À l’heure où les chapelles stylistiques se multiplient sur Instagram et TikTok, que sont devenues les tribus liant style, musique et politique ?
Bob bleu pastel de raver tacheté de motifs léopard chopé chez Urban Outfitters, anneau doré dans la narine gauche et large pantalon cargo entre punk et hippie, Gwenaëlle, 20 ans, rêve de travailler dans la mode. Pour l’instant, elle est en école de communication, déniche des vêtements de seconde main sur le site anglais Depop et songe à acquérir, bien qu’elle n’ait jamais mis un pied au Hellfest, une paire de souliers pour metalleux·se à épaisse plateforme. À elle seule, elle agrège quarante ans de styles subculturels, à l’image des flux TikTok où ils s’entremêlent pour accoucher d’esthétiques hybrides. “Être punk, c’était un état d’esprit, un mode de vie radical avec un style collectif spectaculaire. Aujourd’hui, le style, c’est plus individuel. Chacun s’en sert pour s’exprimer et pioche dans plein de choses”, explique-t-elle.
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Emma, 19 ans, étudiante en marketing, multiplie les looks hétéroclites, en s’appuyant sur l’économie d’achat et de revente de Vinted. Mitaines en tissu technique, cagoule en tricot et jupe en jean effilé dénichée dans l’une des friperies parisiennes Guerrisol, elle vient de se séparer de baskets à plateforme et d’acquérir un T-shirt Nirvana, bien que Smells like Teen Spirit soit le seul morceau du groupe qu’elle connaisse. “C’est plus difficile d’être à contre-courant aujourd’hui. La fast fashion additionnée à toutes les tendances qui vont à mille à l’heure…, qu’on le veuille où non, on est tous et toutes influencés.”
Combinant des styles contre-culturels découverts au fil de pérégrinations sur les réseaux, la nouvelle génération réceptionne des époques non vécues. Pourtant, le sens du style est-il dénué d’intentions politiques ? Le monde de la mode et TikTok ont-ils eu raison de ces mouvances liant style, musique et politique en une unité cohérente ? Où est l’underground radical ? Nés dans le monde d’après-guerre, les styles subculturels juvéniles sont décrits comme des formes de résistance politique par le sociologue britannique Dick Hebdige dans son ouvrage Sous-culture. Le sens du style, en 1979. À l’époque, les jeunes des milieux populaires ont un accès limité aux vêtements et glanent de nouvelles identités dans les dépôts-ventes.
Une constellation underground
Des mods aux punks en passant par les hippies, les cultures alternatives offraient alors un espace d’intégration à leurs membres accompagné “d’une montagne sonore pour se protéger du monde réel”, explique Gérôme Guibert, professeur de sociologie à la Sorbonne-Nouvelle et coauteur de l’anthologie Penser les musiques populaires.
Très vite, leurs costumes sont récupérés par les grands couturiers. Blouson en cuir et tons sombres : en 1960, Yves Saint Laurent puise dans la panoplie beatnik afin de vêtir la cliente Dior, où il officie à l’époque. Dans les années 1980, internet se démocratise et la frontière entre niche et mainstream s’estompe. Le mot “subculture” disparaît, remplacé dans les manuels de marketing par la notion de “tribu”, qui désigne des formes de regroupement plus “éphémères” et “des identités cumulables et interchangeables”, note Gérôme Guibert.
Dans la mode, les styles s’hybrident. Chez Vivienne Westwood, les inspirations punk côtoient les silhouettes corsetées. La première collection de Raf Simons, présentée en 1995, mélange les uniformes d’école britannique à des bombers et des pulls en maille criblés de trous rappelant l’esthétique grunge. La musique accompagnant la vidéo de la collection est elle aussi composite, entre rock d’inspiration gothique et techno.
Trois décennies plus tard, les tribus pullulent sur TikTok, dessinant une constellation underground à mille facettes. “Il existe aujourd’hui autant de codes et de façons de consommer qu’il y a de tribus. Il est même possible, à l’intérieur d’une tribu, d’établir des codes et modes de consommation différents, au nom de la liberté individuelle”, explique Thomas Delattre, professeur à l’Institut français de la mode et directeur du Fashion Entrepreneurship Center.
Esthétique core et politique
Ces esthétiques s’accompagnent toujours de visions du monde, à l’instar de la dark academia et de son univers indé noir à la frontière du gothique et de Harry Potter. Le hashtag, qui cumule 2 milliards de vues sur TikTok, rassemble des discussions philosophiques un brin existentialistes et satiriques, tandis que le clan cottagecore aux 12,8 milliards de vues rassemble des jeunes aux oreilles d’elfe vêtu·es de robes victoriennes tricotant tout en défendant un mode de vie préindustriel. “Toutes les esthétiques qui se développent sur TikTok ne sont pas politiques, mais certaines permettent aux gens de se retrouver et d’échanger. Ce sont souvent celles qui durent le plus !”, explique Eugenia, 19 ans, étudiante en littérature à la Sorbonne-Nouvelle.
Elle-même s’est tournée vers la plateforme pendant le confinement et l’utilise pour regarder des vidéos féministes à l’aide du hashtag #bimbocore. Pourtant, son style n’a rien de celui d’une danseuse de pole dance : chemisier blanc fermé par une cravate Yohji Yamamoto, Dr. Martens huit œillets et longue jupe noire. Quand elle ne discute pas marxisme avec des filles en minijupe sur les réseaux, elle échange avec des collectionneur·ses du créateur très confidentiel Christian Poell à l’esthétique avant-garde et rock. Quand on l’interroge sur son sens du style, elle explique qu’il traduit une connaissance de l’histoire de l’anti-mode : “C’est un moyen de reconnaissance. J’affiche quelque chose de moi. S’habiller, c’est toujours politique. Mais je ne me vois pas en talons de strip-teaseuse comme les bimbocores. Le style ‘anti-fashion’ me convient mieux. Mais je les respecte, car elles ont un style radical !”
“Être un garçon et affirmer qu’on aime la mode, c’est déjà politique en soi”
Maxime, 19 ans, en école de management du luxe, partage cette vision du style comme mode politique doux. Large pantalon feu de plancher remontant jusqu’à la taille évoquant les silhouettes féminines d’Yves Saint Laurent et doudoune fonctionnelle courte estampillée North Face, il déclare : “Être un garçon et affirmer qu’on aime la mode, dans certains lieux, c’est encore politique. Si j’ai envie de porter une longue jupe, je ne pourrai pas le faire partout dans Paris.” Ses ami·es ont des styles différents, mais tous·tes courent les fripes et partagent un combat écologique.
Ne pas avoir de style, ne pas composer avec le jeu social des apparences : est-ce là la véritable absence de politique ? “Désormais, pour la jeune génération, la façon de se vêtir n’est plus systématiquement articulée au combat revendiqué. Pourtant, la notion de sous-culture, au sens politique, perdure et réapparaît plus fortement encore qu’avant, mais dans ce qu’elle a d’immatériel, soit la pensée et les combats”, conclut Thomas Delattre.
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