La spécialiste de révolution romantique démantèle le mythe de la Saint-Valentin.
Fondatrice du média Manifesto XXI et journaliste spécialiste des questions sociales et culturelles queer, Costanza Spina a travaillé sur la notion d’amour révolutionnaire – ou le démantèlement d’un mythe de l’amour patriarcal et néo-libéral.
Dans sa tribune Nous sommes à l’aube d’une révolution romantique intersectionnelle et à l’occasion de la Saint-Valentin, elle revient sur cette journée symbolique – et commerciale – et s’interroge tout particulièrement sur les amours queer et notamment lesbiennes, vers une idée de révolution romantique. Rencontre.
C’est la Saint-Valentin. Que pensez-vous de cette fête, que raconte-t-elle et pourquoi est-ce un mythe qui marche en Occident ?
Costanza Spina – Il faut toujours parler d’amour, d’autant plus dans l’époque qu’on traverse, où nos gouvernements et nos sociétés s’éloignent drastiquement de valeurs telles que le soin et la solidarité pour achever une forme de distanciation du reste du vivant. Ce n’est pas moi qui le dis, mais des autrices telles que bell hooks ou Starhawks, qui parlent dans leurs écrits de l’importance de faire de l’amour à la fois une force de l’intime et une force politique.
Néanmoins, plus que l’amour, il me semble que la Saint-Valentin célèbre le couple patriarcal hétéronormé et conforte les idées dominantes sur les relations amoureuses. Cela correspond au fonctionnement même de l’Occident capitaliste, colonialiste, patriarcal et individualiste. Il s’agit bien souvent de contrôler des corps, contrôler des cœurs, de donner cette douce illusion de liberté aux personnes dont on veut au contraire maîtriser les désirs. Reconnaître les désirs de l’autre est tout de même la base de la transformation sociale selon Judith Butler.
Le mythe de la Saint-Valentin permet au capitalisme de pénétrer jusqu’à nos cœurs pour nous faire croire que les désirs imposés par le marketing de l’amour sont vraiment les nôtres. Cette fête, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est un moyen au service de la grande machine du capitalisme amoureux (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal). Consommer pour célébrer l’amour, faire de nos sentiments un fond de commerce : cela renforce cet outil infernal d’accumulation en série des relations et l’affirmation de normes oppressives.
En revanche, j’adorerais que cette année, pour le 14 février, on parle sérieusement de comment révolutionner l’amour, que l’on laisse la parole à celles et ceux qui le vivent autrement et le réinventent depuis des décennies voire des siècles : les personnes queer. Parler d’amour, notamment des amours queer, serait très vivifiant pour nos démocraties.
En regard de votre travail sur l’amour, quels seraient les problèmes sous-jacents d’une telle célébration ?
Premièrement, cette fête ne remet en aucun cas en question les violences et les dominations présentes au sein du couple hétéronormé. Elle apporte un supplément d’âme à la domination et aux inégalités au cœur des relations amoureuses traditionnelles. Et elle renforce les croyances qui fondent ce système : par exemple le mythe du prince charmant, la norme qui impose le couple exclusif, l’allégeance à un·e partenaire qui devrait définir notre être tout entier. Je vous conseille de lire le livre Révolution amoureuse de Coral Herrera Gómez, qui souhaite “en finir avec le mythe de l’amour romantique”.
Deuxièmement, maintenant que les amours queer deviennent bankable, des marques, des auteur·ices, des médias s’approprient les cultures LGBT+ et pillent les idées et les luttes de ces auteur·ices sans pour autant les mettre en avant, leur laisser la parole, les rémunérer pour leur travail, partager les outils économiques et de production que cela comporte. On a compris que l’amour est vendeur. On sait que les personnes qui en parlent le mieux sont les queer. On les pille donc en leur donnant l’impression de “les mettre charitablement en avant”. Mais en réalité rien ne bouge. On n’est pas tous·tes égaux·ales face à la “réinvention de l’amour”. La révolution romantique appartient aux lesbiennes, elle appartient aux personnes queer.
Que penser du simple fait de fêter l’amour ?
Selon moi, il n’est pas étrange de fêter l’amour, au contraire, c’est magnifique de le faire. Comme j’ai dit, je pense que si nos sociétés laissaient une plus grande place au romantisme et à l’émotion, à la spiritualité et à la communication, nos démocraties se porteraient mieux. On éradiquerait certains discours néo-fascistes basés sur la peur de l’autre, le rejet, la destruction et le pillage du vivant. Je pense que la rationalité patriarcale mène tout droit à ces nouvelles formes de fascisme et que l’absence d’amour de toutes nos perspectives sociales est tout simplement aliénante.
Je ne suis pas en train de faire un discours New Age de personne blanche privilégiée. Je dis juste que je pense que, comme le disait bell hooks, l’amour est une force politique extraordinaire et qu’il ne peut pas y avoir de justice sans amour. Il faut fêter l’amour pour se rappeler à quel point il nous rend libres et fort·es ensemble. Et ce serait vraiment progressiste de donner la parole à ces gens dont les désirs, les corps, les identités sont constamment mises en danger et qui ont vécu l’expérience d’être exlcu·es de l’espace démocratique du fait de leurs amours. C’est parce qu’on a vécu avec l’idée que nos amours étaient impossibles et anormales que nous pouvons concevoir la révolution romantique.
Quelle serait une fête de l’amour radical ?
Je vais choquer tous·tes celles et ceux qui pensent qu’une menace wokiste et islamo-gauchiste s’abat sur la France. Même si ça va, je ne pense pas qu’iels lisent Les Inrocks, heureusement ! Je pense qu’un grand sabbat de sorcières serait la meilleure manière de célébrer l’amour. J’aimerais faire un grand rituel de la Saint-Valentin pour à la fois fêter la saison du Verseau, le signe astrologique de la révolution collective, à la fois se lire des poèmes d’amour et se donner de la force entre sœurs.
Ce n’est pas une blague : faire des rituels qui englobent mon corps, ou juste du yoga ou de la méditation, en compagnie d’autres femmes puissantes et inspirantes, a vraiment changé ma vie. J’aimerais qu’on célèbre l’amour des femmes pour les femmes parce que les amours lesbiennes défient toutes les formes d’oppression. Le patriarcat a une peur panique que les femmes s’aiment entre elles : si la sororité se répand, ce système phallocrate ne tiendra pas le coup.