L’artisane Sonia Ahmimou imagine des sacs sans frontières, et une pratique manuelle consciente et décoloniale.
Passée par Hermès, Louis Vuitton et Moynat, la maroquinière de pointe Sonia Ahmimou est aujourd’hui à la tête de sa propre griffe, Aswad (soit “Noir.e” en arabe), lancée en 2015. La jeune franco-marocaine crée des produits multiculturels, unisexes et poétiques. Son regard est critique là où on ne l’attend pas, et plein de promesses et de réconciliations entre les peuples et les histoires. Rencontre.
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Les Inrocks – Que raconte Aswad de votre histoire, vos origines marocaines, et votre rapport au luxe trop souvent franco-français ?
Sonia Ahmimou – Je pense que mon histoire n’est plus si singulière. Je veux dire que des enfants d’immigrés nord-africains, en France, il y en a vraiment beaucoup, et comme beaucoup d’entre nous, je suis autant marocaine que française. Mais aussi, comme beaucoup d’entre nous, je n’ai pas eu autre choix que de prendre les chemins les plus longs et difficiles dans ma carrière. Les ateliers sont peuplés d’artisans comme moi, le plus souvent de classes sociales basses – il ne faut pas oublier que ça reste le milieu ouvrier. Donc je crois que c’est tout naturel que des figures émergent, s’inspirent de leur multiculturalisme et produisent des choses qui parlent aux générations présentes et futures. Aswad rend visibles les invisibles.
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Quant au luxe, au-delà de la rareté, en Occident, il est synonyme de qualité. Seules les classes aisées peuvent s’offrir des choses faites à la main, avec des matières précieuses et pérennes. Dans le village de mon père, dans le sud du Maroc, la qualité, ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Un objet fait à la main, durable, pérenne, est un besoin primordial, un patrimoine qu’on lègue à travers les générations. Donc pour moi, la qualité du “fait main” que j’ai pratiquée dans les ateliers Hermès n’est pas si différente de la qualité artisanale des objets que j’ai hérités de ma famille. Aswad représente cette symbiose.
Peut-on parler de décolonisation du luxe et de la maroquinerie française ? Est-ce ce que Aswad vise à mettre en place ?
Le luxe est basé sur le savoir-faire. Paradoxalement, être artisan, la très grande majorité du temps, n’est pas un métier bien rémunéré, et par conséquent, comme je le disais, les ateliers de maroquinerie de luxe sont majoritairement peuplés de personnes issues de l’immigration, et/ou des classes ouvrières.
Je veux rendre visibles les personnes qui fabriquent mes pièces. Je veux qu’on prenne conscience que derrière chaque objet, il y a un humain. Et je mets tout en œuvre pour répartir de façon juste les bénéfices des ventes.
Vous êtes une personne issue de l’immigration : qu’est ce que cela change dans votre regard sur votre métier, votre industrie, votre création? Et que visez-vous à explorer et expliciter par la création de Aswad ?
Historiquement, le travail industriel du cuir s’est perfectionné au Maroc, à Fès, avant de se répandre en Europe. L’histoire du Maroc et celle de la France sont liées, du fait de la colonisation puis du protectorat. Inconsciemment, mon corps est peut-être allé vers ce métier pour incarner physiquement cette histoire. Je ne suis pas assise entre deux chaises, j’ai deux chaises.
Aswad est-il une métaphore sur l’immigration, la migration? Porteur d’un discours?
C’est une visibilisation de l’immigration et une incarnation de la migration. Je ne pense pas en termes de discours, mais plutôt d’histoire. Et j’ai certainement une fierté d’être issue de cette Histoire.
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Aswad est-il un projet narratif, autobiographique?
Oui. Je n’en étais pas consciente au départ. Mais à chaque fois que j’ai voulu faire autrement, je n’ai pas su faire.
Pourriez-vous me parler de votre nouvelle collection Kemet et de ce que vous y racontez sur le lien entre passé et présent ?
“Kemet” a deux traductions. C’est un mot qui vient de l’Égyptien antique. Les égyptologues traduisent généralement le mot “kemet” par la terre noire, en référence aux rives du Nil rendues fertiles par la formation sédimentaire de limon noir. L’historien Cheikh Anta Diop explique dans ses travaux que par l’expression “kemet”, les Égyptiens se seraient désignés dans leur propre langue comme un peuple “noir”. Aswad veut aussi dire “noir” mais en arabe littéraire. Avec Kemet, Aswad revient à ses fondations, porte un regard croisé sur la tradition et la modernité, et se projette vers des futurs possibles.
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