Après avoir fondé son label en 2017, le jeune créateur de 31 ans a repris en novembre 2022 la maison Ann Demeulemeester. Un mois après son premier show et en pleine préparation de la prochaine collection de son label, il raconte son rapport au désir, aux réseaux sociaux, évoque Rick Owens, Caroline Polachek et Paris Hilton. Rencontre.
Une jupe taille basse, semblable à une serviette de bain prête à s’étaler sur le sol : ce look a marqué 2019 et composé la première collection de Ludovic de Saint Sernin. Tissu effet mouillé, peau perlée d’eau : un jeu entre habiller et déshabiller, montrer et suggérer, se tissait dès cette première collection sensuelle non genrée, présentée sur la terrasse du Centre Pompidou.
Quatre ans plus tard, Ludovic de Saint Sernin s’est fait un nom dans le milieu pour ses collections jouant sur des codes homoérotiques. Gigi et Bella Hadid défilent pour lui tandis qu’il joue les mannequins pour Rick Owens. Le 2 mars 2023, il dévoilait sa première collection pour la maison Ann Demeulemeester, fondée en 1985 et connue pour sa mode androgyne aux inspirations rock. Pour Les Inrocks, Ludovic de Saint Sernin évoque ce nouveau chapitre et revient sur son rapport au désir, aux réseaux sociaux et ses débuts dans la mode.
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Le 13 mars 2023, soit moins d’une semaine après ton premier show pour Ann Demeulemeester, l’actrice de la série Euphoria Hunter Schafer portait ta silhouette opaline composée d’une plume cache-seins et d’une jupe longue sur le tapis rouge de la soirée Vanity Fair des Oscars. Peux-tu nous raconter ?
Ludovic de Saint Sernin – Ce qui est dingue, c’est qu’avant même le dévoilement de la collection pendant la Fashion Week, de nombreuses demandes de looks nous sont parvenues, notamment pour habiller des personnalités à la soirée Vanity Fair des Oscars. Avec un timing si proche du défilé, cet événement est presque devenu une extension du show, alors il fallait faire attention. Avec mon attaché de presse Lucien Pages, nous avons effectué une sélection très précise et réfléchi au message que nous souhaitions transmettre pour ouvrir ce nouveau chapitre d’Ann Demeulemeester.
Quand Law Roach, le styliste d’Hunter, nous a contactés, nous étions hyper excités… et cela faisait totalement sens. Hunter est une icône, à la fois une actrice sublime, un symbole mode, une femme trans magnifique : une égérie contemporaine, en somme. Par le simple fait de se rendre visible, elle fait des statements politiques forts. Elle montre d’autres canons de beauté et donne une visibilité aux personnes transgenres. Elle a choisi de porter le look final du show, et elle l’a fait avec une grâce et une élégance telles… qui pourra le porter après elle ?!
Est-ce que tu avais regardé Euphoria ?
Oui, quand c’est sorti ! Je m’en souviens très bien car j’étais en vacances aux États-Unis, dans un endroit idyllique, mais malade et cloué au lit. Assez dégoûté… Mais je suis tombé sur Euphoria et je suis resté scotché à l’écran. J’ai regardé la première saison en 24 heures. C’était fort visuellement et les personnages sont captivants : celui d’Hunter m’a paru inédit, du jamais vu dans une fiction !
C’est une chance de voir se dessiner quelqu’un de si inspirant pour la nouvelle génération – que ce soit les hommes, les femmes, les cis ou les trans. Avoir l’opportunité de l’habiller était évidemment un honneur. En quelque sorte, je suis passé de l’autre côté de l’écran : de spectateur, à quelqu’un qui la connaît – on est sorti quelques fois ensemble entre Paris et Los Angeles –, jusqu’à l’habiller pour un moment iconique… un rêve incroyable !
L’expression du désir occupe une place importante dans ta marque et j’ai lu dans plusieurs interviews que Robert Mapplethorpe avait joué un rôle central dans ton éveil personnel. Peux-tu nous en parler ?
Concernant le désir, j’ai eu deux éveils. Adolescent, j’étais complètement hétéro. J’évoluais dans un monde particulier : Paris, le 16e arrondissement, sans référence gay, queer ou LGBTQI+. J’ai grandi innocemment dans cet environnement sans me rendre compte qu’il existait d’autres possibilités. Pour le dire autrement : il n’y avait pas Euphoria ! Je regardais des séries comme Les Frères Scott… hétéronormatives, sans vraiment d’ouverture au niveau de la storyline.
Mon second éveil s’est donc fait très tard : vers 23 ou 24 ans, quand j’ai lu Just Kids de Patti Smith, dans lequel elle raconte son histoire d’amour avec Robert Mapplethorpe. Je me suis beaucoup identifié à lui : il était amoureux et en couple avec Patti Smith. Ils construisaient leur intimité et leur identité, à la fois en tant qu’artistes et que personnes, et il s’est révélé gay. Il a découvert sa sexualité à travers la photographie, et également l’expérience de la nuit new-yorkaise. Ce livre, ou plutôt son expérience, m’a marqué. C’est marrant, car il me rapproche un peu d’Ann : sa muse est Patti, la mienne est Robert.
Quand j’ai compris ma sexualité, je me suis plongé dans une recherche approfondie pour comprendre ce que sont culturellement les identités gay, queer. J’ai également voulu comprendre l’histoire de ces communautés, comprendre ce que signifiait l’appartenance à ces groupes. Ces recherches, je pense, se voient dans mon travail. Je m’explique : directement après tout cela, j’ai commencé à m’exprimer et c’était par le biais d’une collection. J’ai imaginé l’exercice de création mode comme un journal intime, une forme de partage d’expérience humaine : celle d’une personne qui se découvre.
Il me semble que cette intimité est motrice dans le succès de la marque, et c’est le lien fondamental qui m’unit à mon public : je suis très naturel, instinctif, spontané et authentique. Je les laisse tout découvrir avec moi. Ainsi, parler de désir est important : cela peut aider certain·es à se découvrir. Je veux dire, au-delà du monde de la mode et du design, mon expérience peux toucher des gens… du moins je l’espère.
Est-ce que se raconter est devenu politique, comme la création de nouvelles représentations ?
Oui, bien sûr ! En fait, Instagram a été un outil dans ce processus. Poster des selfies peut paraître superficiel a priori, mais cela peut inspirer ou permettre à des gens à s’autoriser des choses. Les garçons notamment peuvent ainsi se penser dans des codes usuellement étiquetés plus féminins.
Je ne m’en rendais pas compte au début. En partageant mon contenu, l’algorithme Instagram m’a permis de consolider une communauté autour de moi, qui s’est développée au fur et à mesure. Ainsi, me rendre visible rend visible un sujet de société qui est important aujourd’hui. Je le fais de manière très personnelle : c’est mon expression à moi, ma subjectivité. Il y a plein d’autres personnes fluides qui parlent et proposent différents types de rapports à la masculinité, la féminité, la sexualité… C’est ce qui est important et beau : la variété. Adolescent, c’était inexistant pour moi : me dire que je peux participer et représenter quelque chose que je n’avais pas me touche énormément.
Est-ce que tu trouves que le discours sur la gender fluidity est plus facile dans la mode contemporaine ?
C’est merveilleux et important qu’on puisse créer de nouveaux espaces et même des sous-catégories permettant aux gens de trouver des repères et de s’identifier… mais ces catégories et sous-catégories ne sont pas là pour “casser” les personnes cisgenres. Je m’explique : je ne pense pas que ce soit possible dans le futur qu’il n’y ait plus de mode homme/femme. Ce n’est d’ailleurs pas le but : mais plutôt de créer de nouveaux espaces supplémentaires ou chaque personne ressent qu’on lui parle, et qu’il ou elle est intéressant·e pour quelqu’un·e.
Mais il faut être très très conscient·e… Moi ou d’autres personnes, nous faisons partie d’environnements très éduqués et qui se posent beaucoup de questions. Malheureusement, ce n’est pas le cas partout. Je me sens complètement libre de porter ce que je veux, d’être qui je suis où que ce soit… mais je ne me mets pas en danger. Ce que je fais sur Instagram est facile pour moi, mais pour quelqu’un qui me voit à l’autre bout du monde, cela pourrait être impossible. Il y a encore beaucoup de travail.
J’ai 300 000 abonné·es, mais on est des milliards sur la planète. C’est donc important de continuer à se rendre visible et rendre visible les causes queer… je n’ai pas envie de dire “se battre” mais parler haut et fort, être fier·ère. Il faut aussi noter que la hausse de visibilité pour nos communautés s’accompagne d’une haine plus que latente.
Effectivement, on peut penser au chanteur Bilal Hassani qui a dû annuler un concert fin mars suite à des menaces et intimidations… La haine est toujours présente. Est-ce que tu en as déjà été victime personnellement, ou ta marque ?
La peur a toujours provoqué des violences, des incompréhensions… Comme je le disais, Instagram permet de créer des bulles assez protégées, mais quand certaines vidéos deviennent virales et s’extraient de ces bulles, l’homophobie, la transphobie, le racisme peuvent se faire jour…
Si c’est dirigé contre moi-même, je prends sur moi, mais si c’est à l’égard de mes mannequins, là ça me touche beaucoup… Ils et elles ne le méritent pas. Dans la “vraie vie”, je me fais rarement insulter car je suis entouré de ma bulle de confiance et d’amour… C’est essentiel, vital : sinon, cela peut être très dur à vivre.
D’ailleurs, c’est une force de parvenir à partager son intimité sur Instagram : à quel point cette intimité est-elle construite, que gardes-tu pour toi ?
Je suis complètement un livre ouvert ! Il n’y a rien de moi que tu ne vois pas. C’est marrant, car petit, je me suis beaucoup identifié à certaines de mes célébrités favorites, dont la vie privée n’était pas du tout protégée, comme Paris Hilton ou Lindsay Lohan. On pouvait voir une partie de leur vie qu’elles partageaient, mais aussi tout une partie volée par les paparazzis. J’ai donc toujours pensé qu’il était primordial d’être maître de ce que l’on partage.
Être complément ouvert, c’est mon approche, mon choix : mais cela ne m’empêche pas de se créer une intimité au fil du temps, notamment par le fait d’avoir des moments totalement off. C’est mon nouveau délire ! Je pense que ça vient aussi du fait d’avoir grandi avec l’image de Mylène Farmer, une icône qui parvient à se rendre totalement invisible.
Créativement parlant, j’imagine que ces moments off sont également importants…
Oui, carrément !
Justement, aujourd’hui, tu es à la tête de ta marque, mais aussi de la maison Ann Demeulemeester depuis novembre. Qu’est ce qui t’a poussé à dire oui ? Comment t’es-tu retrouvé à la tête de cette maison belge caractéristique de la mode des années 1990 ?
Ann est une femme designer, habillant les hommes et les femmes, dans un registre plutôt masculin. Et moi, je suis un designer homme qui habille mes garçons dans des looks plutôt féminins. On a une approche similaire : on ne se pose pas la question de savoir si le design qu’on propose sera interprété sur un homme ou sur une femme.
Un autre point commun réside dans le sens de la communauté : Ann est parvenue à créer une communauté forte de fans très fidèles qui portent et respirent sa marque. Et ce, bien avant les réseaux sociaux. De mon côté, ma marque a bientôt six ans et a commencé à partir d’une niche. Je suis très inspiré par tout cela : son travail comme le mien sont assez autobiographiques, authentiques.
En 1982, elle faisait partie du groupe “anti-mode” des “Six d’Anvers” : quelle place occupent-ils pour toi ?
J’ai découvert tout cela à l’École Duperré. Adolescent, je regardais plutôt les grandes marques parisiennes de l’avenue Montaigne : Saint Laurent, Givenchy, Balmain. Pas vraiment Margiela, Rick Owens ou Dries Van Noten. Leur découverte a changé mon univers de référence de mode. J’ai beaucoup été influencé par Duperré, où le conceptuel occupe une place importante. Et Ann est apparue sur mes moodboards sans même m’en rendre compte…
Dans une interview, tu as expliqué que pour te plonger dans l’univers d’Ann Demeulemeester, tu as fait sortir quatre-vingts pièces des archives que tu as essayées.
Je n’avais jamais porté du Ann alors que j’en devenais le directeur artistique… Il fallait donc que je porte les pièces authentiques ! J’ai cherché dans le livre rétrospectif publié chez Rizzoli en 2014, dans lequel j’ai sélectionné les looks où je me retrouvais. C’était un moment assez unique… un véritable moment mode où j’ai eu accès aux archives textiles d’une qualité exceptionnelle, conservées comme dans un musée. Je voulais voir comment les pièces rendaient sur mon corps androgyne, similaire à ceux qu’elle habillait à l’époque.
J’ai pu comprendre comment le vêtement tombait, les coupes, les détails, sentir les matières contre ma peau. Pendant quelques jours, j’ai fait une sorte de performance en essayant les looks un à un, à l’endroit, à l’envers, car il y a tout un tas de possibilités pour porter le vêtement chez Ann. Les archives comportent même des livres, tel des guides explicatifs ! Après ce premier fitting, on s’est dit avec mon styliste Olivier Rizzo que cela serait assez beau que je porte les vêtements qu’elle avait faits pour l’annonce de ma nomination au poste de directeur artistique. C’était un message d’admiration pour son travail et son héritage.
Comment parviens-tu à articuler ton travail chez Ann et ta marque Ludovic de Saint Sernin ?
J’ai commencé chez Ann en novembre, avec un défilé programmé trois mois plus tard, le 2 mars, tandis que celui de ma marque était prévu pour le 4 mars. 48 heures d’écart… Or, je voulais que chacun ait son espace. En plus, la mode est un univers tellement rapide, tout s’enchaîne si vite durant la Fashion Week. On a donc avancé mon défilé à janvier, durant la semaine homme, diminuant drastiquement le temps que j’avais !
Actuellement, je travaille sur la prochaine collection LDSS, qui sera présentée en juin pendant la Fashion Week homme. Je suis très heureux car la dernière fois que j’ai présenté une collection été durant l’homme, c’était mon premier défilé au Centre Pompidou. Cette fois, il s’agit de mon premier défilé post-Ann et je pense que cela marquera un nouveau chapitre. Les gens ne pourront pas s’empêcher de vouloir comparer les deux : cela sera donc intéressant de voir comment les deux communiquent – ou pas – et d’observer comment et si le dialogue se crée.
Tu as déjà pris ta décision concernant ce “dialogue” ?
(Rires) Ce que je peux déjà annoncer, c’est qu’on lance les sacs pour la premières fois et cela sera un moment important. En tout cas, plus je travaille pour Ann, plus j’ai envie de travailler pour LDSS ! C’est comme des enfants : je ne donnerais pas plus à l’un qu’à l’autre.
J’aimerais revenir sur tes débuts dans la mode, chez Balmain par Olivier Rousteing : quel souvenir gardes-tu de ces années et quelle est la chose la plus précieuse qu’Olivier Rousteing t’a appris ?
J’ai commencé comme stagiaire chez Balmain à 22 ans et Olivier m’a tout de suite pris sous son aile. Il a pris le temps de m’apprendre beaucoup de choses. Il s’est assuré que je me développe bien avec lui, et que je sois heureux autant dans le travail que dans la vie. Ce qui était impressionnant, c’est qu’il était très jeune, mais il possédait déjà une vision très forte et claire de Balmain.
Tu sais, on est tout les deux Vierge, et les Vierges sont caractérisées par le perfectionnisme, la volonté et la capacité à choisir une direction très précise ! Je me souviens qu’on travaillait non stop, mais on sortait aussi beaucoup ensemble. Cela m’a permis de me construire une véritable famille mode et c’est quelque chose que je recrée aujourd’hui avec mon équipe, dans ma marque.
J’aimerais ajouter que sa manière de s’exprimer avec son public m’a énormément marqué et inspiré : il n’a pas peur de se rendre visible. Il était l’un des premiers créateurs présents sur Instagram, alors que ce n’était pas encore bien vu. On l’a beaucoup critiqué pour ses selfies, le fait qu’il se mette en scène… mais il continuait. Il a fait la couverture de Têtu à poil ! Il a gardé le cap jusqu’au bout, peu importe ce qu’on disait à son propos.
Une autre référence mode importante dans ta carrière est Rick Owens, pour qui tu as même défilé en juin 2022. Peux-tu nous parler de ce lien avec lui ?
Rick a assisté à mon tout premier défilé au Centre Pompidou. J’étais très touché car c’est une idole absolue ! Comme Olivier, il n’a pas peur d’être lui et comme Ann, il a su créer une communauté avant les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il est sur Tiktok et totalise des millions de vues : c’est quand même hyper drôle de voir quelqu’un tel que lui, qui transcende les décennies et reste lui-même.
J’ai beaucoup d’admiration pour lui. On est devenu amis : il est très doux et quand on dîne ensemble, il me parle comme si on avait le même âge. Comme si nous étions tout deux des créateurs débutants, bossant sur leur jeune marque !
Rick, tout comme Olivier, m’a permis de me poser une question essentielle que ni moi, ni l’école, ni personne ne m’avait posé : ce à quoi j’allais ressembler, quelle était l’image que j’allais incarner en tant que créateur de mode et comment cela allait impacter ma marque. Tout créateur incarne sa marque d’une manière ou d’une autre et il faut penser à la manière dont on se présenter : Rick, Olivier, mais aussi Donatella Versace en sont des exemples. Même Margiela, par le choix de l’anonymat, était pleinement présent et incarnait sa marque !
C’est juste ! Dernier sujet : la musique semble toujours très importante sur tes shows. Quelle place occupe-t-elle lorsque tu crées, et plus généralement dans ton quotidien ?
J’adore la musique. J’adorerais apprendre à jouer en festival ou en soirée. J’aime beaucoup dénicher de nouvelles choses, que ce soit quand je sors ou sur TikTok. Je pense que la musique permet de faire des breaks, de s’échapper de son quotidien. Pour mes défilés, je discute longuement avec la personne de la musique, on cherche ce qui représentera le mieux le show…
Et qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
Caroline Polachek, PinkPantheress, Kim Petras évidemment… enfin plein de choses totalement différentes.
Est-ce que Spotify fait bien son travail ?
Pas de Spotify ! Je découvre des musiques dans la vraie vie : donc je shazame !
Propos recueillis par Manon Renault.
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