Cuir, latex et vinyle : rendue populaire par Emma Peel, les mouvements punk, Madonna et les soirées electro du Berghain, l’esthétique BDSM fait l’objet de multiples relectures dans la mode contemporaine. Des liaisons dangereuses ? Quel est le sens de cet éternel retour ?
Corset recouvert de laçages articulé à un blouson biker chez Mowalola, justaucorps perforé au nombril accessoirisé de gants en cuir dans le vestiaire néo-workwear de Courrèges, harnais juxtaposé à une robe victorienne enfantine chez Alexander McQueen : les codes de l’esthétique fétichiste se déclinent et s’hybrident au fil des défilés. Ils sont explicites dans l’univers homoérotique dessiné par Ludovic de Saint Sernin, ainsi que chez le designer d’avant-garde Richard Quinn.
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Ce dernier invitait en 2022 la drag queen Violet Chachki à fouler le podium en total look latex, homme maintenu en laisse en guise d’accessoire. Un buzz instantané, alors que quelques mois auparavant, OnlyFans – aka l’Instagram du porno – bannissait de sa plate-forme les images jugées trop explicites, et que les réglementations Instagram se radicalisaient.
Objet d’éternels revivals mode, l’univers BDSM (pour bondage, domination soumission et sado-masochisme) bénéficie en 2023 d’une gloire dans de nouveaux territoires, bien loin des backrooms. Sur l’application TikTok, la Gen Z partage ses conseils pour arborer le harnais au quotidien. Résultat ? Une augmentation des recherches de 136 % en avril selon l’index mode Lyst, et un hashtag #fetishcore cumulant 1 million de vues.
Sur les tapis rouges, les stars se gantent de latex et chaussent leurs cuissardes depuis que Kim Kardashian a ouvert la voie, cagoulée en Balenciaga au Gala du Met Ball 2021, tandis que les dominatrices d’hier deviennent les icônes mode du présent à l’instar de Julia Fox, ex-travailleuse du sexe au style qualifié de “dominatrix couture” par le New York Times. De même, quand la néo it-girl ne porte pas une robe avec un collier mimant une strangulation, elle opte pour des pantalons ultra taille basse en cuir avec large queue en crin ébène.
De Madonna en passant par Catwoman, depuis plus de six décennies, les personnages fictionnels et les icônes pop extraient l’imagerie BDSM de l’alcôve. Le fétichisme atteint-il un nouveau stade dans le mainstream, ou est-ce le maintream qui est devenu plus kinky ?
Des backrooms aux podiums
Avant d’être une esthétique pop, le BDSM est associé à une pratique sexuelle ostracisée dans la société moderne – le modèle même de la perversion selon le philosophe Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, volume I. Casquette en cuir et combinaison en latex : dans le sillage de Stonewall et des révolutions gay des années 1970, l’imagerie BDSM trouve une place confidentielle, encore stigmatisée dans l’espace public.
À cette époque, gays, lesbiennes, travailleur·euses du sexe et personnes trans se retrouvent dans les premiers bars safe de New York ou dans les prides de San Francisco et pensent le BDSM comme une pratique “politico-sexuelle”, ainsi que le note le théoricien queer Sam Bourcier dans son ouvrage Queer Zone. L’objectif ? Se jouer des codes du pouvoir pour mieux les redéfinir, mais aussi resexualiser le féminisme et l’amour lesbien.
Fin 1970, la subculture punk extrait les signifiants vestimentaires fétichistes du registre de la révolution queer pour forger son uniforme No future. Cheffe de file, Vivienne Westwood, en bas en caoutchouc, déshabillé et talons aiguilles, se joue des tabous, alors que tout le monde porte des pantalons évasés et des chaussures compensées. Avec sa boutique SEX, elle habille de harnais de cuir toute une génération réfractaire aux politiques conservatrices et introduit le BDSM sur les podiums. Dans les années 1980 et 1990, le fetishwear circule dans les scènes juvéniles et nocturnes, lié à des revendications plus globales de liberté et d’opposition, et s’hybridera aux uniformes gothiques, cyberpunk ou des clubs kids habillés en Pam Hogg dans les années 1990.
“Dans les années 1980, la situation a changé concernant les codes fétichistes, alors qu’un journaliste anglais annonce : ‘C’est cool d’avoir un kink, le fétichisme est de retour dans la mode. » Dix ans plus tôt, les amoureux d’esthétiques hardcore hésitaient encore à apparaître en public… ”, note l’historienne de la mode Valérie Steele dans son ouvrage Fétiche : mode, sexe et pouvoir, signalant un changement de paradigme à l’aune du XXIe siècle caractérisé par l’impossible distinction entre adeptes du fétichisme et esclaves de la mode.
Fétichisme pop
Par les voies conjointes de la mode, de la musique et du cinéma, le BDSM est entré dans la culture visuelle populaire occidentale – la preuve que la machine capitaliste récupère tout ? Il ne faudrait pas se méprendre et dépolitiser les relectures BDSM. Au milieu des années 1980, Rei Kawakubo pour Comme des Garçons ou Martin Margiela utilisent ses codes pour remettre en cause le fonctionnement eurocentré de la mode, valorisant et imposant les cultures hégémoniques au détriment des marges. Puis début 1990, les Belges Ann Demeulemeester et Walter Van Beirendonck réemploient latex et bandelettes de cuir : au service d’une mode androgyne pour la première et dans le but de questionner les masculinités pour le second. Par la suite, Alexander McQueen, Rick Owens ou encore Glenn Martens se nourrissent de ces codes, réactualisant l’underground au centre de l’industrie de la mode – une révolution par l’intérieur.
Mais c’est surtout la pop culture qui rendra le BDSM ultravisible, par l’entremise de Rihanna, Lady Gaga et avant elles Madonna, à travers les pages du scandaleux ouvrage SEX, paru en 1992. En sous-vêtements en cuir, une main blottie entre les cuisses, la reine de la pop fait de cette publication intime publique un outil d’expression du désir féminin en pleine crise du sida.
Enfin, le cinéma a offert son panorama de personnage glaçants et sensuels, inspirant les designers contemporains à repenser les codes. La bassiste et choriste autodidacte Louise Decouflé raconte avoir été profondément marquée par Carrie-Anne Moss aka Trinity dans Matrix : “J’avais 12 ans, et c’est une vision dont je ne me suis jamais remise ! Pareil pour le costume en bandelettes porté par Milla Jovovich dans Le Cinquième Élément… J’ai complètement découvert cette esthétique via la pop culture”, confie-t-elle, expliquant qu’il reste encore à faire pour mieux démocratiser cette esthétique dédiée au plaisir. Elle-même, avec son label Lareyne Merlin, produit des pièces accessibles économiquement, tout en questionnant l’inclusivité dans les représentations, dont elle regrette qu’elles soient encore peuplées en majorité par “des corps blancs minces et jeunes, correspondant à l’idéal de beauté mainstream hétéro”.
Esthétique et nouvelle politique de l’inversion
Si porter le corset librement demeure un privilège, de jeunes créateur·ices de mode en proposent des relecture connectées aux problématiques contemporaines. Entre fantasy, SM et craft, Anna Heim a notamment habillé la dominatrix couture Julia Fox et détourne les corsets, qu’elle hybride à des pièces en crochet et en laine duveteuse rappelant les poils pubiens, afin de symboliser un lien oublié entre force et fragilité. “Je pense qu’il est important de conserver des espaces safe autorisant l’expression de la fragilité dans une société où cela devient tabou. Avec mon travail, je détourne le vestiaire fétichiste, afin de déjouer le regard masculin et faire de mes vêtements quelque chose que les femmes apprécient sur leur corps”, explique t-elle.
Imaginant un vestiaire post-genre en détournant le BDSM glamour du cabaret qu’il articule aux références underground contemporaines, Vincent Pressiat, 26 ans et plébiscité par la muse de Rick Owens Michèle Lamy, incarne un nouveau camp, aussi esthétique que politique. On devine les signes fétichistes dans ses corsets, des robes à découpes ou ses articulations entre jupes crayon et cuissardes : “Simultanément chic et trash, l’esthétique BDSM a nourri celle de la femme puissante, triomphante et conquérante : la domina symbolise un renversement des normes patriarcales. Aujourd’hui, l’imagerie BDSM est devenue plus largement le symbole d’ une posture de contestation contre l’ordre établi, particulièrement manifeste dans les périodes de crise comme celles que nous vivons actuellement”, explique-t-il.
S’il souligne le détachement entre esthétique fétichiste et pratiques sexuelles, il note l’importance de ne pas se déconnecter de ces scènes. Lui-même a grandi entre cabaret et soirées electro, et note la vitalité des scènes BDSM queer et libertines parisiennes, comme Maison Pourpre. “Ces lieux restent centraux pour que le tout existe. Il faut les protéger.” Confidentielle et pop, couture et underground, l’esthétique fétichiste n’a cessé de s’hybrider, devenant un code pour inventer des ailleurs, mais aussi préformer, user et épuiser des rapport de pouvoirs bien réels.
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