Alors que le drag est devenu un phénomène de pop culture international, souligné par le succès de “RuPaul’s Drag Race”, aux États-Unis, la journaliste cofondatrice du média “Manifesto XXI” raconte, dans son premier livre intitulé “Drag – un art queer qui agite le monde”, l’histoire d’une scène multiple, entre ombre et paillettes, underground et giga-production. Rencontre.
Violet Chachki en combinaison latex BDSM chez Richard Quinn, La Grande Dame en robe multicolore chez Germanier, ou Aquaria entre goth et glamour sur les marches du célèbre MET Bal : en quelques années, la culture Drag est devenue ultra-visible et populaire, célébrée par le monde de la mode. Entre pop et underground, glamour et freaks, cet art politique exposant l’aspect construit du genre, se structure tout au long du XXe entre New York, Berlin, ou encore Paris, miroir et moteur de différentes problématiques sociales.
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“Le drag est un art qui a les yeux ouverts sur la société d’aujourd’hui. Il ne peut qu’être conscient, c’est logique pour moi. Si tu es drag et que tu ne réagis pas à ce qui se passe dans le monde, tu n’es qu’un fantasme. En tout cas, je ne peux pas faire la belle sans rien dire, alors que des voitures brûlent en banlieue.” Ces mots de l’artiste et drag-queen martiniquaise Soa de Muse ouvrent le premier livre de la journaliste Apolline Bazin, illustrant la dimension simultanément politique et artistique du drag dans son premier ouvrage intitulé Drag – un art queer qui agite le monde.
Pendant un an et demi, la journaliste cofondatrice de Manifesto XXI a exploré la scène hexagonale, entre cabaret et ballroom, Queens et Kings, décors médiatiques et militants. En 224 pages, elle livre une riche archéologie, richement illustrée, de la pratique drag, remontant aux prémisses antiques, la Belle Époque et George Sand, avant de décrire les premiers balls à Harlem dans les années 1930. Rencontre
En tant que journaliste culturelle, comment le passage à l’écriture d’un ouvrage s’est imposé à toi ?
Apolline Bazin – Le livre reflète beaucoup de questionnements actuels dans le journalisme culturel : celui de l’accès aux personnes, aux scènes et aussi l’interrogation sur la transmission d’un courant artistique et politique, à la fois à un niveau journalistique et militant. Ce travail est aussi à la croisée de l’actualité des revendications féministes et LGBTQI +. Ici, retracer l’histoire me semble important pour relativiser et inscrire nos problématiques au-delà du “maintenant”. La question du passé, que ce soit celui des luttes queer, féministe ou décoloniale, permet de comprendre où nous en sommes à présent. Enfin, je suis tout simplement comme la plupart des jeunes personnes, qui en ont marre de ne pas se reconnaître dans les histoires des héroïnes et héros de la culture pop et cherchent inlassablement des prédéceur·seuses.
Ton livre est accessible par sa forme et dispense un contenu riche et complexe à propos d’une histoire du drag aux nombreuses ramifications. En quoi cela était un défi pour toi ?
Apolline Bazin – Je suis journaliste, je ne suis pas historienne et je me suis posé plein de questions. Comment vulgariser une histoire complexe, dans laquelle les catégories sociales ont évolué, car elles sont situées ? C’est un champ de réflexion à part entière, et il fallait le transmettre et l’expliquer simplement. Rien qu’en étant une femme, je ne raconte pas l’histoire de la même manière, d’où l’importance et l’exigence, qui est de situer son regard, et qui est commune dans le milieu militant. Le but n’est pas de s’essentialiser : d’ailleurs, le drag, en soi, participe à une dynamique de non-essentialisation des choses. Mais, cette remise en perspective me permet de déconstruire la raison pour laquelle je concentre mon attention sur des sujets particuliers : par exemple, j’ai raconté les origines du kabuki quand j’ai découvert que cet art japonais du XVIIe siècle a été inventé par des femmes, qui ont fini par être exclues de la scène.
En 2013, tu cofondais, avec Costanza Spina, le média queer et féministe Manifesto XXI : comment cette expérience à participé à construire (ou déconstruire) ton regard sur la scène drag ?
Apolline Bazin – Mon premier point de contact avec le drag est passée par la fête : sortir découvrir la fête à Paris. C’est évidemment lié à Manifesto XXI et à Costanza, qui fréquentait de manière assidue la House of Moda, qui est le lieu ayant donné naissance à beaucoup de drags à Paris. Pour moi, c’était des espaces dont je ne savais pas que je manquais. Grâce au monde de la nuit, je me suis sentie beaucoup plus libre et en capacité de découvrir des goûts que j’ignorais, de me remettre en question et d’expérimenter une liberté de corps. Ce qui est intéressant dans la fête, c’est que c’est une manière très vivante de vivre l’art et de véhiculer des idées.
Manifesto XXI m’a imprégnée, car c’est l’aboutissement de dix ans d’indépendance, de débats sur les normes, et de confrontations avec celles qui nous obstruent individuellement. La grande leçon ? Apprendre à apprécier des choses qui a priori nous sont étrangères, perturbantes, et reconnaître qu’elles sont fortes artistiquement. Cela m’a sans doute orientée et j’ajouterais qu’au niveau de la démarche journalistique, c’est un livre très Manifesto XXI, car il est transversal à différents champs culturels, ce qu’on a toujours cultivé. Explorer le drag demande cette polyvalence et il faut produire une mise en lumière par le prisme de différents champs culturels pour pleinement exposer l’épaisseur et la polyvalence de la remise en question du genre proposée.
Dans l’ouvrage, tu donnes la parole à onze artistes drag. Peux-tu nous parler du processus ?
Apolline Bazin – Avec l’actualité, la perception du drag se fait à travers Drag Race France, et des temps de promo. Mais le drag se vit aussi à travers des soirées, des inventions, des formats de création qui sont, d’une certaine manière, éphémères. De fait, il est important de donner la parole à des gens hors des logiques médiatiques, et de porter des problématiques à travers des récits d’expériences situées.
Le casting était difficile, car je tenais à présenter une diversité de profils, de pratiques et d’approches. Les Queens sont très présentes et reconnues, or il y a une scène King florissante, et en tant que féministe, je ne pouvais pas passer à côté. Tout au long du livre, j’ai tenu à donner une place qualitative aux Kings et à restituer leurs rôles dans l’histoire globale du drag.
L’une des difficultés concernant les profils, c’est que je vis à Paris et que Paris centralise beaucoup de choses. Néanmoins, il y a des nombreuses scènes en province, avec des centres très dynamiques à Lyon, Bordeaux, ou Lille. En parler, c’est également proposer un récit à rebours, ou la possibilité de faire du drag et de développer une vie communautaire qui n’implique pas systématiquement Paris.
Quelles ont été les rencontres les plus marquantes ?
Apolline Bazin – Toutes ont été riches, mais la plus touchante, c’est celle avec Veida Shimmy, une personne brésilienne qui fait du Club Kid et du Drag Queen. Durant l’interview, j’étais subjuguée par son visage à la Tim Burton, très veuve noire, qui dissonait avec sa grande timidité. Veida m’a expliqué avoir été harcelée toute sa vie, et être cassée. Le masque du drag lui a permis de surmonter cela. Ces récits sont centraux, car ils montrent les conséquences très concrètes de l’homophobie sur la vie de personnes qu’on admire et qu’on pourrait penser infaillible car il·elles “slay” sur scène – mais les parts de fragilités sont là.
Toutes les interviews ont été faites out off drag : je rencontre vraiment la personne derrière le drag. Interviewer quelqu’un dans son personnage ce n’est pas la même chose : enfin, ça dépend à quel point la personne s’identifie à son personnage, à quel point c’est une construction ou une extension de soi. Pour beaucoup de parcours, le drag a été une technologie pour accéder à soi, et se transformer littéralement.
Aujourd’hui, RuPaul’s Drag Race participe à une popularisation du drag, quelles sont les réactions ?
Apolline Bazin – Globalement, il y a forcément une réjouissance, parce que la reconnaissance générale apporte des opportunités, mais la popularisation fait ressortir de manière accrue des lignes de démarcation à l’intérieur des communautés d’artistes. Certaines personnes ne voient pas d’intérêts à, où ne veulent pas performer en dehors d’espaces intracommunautaires. Pour George par exemple, qui a commencé le drag à 22 ans, afin d’explorer une identité dyke, puis a affirmé sa transmasculinité, le drag renvoie à une pratique de soins et à une manière d’être. Il n’a pas envie de l’amener dans des sphères de divertissement accessibles à tout le monde. Ce sont des choses qui s’entendent complètement.
Plus globalement, c’est une problématique d’ouverture expérimentée par de nombreuses scènes undergrounds : c’est ce qui est arrivé à la techno et au vogging par exemple. Une partie du public ne fait pas partie des initiés de base, et se fait parfois une représentation stéréotypée de la pratique. L’arrivée de Drag Race en France a, de fait, suscité des inquiétudes. En fondant une mini-industrie drag avec des personnes qui font carrière et rentrent dans le système, il y a un renforcement de la posture d’outsiders, et ces derniers ont moins d’opportunités qu’avant, à cause de l’effet Winner take’s all.
Pour l’instant en France, les choses parviennent à rester saines, car les artistes et les personnes qui construisent les scènes culturelles sont vigilantes, et évitent de nourrir un système de surcapitalisation sur certaines personnes. Il faut veiller à ce que les opportunités circulent, et à faire émerger des scènes et des artistes plutôt qu’uniquement des stars.
Aux États-Unis, RuPaul’s Drag Race tourne depuis déjà 15 saisons : c’est une véritable machine. La réponse se trouve aussi peut-être dans d’autres formats d’émissions : la pratique drag ne se réduit pas à des concours, ce n’est pas la seule chose que le drag a apportée au monde.
J’ai rencontré Cheddar Georgeous, qui est une drag-queen anglaise docteure en sciences sociales, et j’en ai profité pour lui demander la place du drag dans les études en Angleterre. Elle m’a expliqué que le véritable problème c’est que c’est encore exclusivement abordé sous l’angle des arts du spectacle, alors que le drag va bien au-delà. C’est un phénomène médiatique, politique. En France, plusieurs thèses sont en cours, mais il faut reconnaître qu’il existe une absence de considération du populaire et donc une sous-estimation générale du sujet drag comme outils de réflexion.
Pourtant, Judith Butler dans Trouble dans le genre, montre bien comment le drag permet d’exposer la dimension performative dans la construction du genre. Au-delà de cela, ma discussion avec Cheddar Georgeous m’a permis de comprendre à quel point le Drag, loin d’être limité à un art visuel, est une pratique relationnelle qui permet de réfléchir à nos propres manières de créer des liens. Le drag questionne comment on émeut, comment on arrive à divertir et pourquoi.
Ton ouvrage livre aussi de nombreux exemples où le drag devient une technologie productive dans la pop culture.
Apolline Bazin – Oui, car le drag expose des manières de concevoir un personnage, notamment le personnage de la pop star. L’histoire pop est pleine d’exemples de connexions de Madonna à Lady Gaga avec parfois des problèmes de crédit, car il y a encore un plafond de verre pour les artistes LGBTQI +, comme l’a très justement rappelé Murielle Robin dans ses déclarations récentes.
Ton ouvrage montre aussi qu’il existe une scène anti-raciste en France
Apolline Bazin – C’est une question que je me suis posée assez tôt, car c’est des personnes que je suis et que je trouve des plus précieuses, car leur pratique allie esthétique, humour et une dimension politique sans concessions. Aaliyah Express est une Queen militante franco-vietnamienne forte, qui politise par le rire et dont il existe une interview dans le livre. Néanmoins, ce n’est pas représentatif de la manière dont l’ensemble de la scène se vit. Il y a des idées anti-racistes décoloniales qui circulent, mais à des niveaux de consciences très différents. La scène française drag anti-raciste reste assez petite et les artistes ne revendiquent pas forcement l’étiquette anti-raciste ou décoloniale comme telle, même si la question de l’anti-racisme travaille l’existence de plusieurs collectifs.
Le jeu de la comédie drag peut être dangereux, car la ligne avec l’appropriation des cultures est parfois proche… Aaliyah Express avait fait un show en réponse à des drag-queens de Nice qui avaient fait un show avec des blackfaces en 2015. Mais, il faut noter que dans les différentes sphères, il existe différentes générations avec différentes visions des choses. Il était important en tout cas de rendre grâce aux Queens anti-racistes, qui font bouger les lignes.
Drag-un art queer qui agite le monde d’Apolline Bazin, Hachette Livres EPA, 224 pages, relié, 45 euros.
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