Pendant la cérémonie des American Music Awards, la rappeuse a changé à huit reprises de tenue : une démultiplication du soi digne d’un devoir sur table du bac. Démonstration en cinq temps.
Passant d’une veste aux épaules carrées surdimensionnées à un fourreau parme de velours ornée de plumes signé Jean-Louis Sabaji, Cardi B épouse la philosophie nietzschéenne de la multitude identitaire dans les méandres glamour de la haute couture – entre autres.
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D’Ovide aux tapis rouge contemporains, la question de la métamorphose traverse nos identités et nos sociétés. Ici, chaque apparition de Cardi B se décrypte comme un volet éclairant la philosophie de l’époque.
“Mon truc en plume“ : avec Alexandre Vauthier, une critique du spectacle Instagram à la Erving Goffman
Robe de velours noir fendue Alexandre Vauthier et coiffe de plumes façon cabaret descendant jusqu’au bas du dos : la chanteuse se fait métonymie du spectacle et de l’exigence de la mise en scène constante du moi. Historiquement réservés à la scène, les habits de lumière débordent des frontières usuelles en 2021, envahissant un quotidien instagrammable.
Déjà, en 1956, le sociologue Erving Goffman analysait la vie sociale à travers le prisme théâtral dans son ouvrage La Présentation de soi. Il y décrivait une société moderne ou l’espace entre les coulisses et la scène s’était délité – faisant du spectacle et des artifices notre lot quotidien d’acteurs du banal.
Anonyme ? Moi non plus : le bal masqué siglé Swarovski, Schiaparelli… et Michel Foucault
Masque doré Swarovski surmonté d’un nuage de tulle ébène, le corps souligné par une robe Schiaparelli… Cardi B conte l’impossible anonymat, l’assignation à une identité, déjà signalée par les masques de Kanye West, les cagoules de Kim Kardashian ou les casques cybernétiques des Daft Punk.
Dans Surveiller et punir paru en 1975, Foucault décrivait le caractère carcéral des sociétés modernes à l’intérieur desquelles les technologies de visibilité deviennent des outils de contrôle et d’autodiscipline. Le masque peut-il permettre d’y échapper ? Ou est-il devenu un simple bijou ostentatoire, transformant l’anonymat en nouveaux outils d’ultra-visibilité ?
Ni vierge ni catin, dixit Richard Dyer
Suivant l’avancée de la société du spectacle, les technologies de contrôle se sont emparées du corps féminin. Perfide, le contrôle se dissimule dans les rôles types distribués aux femmes dans les fictions. L’historien du cinéma Richard Dyer décrivait le cinéma telle une liturgie du supplice, où les actrices étaient piégées dans l’éternel duo vierge/catin.
Virginale dans un drapé opalin surmonté d’une coiffe voilant sa chevelure, Cardi B est aussi femme fatale avec une longue fente dévoilant une cuisse tatouée. Dans cette tenue Miss Sohee Couture, elle s’inscrit dans la filiation de Madonna et autres popstars, icône d’un nouveau féminisme ayant détourné la figure virginale.
Bouche et sein d’apparat : le corps surréaliste Schiaparelli renverse les idéaux de beauté astreignants de Mikhail Bakhtine
Pour son second look signé Schiaparelli par Daniel Roseberry, Cardi B adopte une veste cintrée aux manches exagérées construite tel un patchwork, où se rencontrent moulages de seins coniques, yeux et bouches. Porté avec un fourreau en cuir et des chaussures aux moulages orteils, ce look conjugue matière textile et coupe hétéroclite où s’imprime les éléments d’un corps disjoint. Plus que décoratif, le mélange de matières élitaire et populaire, sacrée (l’or) et profane (le jean), indique une subversion des valeurs.
Le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine décrivait cet esprit parodique du corps grotesque dans son essai sur la littérature de Rabelais. Promu dans le carnaval populaire, ce dernier est une forme de résistance – un renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs. Sur le plateau populaire des AMA, Cardi B questionnait le corps et le vulgaire, faux seins d’or dehors.
En Couture, Jean-Paul Gaultier : vieux pots et nouvelle confiture à la Gilles Lipovetsky
Enveloppée dans une vaporeuse robe de mousseline citron créée à partir d’un modèle couture Jean-Paul Gaultier automne-hiver 2019, la déesse Cardi B se délie de la promotion de la nouveauté, dans une ère dite de la surconsommation.
Si l’essayiste Gilles Lipoveskty qualifiait la mode d’“empire de l’éphémère” mué par le désir de l’éternelle nouveauté pour satisfaire le souci de distinction sociale, il signalait également l’éternel recommencement qui s’opérait dans ce même système. Au lendemain d’une COP26 décriée, Cardi B fait du temple de l’entertainment de la musique américaine le lieu d’une ostentation éthique. Finalement, chaque métamorphose n’est qu’une forme de répétition. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, aurait dit Lavoisier.
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