Dans un dialogue lumineux, le designer pluridisciplinaire à l’approche décoloniale et la journaliste antiraciste et féministe discutent de la dimension politique du droit à la beauté et à la création.
Après Concours de larmes, une pièce entre mode et performance dansée, Marvin M’Toumo poursuit sa pratique interdisciplinaire, poétique et critique, avec Rectum Crocodile, un conte décolonial où panthère et cocotier, entre autres, interrogent l’esclavagisme, le colonialisme et le patriarcat. La journaliste et réalisatrice antiraciste et féministe Rokhaya Diallo vient, elle, de participer au court métrage Moi aussi, de Judith Godrèche. Nous leur avons offert un espace de discussion, pour parler de la persistance des discriminations, mais aussi des possibilités de la création.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quel est votre premier souvenir en rapport au vêtement ?
Rokhaya Diallo – Je suis d’origine sénégalaise : le vêtement est très important. Les femmes sénégalaises sont réputées pour leur élégance. Par ailleurs, ma mère est styliste modéliste : elle créait des vêtements pour les dames du 19e arrondissement, où nous vivions. J’ai grandi au son de la machine à coudre ! Le fait d’être immergée dans ce monde et cette injonction à l’élégance font que j’ai pris mes distances avec la mode dès mon adolescence. C’est revenu avec la représentation publique : par ma présence à la télévision, le public allait projeter des choses sur moi.
Marvin M’Toumo – J’ai grandi dans une famille caribéenne assez conservatrice, pratiquante et catholique. Se présenter en société, que ce soit à l’école ou à la messe, était un enjeu : il fallait être propre, crémé, avoir des vêtements repassés, sentir bon… Comme Rokhaya, j’ai eu besoin de prendre mes distances. De plus, ma construction personnelle en tant que personne LGBTQI+, constamment pointée du doigt, m’a poussé à utiliser le vêtement comme un outil : à la fois pour m’affirmer dans ma différence, mais aussi en tant qu’espace de jeu et de soin, me permettant d’apprendre à m’aimer, à aimer mon corps et à me trouver dans mon genre.
En quoi le vêtement et la mode sont-ils politiques pour vous ?
RD – Quand j’ai fait mes premiers pas de journaliste dans La Matinale de Canal+, des marques plutôt éthiques ou de créateurs afrodescendants m’ont approchée : j’ai compris combien cet espace et les représentations qui en découlent étaient politiques. Par ailleurs, quand on est une femme qui s’exprime dans la sphère intellectuelle, politique ou militante, l’idée selon laquelle il faudrait – pour avoir l’air sérieuse – ne pas donner l’impression de se préoccuper de son apparence est très ancrée.
Je n’ai jamais souhaité m’imposer cette barrière, d’autant plus que je ne ressemblais à personne d’autre dans l’espace télévisuel… Aujourd’hui, nombre de mes détracteurs utilisent mon intérêt pour la mode pour me disqualifier intellectuellement. Lors d’un procès où j’étais plaignante, j’ai même vu un avocat évoquer une robe que je portais à Cannes ! Pour les personnes exposées aux exclusions systémiques, la beauté est une conquête politique, mais pour le comprendre, il faut se décentrer d’un certain féminisme blanc.
MM – Ce que tu dis me rappelle toutes les critiques qui ont pu être formulées à l’encontre d’Assa Traoré, par exemple. Son apparence, ses coiffures, sa beauté, ou encore le fait qu’elle porte des chaussures de créateurs… C’est une forme de stratégie raciste pour disqualifier son combat.
RD – C’est terrible. Toute femme noire qui ose exister sans nier sa corporalité est critiquée, stéréotypée, sexualisée… Par ailleurs, ce prisme occidental qui sépare la raison du corps et persiste à éluder ce dernier est très réducteur. Ce que j’aime dans ton travail, Marvin, c’est que tu reconnectes tes personnages à leur corps, ils se métamorphosent et deviennent parfois des animaux, comme des panthères, des chattes… Cela rappelle que nous faisons partie de la nature. En France, il est encore commun de nier que le corps produit des sens qui alimentent aussi notre réflexion. Le spectacle de Marvin affirme cette sensibilité et rappelle que nous ne sommes pas des petites sphères flottantes en dehors de la nature, nous ne l’appréhendons pas de l’extérieur.
Justement, Marvin, pourrais-tu nous en dire plus sur Rectum Crocodile, présenté en mars dernier à l’Arsenic, à Lausanne ? Comment articules-tu mode et réflexion sur les identités ?
MM – Je suis traversé par la littérature antiraciste et décoloniale depuis mon adolescence : c’est une question qui me nourrit au quotidien. Je crois que c’est très important que les artistes arrêtent de se désinvestir de la lutte. Même si le théâtre ou la mode sont historiquement des espaces construits comme blancs et élitistes, ce sont aussi des lieux qui me permettent de naviguer, de raconter des choses et d’opérer des déplacements. Les impacts sont concrets : je le vois dans les retours que j’ai de personnes queers, de femmes noires, qui m’écrivent pratiquement tous les jours pour me remercier pour les représentations que je suggère.
“Comment réfléchir à la question coloniale si on met un vêtement motif léopard sur une femme noire ?”
Marvin M’Toumo
Mais je me pose beaucoup de questions. En faisant de la mode et en ayant une parole politique, je suis automatiquement disqualifié, car cela semble antagoniste : comment parler d’anticapitalisme si on participe à une industrie capitaliste ? Comment réfléchir à la question coloniale si, très concrètement, on met un vêtement motif léopard sur une femme noire ?
Dans Rectum Crocodile, je montre que les choses ont plusieurs facettes : une même interprète est parfois dans une position de dominante, puis de dominée, incarne une femme, puis un animal, puis un cocotier ; ce qui révèle au passage plusieurs dimensions d’un même vêtement. La place des mots et de l’écriture est là pour amener une couche de sens et contextualiser ce qui est montré. Sans ce texte, je montre simplement des femmes noires en tigresses, et je nourris les représentations blanches patriarcales hégémoniques. Avec mon travail, j’espère proposer une grille de lecture qui permette de chahuter les stéréotypes et de regarder les vêtements autrement que comme des objets désirables : ce sont des objets qui ont un sens. On ne peut pas se donner le privilège de l’ignorer.
RD – C’est ce que je trouve intéressant dans ton travail : ce n’est pas une représentation cosmétique, réalisée pour répondre à une forme de pression sociale, comme on a pu le voir après Black Lives Matter, par exemple. De plus, Rectum Crocodile, par son format hybride, est aussi politique : plus qu’un défilé, la dimension spectacle offre une pérennité au-delà du temps de la mode, mais aussi de celui de l’actu chaude.
MM – Parfois, je me sens un peu seul dans cette pratique, comme un pirate… Mais j’ai une question pour toi, Rokhaya : maintenant que tu es invitée aux défilés, comment vis-tu ces moments ? Les entrevois-tu comme des espaces politiques ?
RD – Je les apprécie ! Je suis heureuse de découvrir des créations, de voir émerger des collections. C’est un plaisir visuel qui, à titre personnel, me nourrit. Et ce sont des espaces où je suis bien traitée et, surtout, comprise dans ma complexité. Ce sont les rares lieux considérés prestigieux où l’on peut croiser des artistes comme Aya Nakamura, Kalash, SCH… La mode les considère comme des précurseurs, alors que les sphères dites légitimes les ignorent. Ce décalage est intéressant et parlant.
Sans le calculer, c’est politique, et je sens que ma présence envoie un message aux personnes qui essaient de me marginaliser dans d’autres espaces. Avec cette position, il est plus difficile pour mes détracteurs de me faire passer pour une marginale portant des idées farfelues. Par ailleurs, dans le milieu de la mode ou auprès des médias internationaux pour lesquels je suis éditorialiste, je suis comprise dans ma complexité. Et je vois aussi dans ton cas, Marvin, que les théâtres qui t’accueillent s’emparent de ta complexité.
MM – J’ai l’impression qu’il a fallu du temps, avoir des prix dans la mode [le prix Chloé au Festival de Hyères, en 2020, par exemple, ndlr] et faire des collaborations, comme celles avec Jean-Paul Gaultier ou Chanel, pour asseoir une espèce de légitimité pour ma parole. Aujourd’hui, je suis heureux que des espaces tels l’Arsenic, le Grütli ou le Dover Street Market me fassent confiance et me laissent une place pour dire que la beauté est politique. C’est aussi faire travailler mon équipe, de femmes noires et personnes non-binaires, habiller des corps racisés et queers, et réfléchir à comment les flatter et les sublimer sous un jour qui renverse les stéréotypes.
{"type":"Banniere-Basse"}