Ex-party girl londonienne, à l’orée des années 2000, celle qui a marqué la dernière décennie avec ses pièces rétrospectivement qualifiées “quiet luxury”, lançait, le 30 octobre dernier à 15 h 00, sa première collection à son nom, composée de pièces impeccables au prix dispendieux, vendues en moins de 48 heures. Décryptage.
Un pull col roulé, remonté jusqu’aux lèvres, articulé à un pantalon cargo soigneusement resserré au niveau de la cheville : un ensemble a priori commun, qui se détache par les volumes chauve-souris d’une manche, les épaules tombantes, ou les détails molletonnés allongeant la cuisse. Pas d’imprimé, peu de superpositions, pas de baskets : 150 pièces entre noir, blanc, beige et kaki, aux détails précis, rassemblées dans une collection sobrement baptisée A1, inaugurant la marque de la créatrice londonienne Phoebe Philo décrite comme “une œuvre continue sans saisons”.
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Un retour qui fait grand bruit
Depuis l’annonce par le groupe LVMH de son retour en janvier 2022, celle connue pour son quiet luxury post-crise de subprimes nourrissait l’attente, alors que des labels tels que The Row par les sœurs Olsen, la marque américaine Khaite, ou Bottega Veneta occupent, depuis la désertion de Philo, après neuf ans dans la maison Celine, le terrain du luxe discret.
Pourtant, un carré oblong de soie ivoire entre robe et blouse, ou une veste aux volumes généreux ornée de franges – pas de cow-boy, mais des languettes plates qui mesurent environ cinq centimètres de long et un centimètre de large, forment un luxe plus loud que quiet et séduisent. Les néo-masques lunettes ou les sacs cabas se sont envolés en moins d’une heure – et ce, malgré les prix alimentant des discussions pince-sans-rire sur les internets :
“Les vêtements me sourient, mais mon portefeuille dit non” où “Pourquoi est-ce du luxe ? Le prix baby”, “Il me faudra cumuler au moins trois jobs pour acquérir une pièce” sont autant de commentaires dénonçant des prix “hors-sol” : 1 500 $ pour le col roulé à la Michel Foucault, 1 100 $ pour le legging de yoga et un épais manteau opalin duveteux dont le prix est non communiqué.
Pourtant, les louanges pleuvent. “La collection sera copiée dès qu’elle sera rendue publique.” commente l’implacable critique de mode Cathy Horyn dans The Cut, où elle ne tarit pas de louanges sur Philo. Si la mode est souvent perçue comme éhontément luxueuse, que signifie cette célébration dans une ère marquée par des écarts sociaux grandissants ?
Plus qu’un luxe élitiste coûteux, le culte Pheobe Philo repose sur la figure discrètement ostentatoire de sa créatrice — figurant dans la mince liste des femmes à la tête de grande maison en 2023, et sa garde-robe entre commerciale et simplicité, masculin et féminin, ayant questionné durant ses deux dernières décennies le sens du mot sexy à travers les période de vie des femmes.
De party girl et anti star-system
Le charisme de Philo nourrit l’aura de ses vêtements et vice-versa : pourtant la créatrice se fait rare, refusant les interviews — même Cathy Horyn n’a pas eu de citations de l’Anglaise, dans une ère de la surcommunication. Déjà en 2014, alors en poste chez Céline, elle explique à la journaliste du Guardian Alexandra Shulman “J’ai une peur innée de la célébrité. Je ne sais pas d’où cela vient, mais je n’ai jamais pensé qu’être célèbre était une bonne chose. J’aime être incognito. Je tiens beaucoup à ma liberté.” À l’époque, Olivier Rousteing pose avec le clan Kardashian ou Rihanna : les directeurs artistiques sont de personnages publics et même pop culturels.
Pourtant, Philo n’a pas toujours été si discrète : fin 1990, elle pose en bustier, pantacourt taille basse avec Stella McCartney et s’affiche dans les soirées londoniennes. Elle travaille alors dans l’ombre de McCartney chez Chloé et reprend les rênes en 2001. Ballerines plates, pantalon masculin et pull ample couleur suage : elle paraît méconnaissable pour saluer après les défilés, comme le souligne alors la critique mode de Vogue Sarah Mower, qui explique, dans les pages du magazine en 2002 “l’aspect social devient une part moins importante de son travail, elle n’a pas besoin de se faire connaître en étant la fille qui fait la fête”.
Clubbeuse la nuit, concentrée sur sa famille et fan d’équitation, Philo incarne la complexité britannique dont le public mode suit l’évolution. À seulement 27 ans, la jeune fille issue de classe moyenne libérale, familière des milieux artistiques (sa mère Celia Philo est derrière la couverture de l’album Aladdin Sane de David Bowie en 1973), est applaudie chez Chloé, où elle livre un vestiaire simplifié, composé de robes ovales monochromes, chemisiers semi-transparents — entre femme-enfant et vestiaire empruntant à des codes plus masculins. Robe babydoll à la Bardot à Saint-Tropez et pantalon flatteur. “La collection la représente, et elle représente les vêtements” commente Ralph Toledano à l’époque.
Repenser le sexy
It bag portée par les célébrités — tel que le modèle Paddington, elle quitte la maison malgré le succès des ventes en 2006, et se consacre à son mari et à sa fille. Un geste rare, dans une période où la mode de luxe devient un business colossal, en somme un acte féministe, même s’il n’est pas revendiqué.
Elle reviendra deux ans plus tard à la tête de la maison Celine ou elle restera neuf ans. Son style évolue : des sneakers apparaissent, les broderies disparaissent et elle conjugue un style androgyne ou parfois hyper-féminin. Pas de party girl, pas de femme-enfant : un nouveau chapitre s’ouvre. Céline — avec un accent, c’est elle. Elle est mariée, avec 3 enfants.
En 2014, questionnée sur l’inclusivité dans la mode alors que Me-too s’amorce, elle explique : “J’utilise une idée extrême de la beauté pour montrer Celine, mais je ne crois pas qu’il faille que ce soit le cas en dehors du défilé de mode.” et d’ajouter “Je pense qu’il est irréaliste de penser que l’industrie de la mode, l’industrie cinématographique, l’industrie du sexe ne vont pas avoir des idées extrêmes de la beauté comme moyen de vente. Parfois, je n’aime pas vraiment cela. J’ai trouvé que le défilé de Rick Owens, il y a quelques saisons, lorsqu’il a utilisé des femmes de grande taille, fortes et athlétiques, dansant, était l’une des choses les plus excitantes et énergisantes que j’ai vues depuis longtemps… Cela m’a fait réfléchir.”
En 2018, elle quitte sans commentaires Celine, et cinq ans après son luxe n’est plus tout à fait discret : les pantalons tailleurs sont dotés de fermetures dévoilant le haut des cuisses, et les chaussures rétro sont sur-élevéées de talons aiguilles. Celle qui fréquentait, adolescente, les subcultures londoniennes subjuguée par les styles clinquants de portoricaines, dévoile un collier imposant en or ou s’inscrit le mot “Mom” comme un blase alors que les internets nourrissent son culte à travers des comptes comme Old Céline — 360 000 abonnées, et que la Philo mania se devine sur Vestiaire collective, où ses pièces se revendent à des prix exorbitants.
En 2002, elle expliquait : “Je pense que l’essence de ce que j’étais à 14 ans est toujours là. C’est-à-dire s’habiller, s’amuser avec des vêtements et se sentir plus sûre de soi et plus sexy.” À 50 ans, l’idée semble être toujours la même. Plus que des vêtements très chers, Philo est une idée. Une idée du sexy, qui loin d’être fixe, ou de glorifier une éternelle jeunesse, accompagne au fil de la vie.
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