Anthony Vaccarello, Rushemy Botter ou encore Viktor and Rolf : autant de noms passés par le prestigieux Festival international de la mode et de la photographie de Hyères, lancé par Jean-Pierre Blanc en 1986. À l’occasion de la 38ème édition de l’événement, qui a lieu du 12 au 15 octobre à la villa Noailles, rencontre avec son fondateur.
Du 12 au 15 octobre a lieu la 38ème édition du Festival international de la mode et de la photographie d’Hyères à la villa Noailles (Var). Cette année, c’est le créateur de mode Charles de Vilmorin, 26 ans, qui préside le jury de la catégorie mode. “Je pense que Charles et Marie-Laure de Noailles (couple de mécènes à l’origine de la villa, ndlr) auraient fait la même chose”, nous lance Jean-Pierre Blanc, qui avait cinq ans de moins quand il créé le festival, en 1986. Depuis quatre décennies, le directeur général de la villa Noailles défend sans relâche la jeune création. Dans ce long entretien, il revient sur les défis politiques et culturels auxquels l’événement et plus généralement la jeune création sont confrontés.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Qu’est-ce qui vous a poussé au début des années 1980 à défendre les jeunes créateurs ?
Jean-Pierre Blanc – Depuis ses débuts en mai 1986, la priorité du festival est d’aider les jeunes artistes, qu’ils soient créateurs de mode, photographes, en charge des accessoires, architectes d’intérieur… J’avais remarqué que ces métiers étaient souvent réservés à des fils de, à des cousines de ou des copines de ; je trouvais ça un peu rude que le talent ne soit pas la priorité dans les embauches ou dans les collaborations. Naïvement, en bon provincial que je suis, j’ai proposé de lancer une plateforme qui permettrait à des jeunes de rencontrer des professionnels qui pourraient les écouter, les aider, et les soutenir.
On essaie de les suivre de manière professionnelle mais aussi familiale, et c’est sans doute l’une des différences majeures avec les autres prix. Dans un article de Libération daté de 1991, il était écrit que la particularité du festival est que tous les gens laissent tomber leur masque parisien. P.-D.G., superstars ou je ne sais quoi… Les barrières s’effondrent à Hyères. Et c’est un vrai festival — ce qui veut dire qu’il dure dans le temps. Le concours de mode en est la colonne vertébrale, mais il y a de nombreuses expositions et rencontres pendant trois jours, ce qui pourrait en faire un mini-Festival de Cannes pour la mode – même si je me méfie de la comparaison.
Aujourd’hui, le festival a grandi et s’est adossé à des groupes. La maison Chanel est évidemment très présente dans l’organisation : ça nous aide financièrement, mais pas seulement. Chanel s’est investie auprès des jeunes créateurs dans les trois domaines du concours : la mode, la photo et les accessoires. En donnant de l’argent bien sûr, mais surtout en ouvrant à Paris cette année les ateliers du 19 M et la librairie 7L au Grand Prix du Jury de la Photographie 7L.
Il y a un vrai accompagnement de la maison via ces filiales, et je crois que, 40 ans après l’ouverture, c’est l’un des plus beaux accomplissements dans l’aide précise que je souhaitais offrir. Je pense qu’on a rempli à Hyères une mission de service public, une mission culturelle et aussi une mission professionnelle envers l’industrie du luxe et de la mode.
Est-ce qu’être jeune créateur, notamment dans la mode, est plus compliqué aujourd’hui ?
Pour ma part, je n’ai pas l’impression que ce soit plus compliqué aujourd’hui qu’il y a 40 ans — loin de là. Quand on a commencé, il n’y avait rien. C’était le désert. Une fois l’école finie, c’était “débrouillez-vous les gars et advienne que pourra !” Personne ne permettait aux jeunes de prendre confiance. Aujourd’hui, on est sûrement le pays où il y a le plus de prix mode : le prix LVMH, les ANDAM et plein d’autres initiatives qui se complètent.
On soutient beaucoup les jeunes. Est-ce que ça durera dans le temps ? C’est la grande question. L’environnement international est sûrement plus raide et plus rude et, dans les médias mainstream, on se focalise de plus en plus sur les grandes marques pour les raisons que l’on connaît – annonces, financements. Mais, dans les médias plus indépendants et underground, une place assez naturelle s’est faite pour les jeunes.
Et puis les réseaux sociaux ont quand même révolutionné les choses. Je connais des jeunes créateurs qui ont commencé à faire des broderies comme Jacques Merles : il fait des petites collections, vend des trucs, et a une carrière d’artiste. Il existe ! Vous savez, je suis quelqu’un de plutôt enthousiaste. Je n’aurais pas passé 40 ans à faire un festival en province, dans une petite ville absolument inconnue, si je n’avais pas été un peu dingue ou optimiste !
Dans les années 1980, l’environnement politique a été favorable à des changements – notamment la prise en considération de la mode dans les politiques culturelles. Quel souvenir en gardez-vous ?
Ça a été très marquant pour moi. J’avais vingt ans à peu près, et la mode vivait une révolution : la première partie du XXème siècle avait été marquée par le règne absolu de Cristobal Balenciaga, Christian Dior, Gabrielle Chanel qui dictait chaque année la longueur des jupes… Et voilà que sont arrivés des jeunes créateurs, assez inattendus, que Jack Lang a beaucoup soutenus et aidés en leur donnant de la visibilité : Thierry Mugler, Claude Montana, Jean Paul Gaultier, Azzedine Alaïa, Jean-Charles de Castelbajac et d’autres…
Depuis ce moment-là, plein de générations de créateurs ont émergé sans interruption, et même si je trouve dommage que la mode n’ait plus la même place au ministère de la Culture – la ministre actuelle fait cela dit particulièrement attention aux métiers d’art -, les choses ont beaucoup évolué en faveur des jeunes.
Décentraliser la mode et proposer un festival à Hyères : c’était aussi très politique ?
À Paris, le festival se serait fait déglinguer en deux minutes. Les gens auraient dit : “C’est quoi ?” Si vous saviez le nombre de personnes de la mode qui m’ont dit : “Qu’est-ce qu’on en a à foutre des jeunes créateurs ? Pourquoi tu t’escrimes à faire ça ?”
J’avais décidé de le faire, et ça a marché. On a eu des soutiens dès le départ, malgré les réticences de certain·es. Je pense que le prix LVMH et les ANDAM, qui sont devenus des mastodontes, ont beaucoup aidé par ricochet : d’un coup, nous n’étions plus les seuls à parler des jeunes. Le France fonctionne comme cela après tout ! Je veux dire : c’est un peu comme une chanson qui sort, que l’on déteste au début, et que l’on finit par aimer car tout le monde la trouve géniale ! On ne nous aimait pas trop au début. Et puis finalement, comme tout le monde s’est mis à faire de la jeune création, les gens de l’industrie se sont dit qu’on n’était pas si cons que ça. Le fait d’être en province, le fait de travailler dans des secteurs qui sont considérés comme entre guillemets mineurs ou incompris, ça maintient éveillé et en vie.
Vous avez aussi inspiré d’autres prix à l’étranger, comme Barbara Franchin avec le prix ITS à Trieste en Italie !
Pour moi, c’est le seul véritable concours concurrent. À une époque, pour les jeunes, c’était soit Trieste, soit Hyères ! Aujourd’hui, ça se répartit mieux.
Quelles sont les thématiques qui ressortent le plus dans le travail des jeunes créateurs aujourd’hui ?
Je me pose toujours la question de savoir si ce sont les jeunes créateurs qui parlent de genderfluid et d’upcyling, ou si c’est la communication qui les force à le faire ! Hors de cette boutade, c’est central d’en parler, et beaucoup le fond d’instinct. Selon moi, les trois piliers de la jeune création aujourd’hui sont l’upcycling, la fluidité et l’artisanat. J’aimerais bien qu’ils prennent plus des risques, qu’ils nous proposent de nouvelles choses, qu’ils nous bousculent.
Depuis quarante ans, je ne vois pas une immense différence entre les gamins qui venaient au début, dans les dix premières années, et aujourd’hui. Il y a toujours un côté fait à la maison, sur le coin de la table, que j’aime bien. La nouveauté, c’est que les écoles forment aujourd’hui à une vision globalisée des choses : on parle de commerce plus facilement. On n’a pas honte de parler de vente — même si c’est toujours un truc assez compliqué.
Depuis le 30 mars, la Villa Noailles fête son centenaire avec un ensemble d’évènements. Comment décrire cette riche année ?
On souhaitait célébrer le centenaire de ce bâtiment, le clos Saint-Bernard : cet édifice majeur du mouvement cubiste, construit par Robert Mallet-Stevens en 1923, est connu sous le nom de Villa Noailles grâce au couple de mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles. Les expositions ont permis de mettre en avant toutes les formes d’arts et cultures soutenues ici depuis 100 ans en instaurant des dialogues entre mode, design d’intérieur, architecture, photographie, mais aussi entre des artistes de différentes générations.
Cela n’aurait pas été possible sans la maison Chanel, grand partenaire du centenaire, notamment pour développer l’opéra qui rend hommage à Charles et Marie-Laure de Noailles : Ressusciter la Rose, mis en scène par Vincent Huguet, avec une musique composée par Raphaël Lucas et des costumes de Jacques Merles. C’était l’immense cadeau de ce centenaire que nous avons pu jouer à la villa, au soleil couchant pendant les journées du patrimoine. On retrouve dans cet opéra un mélange entre des voix lyriques et celle de Camélia Jordana, la rencontre d’acteurs comme Félix Maritaud ou Pauline Cheviller, la présence des danseurs et acrobates de la compagnie Wosembe – des garçons de Marseille qui viennent de la rue, souvent immigrés. C’est l’histoire de rencontres étonnantes, une véritable aventure humaine et je sais que les gens qui y ont participé ne se quitteront sans doute plus jamais !
Nous avons eu un public de 300 personnes par soir ainsi que, pour la première fois, toute la famille Noailles, qui a été charmée et enthousiasmée. On espère pouvoir rejouer cet opéra, et il y a encore des événements à venir : par exemple, la présentation de la garde-robe de Marie-Laure de Noailles, dont Émilie Hammen fait le commissariat. La maison Chanel, mais également Ester Manas ou Roisin Pierce, qui sont passés par le festival, ont reconstitué plusieurs pièces. Nous présenterons aussi prochainement la réédition d’un roman de Marie-Laure de Noailles intitulé La chambre des écureuils. Puis une exposition de Paul Rousteau, un jeune photographe français, sera lancée le 24 novembre.
Cela permet de montrer la vitalité culturelle hors de Paris. Quel a été l’accueil à Hyères ?
On a eu une augmentation de 64 % de visites ! Parfois, c’est un peu chaud : on a déjà vu 1 000 personnes débarquer en une après-midi dans une petite salle… Je dois dire merci à la presse nationale qui a beaucoup parlé des événements, mais aussi à notre partenariat public et privé.
Effectivement, la vitalité de la villa Noailles repose en partie sur des investissements privés.
50% de nos budgets sont privés : sans cet argent, on ne ferait pas le quart de la moitié de ce qu’on peut faire. Pendant les années 1980, les mannes financières publiques étaient puissantes, mais aujourd’hui, pour des raisons X et Y, celles-ci ont baissé… Et le privé reprend une place importante, notamment avec la loi Aillagon de 2003 qui permet de défiscaliser pas mal d’argent et incite les groupes au mécénat. Je sais que cette loi est discutée, mais l’enlever serait catastrophique pour de nombreux projets culturels.
Il y a eu des rencontres et découvertes mémorables au festival, quels ont été les moments déterminants ?
En 1995, Karl Lagerfeld m’a demandé de shooter à la villa Noailles : ça a changé ma vie ! Je pensais que c’était une blague, mais il n’a pas arrêté de venir ensuite. Je pense aussi au jour où Azzedine Alaïa a accepté d’être le président du jury pour la 20ème édition. Il m’a tout suite dit : “Viens habiter à la maison et je te montre des robes, on choisit ensemble.” J’avais l’impression d’être dans un rêve. J’ai habité chez lui, dans les chambres de l’atelier. Ma voisine était Naomi Campbell.
Je me souviens aussi de la seconde édition du festival : Jean-Remy Daumas avait accepté de venir défiler à Hyères – c’est comme si aujourd’hui, grosso modo, Jacquemus venait défiler avec des mannequins locaux, ce qui ne se produirait jamais ! En tout cas c’était formidable… John Galliano l’a fait également. En 1991, il a accepté d’être président du jury alors que le festival existait depuis cinq ans. Il était comme une espèce d’étoile venant de débarquer à Paris : rien que d’en parler, j’en ai la chair de poule. Je me souviens de tout — Sylvie Grumbach l’avait ramené après ce défilé incroyable qu’il avait fait à Paris. C’est cette année-là qu’il a rencontré Robert Ferrell, de l’agence de mannequins Marylin, qui était lui aussi dans le jury : ils ne se sont plus quittés depuis. Ferrell est devenu le directeur général de John Galliano.
L’année d’après, en 1992, on a eu un jury incroyable : Helmut Lang, Martin Margiela, Jean Colonna, Martine Sitbon, Jean Touitou. En 1993, Viktor and Rolf gagnaient le prix avec cette collection incroyable qui les a lancés. Je pourrais vous en parler pendant des heures et des heures. J’ai soixante ans, et la jeune création, c’est plus de la moitié de ma vie. J’espère qu’on fera un livre un jour. On a des tonnes d’archives : plus de vingt mille documents et trois cents looks conservés.
Quelle est votre politique de conservation ?
On garde des pièces depuis 1998 : en réalité, c’est la date où Marie-Claude Beaud, à l’époque directrice du musée des Arts Décoratifs, nous a proposé une rétrospective. Mais nous n’avions rien ! On a perdu beaucoup de choses sur les cinq premières années. À partir de là, on a automatiquement conservé des pièces. Actuellement, je vide ma maison et je passe mes week-ends à regarder les cartons : j’ai retrouvé des photos de John Galliano avec la photographe Laurence Sudre sur la plage à Hyères. Dingue !
Je retrouve aussi des vieux articles, ça fait du bien. Mais c’est aussi intéressant de constater que certains grands supports n’ont jamais fait une ligne sur le festival… Vogue par exemple ! Ça reflète pas mal de choses.
Aujourd’hui, que souhaiteriez-vous améliorer pour les jeunes créateurs ?
Si j’avais plus d’argent, je sais ce que je pourrais faire : je mettrais en place des coaches pour aider les jeunes sur le temps long. Mon rêve est que Hyères soit comme un lieu ressource peur eux. Je parlais tout à l’heure de l’esprit familial. C’est quelque chose qui me tient à cœur. J’ai toujours pensé que quand on invite des artistes, c’est un peu comme s’ils venaient à la maison : on va dîner avec eux, on parle, on échange, on ne les abandonne pas !
Il y a plusieurs choses que nous pourrions améliorer pour le concours : fabriquer les collections, payer les voyages, le transport des collections - c’est un investissement que certains ne peuvent pas forcément s’offrir. En ce moment, on essaie de faire venir un jeune Indien pour faire une performance, mais nous n’avons pas les autorisations de le faire voyager : les ambassades françaises à l’étranger nous refusent des visas pour des artistes, je trouve ça incroyable…
Enfin, j’aimerais pérenniser Hyères comme une institution - ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Quand je vais partir, parce que ça arrivera forcément un jour, et je me le souhaite, je ne sais pas s’il y aura une volonté politique de sauver le festival. Je le dis depuis des années, ce n’est pas nouveau. Ce serait quand même triste que ça s’arrête, mais ça ferait sûrement plaisir à des gens… Parce qu’au-delà de mode et d’art, on parle d’identité et notamment de sujets LGBT. Et il ne faut pas croire que dans notre pays, en province plus particulièrement, cela soit facile en 2023. Moi, je suis aujourd’hui un papi au sens strict, et daddy chez les gays : je pense que c’est important de prendre la parole à ce propos, de dire que ce n’est toujours pas simple, et qu’il faut continuer à se battre aussi sur ces sujets-là. Et ce ne sont pas des sujets tabous. Ce n’est pas parce qu’on parle de sexualité qu’on parle de cul, c’est simplement parler de la vie et de liberté – mais la liberté fait souvent peur. Ça reste un combat politique.
Propos recueillis par Manon Renault
{"type":"Banniere-Basse"}