temps et de rappeler la grandeur de Christian Dior. Couleur code de la maison, le gris Dior, entre poivre et titane, tapissait les murs de la boutique du couturier en 1946 alors qu’il composait son légendaire New Look définissant la silhouette des femmes occidentales d’après-guerre. Plus de sept décennies plus tard, la maison habille les mannequins masculins jaillissant du sol à l’occasion du cinquième anniversaire de Kim Jones dans la maison. Le vestiaire aux matières ultra-luxe inspiré des archives femmes – notamment celles dessinées par Saint Laurent – est parsemé de pierres précieuses et souligne un droit masculin à la parure.
Pour Alexandre Mattiussi, le gris serait synonyme de simplicité et retour aux essentiels. “J’avais envie de réduire mon style au strict minimum”, a-t-il expliqué à la presse. Pourtant, de nombreuses pièces à paillettes montrent que le sens de l’apparat se fond à cette nouvelle simplicité masculine.
L’effet Chalamet
La mode et la pop culture sont en dialogue constant. En 2022, Timothée Chalamet se faisait remarquer à la Mostra de Venise dans un dos nu rouge à col bénitier signé Haider Ackermann, exposant une partie cachée du corps masculin communément érotisée chez les femmes. Historiquement, le dos nu se popularise en Occident dans les années 1930. Il est lié à l’émancipation féminine, comme l’expliquait l’exposition Back Side/Dos à la mode dirigé par Alexandre Samson en 2019. Aujourd’hui, l’érotisation du dos masculin est-elle le symbole d’une libération masculine face au patriarcat ?
Omniprésent, le dos se dévoile dans le show entre dystopie et gala de Rick Owens, s’impose dans le récit queer de Lagos Space, programme et raconte la vulnérabilité masculine chez Louis Gabriel Nouchi où les joues des mannequins brillent de larmes figées. Le créateur s’est inspiré du roman Un homme au singulier de Christopher Isherwood, qui raconte un deuil homosexuel indicible dans une Amérique homophobe. Soixante ans après la sortie du livre, la collection de Nouchi fait office de récit réparateur.
Kitsch zone
Pantalon imprimé de tête de félin chez Acne Studios ou torchon à chatons transformé en chemise chez Marine Serre : les imprimés de la vie domestique sont repensés en pièces mode. Ces motifs kitsch parfois régressifs – comme l’apparition de Garfield sur une jupe Marine Serre – sont un antidote à l’austérité du luxe discret et à la mode industrielle inhumaine. Que ce soit à travers les bijoux à motifs enfantins imaginés avec l’artiste suédois Per B. Sundberg chez Acne, les dauphins qui coiffent les cheveux des mannequins de Comme des Garçons ou les pulls scoubidous de Botter, les créateur·rices valorisent l’idée d’une beauté apprivoisée et accessible à tous·tes.
Des défiles inclusifs ?
L’ultime étape dans la déconstruction de la masculinité ? Faire évoluer les représentations en ne réservant plus les podiums aux mannequins maigres et/ou musclés. Leader dans l’exercice, Louis-Gabriel Nouchi bouscule de nouveau les standards de beauté et propose une pluralité de modèle allant du “dad bod” au barbu à torse poilu.
Même chose du côté de Ouest Paris, le label fondé par Arthur Robert, qui relie les vêtements workwear. Présenté au Conservatoire national des arts et métiers, la mise en scène festive du créateur sur fond de musique pop mettait en scène des hommes divers dansant librement. Un moment instagrammable qui permet de donner une large visibilité à cette danse des plus politiques.
{"type":"Banniere-Basse"}