À 30 ans, la créatrice originaire de Corrèze s’est imposée comme la figure de proue de la mode éthique et durable. La présentation de sa collection homme 2023-2024 a eu lieu ce samedi 21 janvier. Quelques jours plus tôt, elle évoquait avec nous la surconsommation, les fashion shows et la place de la pop culture dans la démocratisation de sa vision.
Au milieu du Grande Halle de la Villette, trois tours composées à partir de deux tonnes de vêtements usagés se hissent sur huit mètres de haut. Fable sur la surconsommation, le décor est à l’image du label éponyme de Marine Serre lancée en 2017 : circulaire, créatif et politique. Intitulée Rising Star, la collection automne-hiver 2023-2024 renoue avec les pièces phares de la maison : robes foulards, pièces en jean upcyclées, vestes de moto transformées en robes bustier et pulls duveteux portés en justaucorps. Plusieurs visages sont cagoulés, rappelant les premiers défilés alarmistes de la créatrice, tandis que d’autres sont ultra reconnaissables, comme celui de la chanteuse Yseult.
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Le label de la créatrice au logo en demi-lune, lancé en 2017, n’a cessé de grandir et de gravir les échelons et est aujourd’hui porté par Dua Lipa ou Beyoncé. À tout juste 25 ans, Marine Serre recevait des mains de Rihanna le prix LVMH et se voyait adoubée des plus grandes légendes de la mode ; Karl Lagerfeld, Nicolas Ghesquière et Phoebe Philo font alors partie du jury.
À l’époque, elle vit dans un studio de 15 mètres carrés porte de Clignancourt, se préoccupe peu des tendances de mode et souhaite transformer le système alors que le monde chavire. Attentats, climat en crise : son premier défilé présenté en février 2018 est un cri d’alarme mais aussi une bouffée créative. Robe aux foulards hétéroclites, hybridation entre pièces du XVIIIe et sportswear : elle est le nouveau visage de l’anti-mode. Sur certains t-shirts s’inscrit le mot futurewear comme une promesse.
Six ans plus tard, elle travaille entourée de 70 personnes depuis le 19e arrondissement de Paris, dans un bâtiment de plus de 800 m² étalé sur trois étages. Là elle trie, répare, brode et repense les déchets textiles avec son équipe.
Qu’est-ce qui a changé depuis six ans pour Marine Serre et comment va le monde selon elle ? À quelques jours de son défilé dévoilé ce samedi 21 janvier dans le cadre de la Fashion week masculine, elle évoque sa vision de la mode, les changements entrepris depuis le Covid-19 et le défi de la durabilité pour les marques indépendantes. Rencontre.
À trois jours du défilé, comment vas-tu ?
Marine Serre – Un peu dans le rush. On a encore des shootings à terminer, et la préparation de l’espace est assez complexe…Oon dort peu, mais ça va.
Quel est le message du show cette saison ?
Je ne fais que des défilés in situ : j’utilise toujours les lieux tels qu’ils sont. Je les montre dans leur beauté brute, sans les transformer. La plupart du temps, c’est en extérieur : un stade, un pont… Qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, on installe des chaises et ça se passe ! Cette saison, j’ai pas mal de contraintes : je présente le soir, en plein hiver, avec 2 000 invité·es. Il fallait éviter le plein air mais rester fidèle au principe in situ de la maison. On a travaillé plus de quatre mois pour tout mettre en place.
Notre choix s’est arrêté sur la Grande Halle de la Villette où nous avons installé trois sculptures de huit mètres de haut, composées à partir de plus de deux tonnes de vêtements que nous avons récupérées, nouées et compactées. Ils seront ensuite utilisés dans les productions à venir. Ainsi, la boucle est bouclée et je parviens à illustrer le principe de circularité de la maison dans un show de quinze minutes !
2000 personnes invitées, ce n’est pas anodin pour un défilé de mode. Peux-tu nous en dire plus ?
Déjà la saison dernière, pour la collection State of Soul présentée dans le grand parc du lycée Michelet à Vanves, nous avions mis des tickets gratuits en ligne. L’opération a été reconduite cette saison, et c’est dingue de constater que les 1 000 places sont parties en 30 secondes. Cela montre que l’envie est là, l’énergie est là. La proposition d’une mode durable rassemble : cela donne un espoir pour le monde de demain et me procure l’énergie de me dire qu’il faut changer le monde. Je vois que je ne suis pas la seule. Au-delà de cela, il est important d’ouvrir les portes du milieu de la mode, qui reste fermé et peut paraître élitiste.
Les images de tes shows sont marquantes, comme le défilé Radiation en 2019, avec masques à gaz et cagoules dans l’ancienne crayère d’Issy-les-Moulineaux, ou le show Marée noire à l’hippodrome d’Auteuil…
Pour moi, les défilés se consomment comme des séries. Si vous n’avez pas vu le premier show, ça peut être compliqué de comprendre le deuxième ou le troisième, parce que finalement, ils vont tous ensemble. C’est une double continuité : celle de mon parcours et plus généralement celle de l’évolution du monde autour de nous. Le défilé est à la fois un moyen de converser, d’échanger, ainsi qu’un moment de questionnement lié à ce qui se passe dans la société, avec des moments plus ou moins dystopiques.
Quand j’ai commencé en 2017, j’avais un discours beaucoup plus alarmiste à l’égard de la mode, “Hello wake up, you’re all doing shit”. Et puis j’ai constaté un tournant au moment du confinement. La manière de consommer, que ce soit le vêtement ou les aliments, a changé. On l’a ressenti dans la maison, puisque c’était quelque chose que l’on pratiquait déjà avant la crise sanitaire. D’un coup, de plus en plus de monde s’est tourné vers ces valeurs que nous défendions, l’upcycling et le régénéré. À mes débuts, c’était loin d’être considéré comme cool. En tant que marque indépendante, le Covid-19 aurait pu nous être fatal et nous conduire à mettre la clé sous la porte. Finalement, c’est le scénario contraire qui s’est déroulé.
Aujourd’hui on peut avoir l’impression que les défilés reprennent comme si de rien ; comme si on avait tous oublié qu’on avait vécu un enfer et que le monde ne va pas très bien. Pourtant je pense que 2020 a été propice à des prises de conscience — acheter moins, investir dans des pièces qui ont une histoire… il faut encourager stabiliser, et normaliser cet élan. C’est pour cela aussi que j’invite plus de personnes à mes shows. Il s’agit de rassembler, d’avoir la sensation de faire partie d’une grande communauté.
En discutant avec de jeunes créateur·ices pratiquant l’upcycling, on constate que développer un système de mode circulaire est très onéreux, cela demande du temps et de l’argent. Comme cela se passe pour toi ?
Cela demande de l’humain, en fait. Au-delà de récupérer des matières qui sont déjà existantes, j’ai mis en place une manière de sélectionner les pièces. Ici, dans nos locaux, nous avons des personnes qui écument les sites de seconde main, qui voient des milliers et milliers de t-shirts qu’il faut ensuite classer, par couleurs, temporalités, références… Par exemple, tous les t-shirts hard rock, tous les t-shirts de running… Pareil pour les tapis. En fait, on a créé des systèmes pour tout organiser, et finalement, ce système constitue aussi une forme de langage qui nous sert à communiquer entre nous.
On récupère des tonnes de vêtements, ce qui signifie qu’il faut disposer d’espace. Avoir de l’espace à Paris, c’est de l’argent. Et c’est aussi du temps : dans une logique classique, tu reçois ton tissu, tu l’envoies à ton usine qui monte ta robe. Là, tu reçois des montagnes de vêtements sales qu’il faut sélectionner, laver, réparer et uniquement après, on peut les envoyer. Et bien sûr, cela impose des techniques de montage différentes pour l’usine. Tout un vocabulaire doit être mis en place pour se comprendre. Pour tout dire, cela fait six ans et demi que la marque existe, et on commence juste aujourd’hui à avoir un vocabulaire et des collaborateurs fixes et fiables. C’est ultra chronophage. La transition ne se fera pas en une seule génération. Mais il faut bien commencer quelque part…
C’est un travail de l’ombre mais essentiel, et je pense que les gens le ressentent en portant les pièces. On sent la différence entre un vêtement sur lequel on a passé trois minutes et un vêtement sur lequel on a passé une heure.
Le lien affectif au vêtement est également central dans ta vision.
Oui, c’est essentiel : toutes les pièces ont des histoires. J’aime constater comment chacun·e va être touché·e et affecté·e différemment par un vêtement vintage. Des ex-fans de hard rock seront sensibles à la vue d’un t-shirt de leur groupe favori, d’autres vont chercher des t-shirts de refuges pour animaux… Cela montre que le vêtement est porteur d’émotions, de souvenir et de valeurs. Il raconte une histoire sur chacun·e… Ce qui rend chaque pièce unique. Mon travail est de redonner du sens à ces vêtements, pour qu’ils puissent raconter de nouvelles histoires.
On constate une sensibilité croissante pour les pièces de seconde main, que ce soit dans le vêtement ou la décoration. Pourtant, dans certains milieux sociaux ou zones géographiques, il ne s’agit pas de choix à la mode mais l’unique réalité. Vous-même, vous avez souvent évoqué votre enfance en Corrèze, et vos journées chez Emmaüs. Souhaitez vous en parler ?
En effet, ado, je n’avais accès à la mode no par internet, ni par la ville, car on vivait au milieu de la forêt. La seule chose qu’on pouvait faire, c’était chiner. Sinon, je chopais des trucs qui appartenaient à ma mère, à mon grand-père. Mais c’est vrai que je passais énormément de temps chez Emmaüs : c’était un endroit que j’adorais. Et ça n’a pas changé. Chiner, chez Marine Serre, c’est la base : tout est parti très naturellement de mon mode de vie, d’un mode de pensée.
Mon travail ne s’arrête pas à faire un fashion show ou à créer des vêtements. Quand tu n’as rien, une forme de créativité se met en place. Une forme de respect face aux objets que tu trouves s’établit. Moi, j’adorais me raconter des histoires incroyables avec ce que j’amassais. Tu sais, les objets sont porteurs de références, de tas de choses mystérieuses.
C’est aussi chez Emmaüs que j’ai appris à découvrir et à toucher les belles matières. Les vêtements conçus dans les années 1930, 1950, 1970 étaient pensés pour durer. Ce n’est qu’à Paris et en voyageant que je me suis vraiment confrontée au polyester !
Quelles sont les images de mode qui t’ont marquée ado ?
J’étais très fan d’Alexander McQueen. Je pense que la raison est simple : il racontait des histoires. Il s’est donné entièrement dans ses fashion shows. Il est parvenu à communiquer sa vulnérabilité, sa sensibilité. Ça me renversait. Encore aujourd’hui. Ma première inspiration, c’était lui : pas un simple créateur de vêtements, mais un créateur de films. Il provoquait, mais toujours avec une forme de justesse. Si le travail artistique n’est pas porté par des valeurs, par une vision utopique pour le monde de demain, je ne vois pas à quoi cela sert… Je crois que c’est aussi pour cela que j’ai tant aimé faire des films pendant le confinement pour présenter mes collections : il est plus aisé de faire passer certaines émotions dans un film que dans le cadre codifié du fashion show.
Justement, tu as bousculé cet exercice du fashion show, notamment avec tes castings…
Je travaille hyper en amont… Ce sont des personnes que je choisis. Certain·es sont super jeunes, mais il y a aussi des personnes qui ont plus de cinquante ou soixante ans. Au niveau du sizing, une large variété de tailles sont présentes dans les shows. En matière de logistique, cela rend les choses un peu plus compliquées, car il faut réaliser toutes les pièces dans des tailles différentes – en termes techniques, il faut les “grader” avant le show.
La convention, quand tu es une maison de mode, est de recevoir les pièces dans une seule taille en amont du show, puis de “grader” après pour la vente. Mais j’ai une volonté : faire des shows à l’image des gens du quotidien et de celles et ceux assis sur un banc qui attendent le bus. Cela me rend heureuse. Mais forcément, la difficulté, quand on veut changer un système, c’est qu’il faut bousculer les habitudes ancrées. Mais c’est ça, mon travail : tout doucement, step by step, faire évoluer nos habitudes vers quelque chose qui a plus de sens.
Quel souvenir gardes-tu de Bruxelles et de tes études à La Cambre ?
Avant d’arriver à Bruxelles, j’ai vécu à Marseille : ce sont des villes où le tri est très pratiqué, tout comme la récup et l’upcyling. Il y a aussi les marchés aux puces, le tout dans une ambiance multiculturelle avec plein d’artistes. Ce n’est pas axé sur la mode : donc tu n’es pas focalisé sur ton travail, ce que je trouve hyper nourrissant. Quant à La Cambre, c’est une école publique – il faut le souligner, car les écoles de mode sont souvent super chères.
Je pratiquais aussi l’upcycling parce que que je n’avais pas d’argent, en fait. Et j’ai commencé à faire de la récupération en collectant des choses à droite à gauche que je trouvais super belles. Je les ai transformées en impliquant toutes les techniques artisanales de montage de vêtement que j’apprenais à l’école. Pendant les trois premières années, on est éduqué avec précision à tous les savoir-faire. Un fois que ces outils sont acquis, on est libre de les transposer à ce que l’on veut. J’ai choisi des matériaux ayant perdu leur valeur, pour qu’ils en acquièrent une nouvelle.
Apprendre à réaliser des pièces, réfléchir sur leur construction, maîtriser la coupe et comprendre les matières : ce sont des choses qui m’ont évitée de faire un upcyling premier degré, où l’on a l’impression que l’on s’est juste mis un tapis sur le dos avant de venir travailler… Il y a une vraie subtilité. Si on ne comprend pas la matière, on est fichu…
Lourdes Léon, JoeyStarr, Djibril Cissé ou encore Jorja Smith étaient présent·es à ton défilé en juin : quel est ton rapport à la pop culture ?
Ça part toujours d’une rencontre avec des gens dont j’apprécie l’art, mais surtout d’un échange entre êtres humains partageant les mêmes valeurs. Peu importe la génération, le pays, la pratique artistique, on est tous·tes pareil·les : on aime raconter des histoires et on a tous·tes envie d’une planète meilleure. La pop culture, j’aime ça, tout simplement. Et les personnalités sont importantes pour faire passer les messages et contribuer à faire descendre l’upcycling dans la rue.
Quels sont tes grands projets pour 2023 ?
Mon challenge 2023, c’est vraiment ce dont on a discuté : arriver à parler à tout le monde et rendre l’upcycling accessible. Je garde des lignes couture (Gold Line et Red Line) et la Wild Line plus accessible. L’hybridité des deux offres m’est essentielle. Avoir à la fois un red carpet upcyclé sur Beyoncé et nous habiller nous, je pense que c’est ça le projet !
Dernière question : tu ne passerais jamais un dimanche sans…
Aller dans la forêt avec mon chien.
Propos recueillis par Manon Renault.
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