Destiné au camouflage, à l’imitation, à la réincarnation ou encore à la protection, le masque n’a cessé d’être réinventé. Son utilisation, variable selon l’époque ou l’environnement, a parcouru l’histoire de l’art. La pop culture elle-même s’est fortement appropriée ces signes culturels comme des symboles d’appartenance, d’expression ou de revendication, mais aussi comme la personnification d’une image de référence.
Dans son ouvrage L’Apogée du masque au XVIIIe siècle ou la Sérénissime masquée (2008), Céline Moretti-Maqua définit le masque comme un “simulacre facial, [qui] dissimule, cache et camoufle. Bien qu’appartenant au domaine du paraître, il permet à l’homme, doté d’une dualité originelle, d’accéder à la métamorphose de son être, à la révélation de son inconscient”.
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Ainsi le masque et la cagoule véhiculent une image théâtrale et saisissante, voire angoissante, puisque le spectre impassible a tendance à impressionner. On pense notamment à ces œuvres du petit et du grand écran telles que Le Silence des Agneaux, Squid Game, La Casa De Papel, Scream, V pour Vendetta, Star Wars et autres films de super-héros où le masque a usuellement une connotation maléfique. Divers artistes tels que Slipknot ou les Daft Punk se sont même inspirés du cultissime Phantom of the Paradise de Brian de Palma.
Le masque pour inverser les rôles
À l’origine, le masque reste essentiellement une tradition de jeu et de mise en scène. Depuis l’Antiquité, les carnavals usent des jeux de rôles, octroyant au peuple plusieurs jours où les rangs sociaux sont inversés : un roi est désigné et le roi lui-même sert de bouffon. Des journées de chaos social et de folie accordées. Les protagonistes de ces fêtes se masquent pour travestir les rôles et les places. En Afrique, on accorde un pouvoir thérapeutique, religieux, voire chamanique aux porteurs de masques. Plus tard, les contemporains revisitent le masque à l’infini. On le retrouve également utilisé dans diverses organisations secrètes – Klux Klux Klan, Anonymous – ou décliné comme objet culturel au sein de certaines sous-cultures.
Avancer masqué·e dans une société surmédiatisée apparaît comme une solution de réappropriation de son propre corps mais permet aussi d’offrir un visage neutre à l’art. En effet, le masque possède un pouvoir d’annihilation de toute expression, ou alors n’en affiche qu’une seule. Dans le milieu de la musique notamment, de nombreux artistes ont usé du masque pour mystifier la singularité de leur alter-ego, se présentant de cette façon comme des marginaux, voire des radicaux. Un jeu avec le transgressif sous un maquillage intemporel et inoubliable, fréquemment justifié par la volonté de ne vouloir véhiculer “que la musique”.
Dans cette alliance de sous-cultures, le masque devient l’objet caractéristique de celui ou celle qui le porte. Pour comprendre ce sujet qui fait écho à notre contexte actuel, nous avons passé en revue une partie des plus célèbres artistes masqués, avec l’éclairage de Gérôme Guibert, professeur de sociologie de la musique à l’université Sorbonne Nouvelle : “Dans les sociétés traditionnelles et la religion, les masques sont associés au rite et l’art, les concerts et les expositions sont considérés comme des rites qui vont nous aider à affronter le monde et la réalité en façonnant des croyances. Marcel Mauss considère que l’objet du rite va renforcer ce mythe au point que les gens lui accordent un pouvoir. La star est une personne avec qui l’on a des rapports par médias interposés et le masque, dans son trouble et sa fascination, est l’illustration d’une sorte de dramaturgie quotidienne.”
Années 1970 et 1980 : les origines
Collectif d’artistes de musique avant-gardiste et expérimentale ayant émergé durant les années 1970, les Residents sont réputés pour être vêtus d’un costume et d’un masque en forme de globe oculaire surmonté d’un chapeau haut-de-forme. En plus de quarante années de carrière, The Residents a produit plusieurs dizaines d’albums, ainsi que diverses B.O. de films et des pièces de théâtre. Conceptuel et moderniste – voire futuriste –, le groupe profite tout au long de sa carrière de l’émergence des nouveaux médias et supports de diffusion (Internet, DVD, YouTube…). Encore aujourd’hui, le groupe privilégie l’anonymat et le public connaît peu de choses de ses membres. Un anonymat qui n’a cessé d’éveiller les curiosités. Gérôme Guibert se souvient : “À l’époque, les médias ne circulaient pas et ainsi ont été construites les rumeurs les plus folles, les gens voulaient connaître leur identité. Comme les Daft Punk, tout le monde était à la recherche de photos d’eux avant qu’ils soient masqués.”
Un attrait pour la dissimulation que bien d’autres artistes vont adopter dès les années 1970 et pour la décennie suivante. Parmi eux, King Diamond, le groupe Gwar – qui ont été les premiers à pousser l’art du déguisement à l’extrême sur la scène metal – ou encore les mythiques Kiss dont le grimage en blanc s’inspirait d’Alice Cooper et des masques japonais. “Le groupe se lance en 1973 et se démasque vers 1984. Durant tout ce temps, personne ne savait qui ils étaient. Si quelqu’un parvenait à prendre une photo d’eux à l’arrache quand ils étaient démaquillés, elle circulait un peu dans la presse mais en somme, ils ont réussi à maintenir leur anonymat pendant dix ans. Ils avaient donc des fans de tous les horizons, tout le monde était susceptible d’aimer Kiss. Le masque trouble les identités raciales et de genres. Il remet en cause certaines conventions, en termes de construction identitaire. L’artiste peut construire un récit comme quoi il vient d’une autre planète et que sa condition humaine résulte d’une alliance entre homme et machine, comme les Daft Punk”, explique Gérôme Guibert.
Années 1990 et 2000 : à vos masques !
Les années 1990 puis l’entrée dans le XXe siècle résonne comme une période d’émergence du masque dans la culture musicale. Un contraste étrange puisqu’il s’agit également de l’émergence de la “peopolisation” de la presse, participant ainsi à une destruction progressive de la vie privée et menant à l’hypervisibilité que nous connaissons aujourd’hui.
Le groupe le plus réputé du metal masqué est certainement Slipknot. Depuis 1995, chacun des neuf membres du groupe s’est attribué un masque et un uniforme différents et renouvelés selon les albums. Le fait de refaçonner les costumes permet à la ligne visuelle du groupe d’être en perpétuelle mutation, voire de brouiller les pistes de leur identité. Ces masques, toutefois, font sans cesse référence au lexique de l’horreur et de l’épouvante : masque de clown momifié, bouffon cruel, cochon, masque à gaz, de kabuki sans expression, cicatrices, sang, caoutchouc, cagoules, épines, clous, fermeture éclair remplaçant la bouche et autres accessoires terrifiants. Ils sont directement inspirés de films tels que Phantom of the Paradise, de Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse ou encore du tueur de Halloween.
Cet attrait pour les masques s’avère presque ordinaire parmi les groupes de musique metal et rock, puisqu’il est révélateur du style musical engagé. Slipknot n’est en rien précurseur, si ce n’est dans cette faculté de mutation de leurs personnages, procédé qu’emploie également le groupe suédois Ghost avec ses diverses versions du personnage Papa Emeritus et de ses goules. On peut assurément penser que Slipknot se serait inspiré du groupe de trash metal américain Gwar ou encore du groupe de heavy metal finlandais Lordi. Ces derniers n’hésitent effectivement pas à aller dans les extrêmes pour leurs déguisements. D’autre part, Slipknot a mené une rivalité avec le groupe de metal industriel Mushroomhead, puisque les deux groupes, qui ont émergé en même temps, possèdent des accoutrements similaires, également en constante évolution selon les sorties d’albums.
Dans cette mécanique du spectacle, le masque – et son perpétuel remaniement – va permettre à l’artiste de mener son propre récit. “Le masque a une dimension magique de pouvoir. Enfiler un masque connote un certain nombre de choses se trouvant plutôt du côté du surnaturel et qui dépassent l’individu. Cela mène automatiquement à une sorte de fascination et à la fois à une sorte de peur envers l’objet”, analyse Gérôme Guibert. Un storytelling à la limite de la mythologie donc, que vont également mettre en œuvre les Stupeflip avec leurs cagoules et leurs personnages de scène du C.R.O.U.
Années 2010 : la scène électro
Qui dit masque, dit Daft Punk. Depuis 1993 et malgré leur séparation en 2021, le tandem français s’impose comme les artistes indétrônables qui feront vibrer n’importe laquelle de vos soirées. À l’origine d’une multitude d’albums et de morceaux indémodables, de B.O. de films et de documentaires, leur approche visionnaire de la musique électronique a donné naissance à ce qu’on appelle communément “la French Touch”. Précurseurs dans les effets spéciaux scénographiques, leur ligne visuelle fait partie intégrante de leur image, faisant de leurs masques lumineux et robotiques leur signe de distinction premier. S’ensuivront une panoplie de DJ masqués, parm lesquels Deadmau5 et son énorme masque de souris, Boris Brejcha et son masque mi-Joker mi-Arlequin, puis plus tard Marshmello et son smiley cylindrique ou encore Vladimir Cauchemar et sa tête de mort, pour ne citer que les plus connus.
Tout comme dans la musique metal, le masque est aussi apparu comme un apparat théâtral intéressant pour illustrer les tréfonds des raves et des warehouses. Le mystérieux, malicieux, délirant, voire machiavélique SNTS est un DJ allemand de dark industrial techno. Bien implanté dans la scène techno, l’ombre de SNTS laisse toujours planer le doute sur son identité et soulève de nombreuses questions sur l’origine de son déguisement. Vêtu d’un manteau sombre, la tête couverte d’un châle noir et le faciès spectral, rien ne peut le trahir. La matière lisse du masque fait écho aux masques vénitiens et le capuchon pourrait s’apparenter à celui des pèlerins catholiques. Des symboles religieux que l’on retrouve déjà chez les groupes Ghost ou Batushka. Un accoutrement horrifique toutefois puisque l’ensemble noir, inexpressif et obscur, réhaussé de lentilles blanches, évoque la secte et le mal.
Comparable au masque de Redshape et à la capuche de Headless Horseman, cet apparat est à l’image de la noirceur de leur récit musical. On pense notamment à I Hate Models, jeune DJ français et coqueluche de la techno depuis 2017, qui par volonté d’anonymat se cache derrière un simple foulard laissant toutefois apparaître le haut de son visage. C’était sans compter sur le fait que quelques années plus tard, le monde entier allait devoir se masquer ainsi. I Hate Models passerait-il toujours incognito ?
Aujourd’hui : le masque comme seconde peau
Depuis qu’une étrange épidémie mondiale a fait son apparition, l’effet masqué a considérablement été réadopté dans le milieu de la mode conceptuelle. Déjà en 2019, Marine Serre incluait cagoules et masques à gaz dans son défilé inspiré d’un monde post apocalyptique. Lors de la dernière Fashion Week Homme 2022-2023, Gucci, Paco Rabanne, Louis Vuitton et Loewe ont revisité la cagoule, ne laissant voir parfois que les yeux. “Le port du masque a révélé chez les gens une forme de résilience finalement, puisque l’on ne peut pas voir le reste, on va se satisfaire de ne voir que les yeux. Il y a donc une dimension de fascination relative au rite et d’appréhension, car il déstabilise un certain nombre de choses”, précise Gérôme Guibert.
Mais qui dit mode et haute couture, dit égéries. Depuis la sortie de son dernier album Donda en juillet 2021, Ye, icône d’une mode parfois très conceptuelle, multiplie les apparitions masquées aux quatre coins du monde. Tantôt un masque d’extraterrestre, tantôt un visage figé en latex blanc ou flanqué d’une cagoule noire signée Demna de Balenciaga. Des sorties justifiées de façon hypocrite par une volonté de ne pas être reconnu. Pourtant, les images sont toujours directement relayées sur les réseaux sociaux @KanyeMedia_ , créant ainsi un paradoxe entre hypervisibilité et invisibilité sur lequel joue le rappeur. D’autre part, le choix du masque à peau blanche soulève quelques interrogations. On pourrait y voir une métaphore visuelle du titre de Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs (1952), ouvrage témoignant des conséquences psychologiques de la colonisation sur les personnes à la peau noire.
Dans cette mécanique de “Tu me vois, tu me vois pas”, Ye est dépendant de la popularité de sa silhouette. Un fait intéressant et parfois trompeur lorsqu’on repense au Met Gala 2021, durant lequel l’ex-femme du rappeur, Kim Kardashian, est arrivée masquée et accompagnée d’un homme masqué lui aussi. La silhouette masculine, qui semblait être celle de Ye, n’était autre que celle de Demna, leur fidèle styliste Balenciaga. Les deux hommes ayant la même carrure, le corps est de nouveau l’attribut identitaire, au-delà même du faciès. D’autre part, Kanye West a raccourci son nom pour ne garder que Ye et Demna Gvasalia ne se fait désormais appeler que par son prénom. Les deux artistes s’entendent donc sur l’ambivalence de leur identité, qui relève presque de l’avatar, usant de la cagoule comme d’une extension du masque. En habillant Ye, Demna dessinerait-il pour lui-même? Gérôme Guibert s’entend sur une “ambivalence de l’espace public et de l’espace privé, ainsi que d’une ambivalence de la mise en scène du personnage et du fait d’être soi-même”.
Kim Kardashian a elle aussi sa carte à jouer dans ce bal masqué. En septembre 2021, la vedette de téléréalité apparaissait au Met Gala habillée de la tête aux pieds (littéralement) dans une robe signée Balenciaga. Impossible de voir les traits de son visage et pourtant, impossible de ne pas la reconnaître : l’influenceuse a tant médiatisé son corps qu’il est désormais reconnaissable entre mille. Ses courbes sont devenues un symbole, véritable archétype des femmes Kardashian et, plus largement, d’un idéal physique véhiculé par les médias, aussi bien porté au rang de figure de proue du mouvement “body positive” que critiqué. Au début de leur relation, Kanye West avait façonné son style en renouvelant l’entièreté de sa garde-robe. Début 2022, Kim K devenait la nouvelle égérie de Balenciaga et la bimbo est considérée comme une icône de la mode, une muse des grands couturiers de notre époque. Il y a peu, Ye avait de nouveau enfilé ses grosses bottes de mégalo de la mode afin de pousser son ex-copine Julia Fox à remodeler son look.
Ye incarne ainsi le cas d’école d’une nouvelle génération hypermédiatisée masquée. Là où les célébrités, les marques et la haute couture revisitent sans limite le masque – Bellman ose même une publicité avec des tenues latex style BDSM dans le métro parisien –, pouvons-nous imaginer que la norme nous mène à dissimuler notre identité personnelle au profit d’une identité de marque ?
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