Zach Condon est de retour ce vendredi avec « Gallipoli », son cinquième album sous le nom de Beirut. L’occasion de parler avec l’Américain de son nouveau disque mais aussi de sa vie berlinoise, de son rapport conflictuel à la scène et d’être samplé par Snoop Dog.
Quatre années sont passées depuis No No No, le quatrième album de Beirut. Avec ce disque, à la genèse chaotique, entre angoisse de la page blanche et burn-out, Zach Condon donnait pour la première fois l’impression de faire du surplace. Débarqué en 2006 flanqué d’une fanfare d’un autre temps pour habiller ses pop-songs, le garçon originaire du Nouveau-Mexique s’était imposé comme l’une des voix les plus singulières outre-Atlantique. Il est de retour ce vendredi avec un cinquième album Gallipoli. Ecrit entre New-York et Berlin, où il vit désormais, et enregistré en Italie, ce disque est son plus beau depuis son Flying Club Cup, sorti en 2007. A cette occasion, nous avons rencontré le chanteur à Paris au début du mois de décembre.
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Ton précédent disque No No No est sorti il y a bientôt quatre ans. Pourquoi la gestation de ce nouvel album a-t-elle pris aussi longtemps ?
Zach Condon – C’est drôle, je n’ai pas eu l’impression que ce fut aussi long. Je l’ai commencé dès la fin de la tournée de No No No. A la minute où je me suis installé dans une nouvelle maison à Westchester, à un peu plus d’une heure de voiture de New York, je m’y suis construit un studio et j’ai commencé immédiatement à écrire ces chansons. A ce moment-là, j’ai ramené de chez mes parents à Santa Fe l’orgue Farfisa sur lequel j’ai composé l’album. Je me suis ensuite installé à Berlin, après les premières sessions en studio. Pour tout te dire, j’ai terminé ce disque depuis cinq mois mais 4AD pensait qu’il valait mieux attendre début 2019 pour le sortir. Donc de mon point de vue, je n’ai pas attendu pour me remettre au travail – c’est juste que je travaille lentement.
Est-ce que tu as ressenti le besoin, après ta dernière tournée où tu as joué dans de grosses salles, de donner un peu de temps à ton public pour oublier Beirut et revenir avec quelque chose de différent ?
Pas vraiment. J’ai écrit ce disque en cherchant à ignorer qu’il y aurait des auditeurs et des critiques une fois qu’il serait terminé. J’ai essayé de repousser cette idée le plus possible, parce que je me suis rendu compte que mon travail souffrait du stress quand j’anticipais la réception de mes chansons. C’est devenu un de mes grands problèmes, depuis que la musique est devenue mon métier et plus simplement un hobby. C’est aussi pour cela que lors de la dernière tournée, je ne faisais pas vraiment attention à la taille des salles où l’on jouait. Je faisais ce que l’on me disait de faire. J’avais surtout hâte de retourner en studio.
Ce sentiment d’être contraint de produire un album parce que c’est ton métier, est-ce que c’est quelque chose que tu ressentais au moment d’enregistrer No No No ?
Oui, c’était une épreuve. Ce que l’on entend dans No No No c’est le résultat de deux années d’anxiété et de syndrome de la page blanche. La toute fin de ce processus, quand j’étais enfin capable de le surmonter. Une fois que j’ai quitté le studio, j’étais vraiment au bout du rouleau. Au contraire, Gallipoli a été très fluide. Les chansons arrivaient d’elles-mêmes et je savais exactement là où je souhaitais les mener, dès la minute où je trouvais les accords. Ce fut beaucoup de travail mais ce ne fut pas une lutte.
Au moment de l’annonce de ce nouveau disque, tu as publié un long texte où tu expliquais que l’élément de départ de Gallipoli avait été ta redécouverte du synthé que tu utilisais pour composer quand tu étais ado. Est-ce que tu avais ce besoin de revivre ces moments où tu écrivais juste des chansons dans ta chambre à Santa Fe, pour retrouver goût à la musique ?
Il y a de ça. Cet orgue m’a vraiment beaucoup manqué. J’ai toujours eu le sentiment que c’était mon arme secrète. J’ai écrit dessus mes deux premiers albums et j’ai ressenti cette même énergie. Je voulais la laisser se poursuivre. Mais je n’avais pas forcément cette volonté de revenir à cette période de ma vie.
Cet album donne l’impression de trouver ses racines dans la musique que tu composais avant de commencer Beirut, autant dans les instruments que dans la production. Quand tu t’appelais The Real People ou l’ep 1971.
Oui c’est vrai. Je m’en suis rendu compte pendant l’enregistrement et j’ai laissé faire. Cet ep, c’est juste un truc que j’avais donné à mon frère et à des amis mais il a terminé sur internet. Ça ne me dérange pas mais je trouve ça drôle. Ces chansons n’ont jamais été publiées et c’est étrange d’appeler ça un ep parce qu’à l’époque, je devais écrire une chanson par jour. C’est juste un petit bout des 600 autres chansons composées entre mes 15 et mes 17 ans.
Est-ce que tu as toujours ces enregistrements ?
Pas tous, évidemment, mais j’en ai conservé beaucoup. Mon petit frère les a archivés. Il s’est rendu compte que j’étais trop occupé pour trier les piles de CD. A un moment, il s’est motivé pour tout mettre sur un disque dur. Je les réécoute souvent : il y en a tellement que je ne peux pas simplement m’asseoir dessus. J’en ai d’ailleurs réutilisé des bouts sur des albums. Sur No No No, j’ai samplé quelque chose que j’ai écrit quand je devais avoir 15 ans. Ou par exemple la mélodie de la chanson The Shrew, sur l’ep The March Of the Zapotec, vient d’une chanson que j’ai composée à cette époque.
Sur Gallipoli, tu es le seul à jouer des cuivres…
Pas tout à fait. Il y a deux chansons où Ben (Lanz) et Kyle (Resnick) m’accompagnent. We Never Lived Here et l’intro de Light in Atoll. J’ai écrit la mélodie et ils m’ont aidé pour les harmonies. Mais sinon, je voulais m’occuper de l’ensemble des cuivres. Je voulais sonner davantage comme à l’époque, quand j’enregistrais tout seul.
Parce que tu avais l’impression que sur The Rip Tide et No No No ces parties sonnaient de manière trop professionnelle ?
Ce n’est pas que je regrette la manière dont nous avons enregistré ces albums. Mais une partie de moi se dit qu’il leur manquait quelque chose. Alors je voulais tout reprendre en main. J’ai mis toute mon énergie dans ce disque pour en contrôler tous les aspects. Même les percussions.
Avec cet album, tu t’aventures dans des territoires davantage expérimentaux.
Depuis que j’ai déménagé à Berlin, j’ai découvert de la musique différente. Alors j’ai voulu autoriser mes chansons à aller là où elles allaient naturellement. Et sur cette route, des choses bizarres se passaient. C’est ce que j’aime à Berlin. Les expérimentations musicales y sont à un niveau tellement supérieur. Cela a modifié ma perception de la musique. Depuis que j’y ai déménagé, j’ai l’impression que l’ambiant fait enfin sens pour moi, par exemple. Mais je ne me vois pas arrêter d’écrire de vraies chansons.
Ça se voit dans les morceaux instrumentaux qui sont sur ce disque. Chacun est un exemple de ce que je découvre dans cette ville ou en tout cas ce que j’y assimile. Ces derniers mois, j’ai beaucoup écouté des bibliothèques de musiques libres de droit, notamment des années 1970. Je voulais que ces petits morceaux ressemblent à ce que l’on pourrait trouver en étant un peu chanceux si l’on se plonge dans ces compilations.
Sur ce disque, ta voix est parfois mixée assez basse par rapport aux instruments, notamment sur la première chanson When I Die.
Je considère ma voix simplement comme un instrument. Je ne fais pas forcément attention aux paroles, quand j’écoute de la musique – même si bien sûr j’ai essayé d’écrire du mieux que je pouvais sur cet album (il rigole). Si c’est nécessaire pour une chanson, je sacrifierai la voix sans problème. Nous avons passé beaucoup de temps à mixer l’album, à Berlin, moi et Gabe [Waxe, le producteur du disque, ndlr.]. Nous revenions encore et encore sur les morceaux, et notamment celui-ci qui est assez chaotique. Il y a des distorsions bizarres, on ne sait même pas d’où elles viennent. C’est étrange, parce que j’ai l’impression que sur When I Die, la voix est plutôt forte.
Peut-être que le fait que tu chantes à présent de manière plus paisible donne aussi cette impression.
Oui c’est vrai que j’avais l’habitude de beugler (il rigole). Sur cet album, j’ai recherché à être mélodieux, le plus musical possible. J’étais très satisfait de la manière dont ma voix sortait lors de l’enregistrement.
C’est vrai qu’on sent qu’à côté des expérimentations, il y a la recherche d’un son extrêmement mélodique.
Oui c’était très important pour moi. Au lendemain de la première journée d’enregistrement, j’avais réécouté ce que nous avions fait le jour précédent et cela me parut si ennuyeux…. Alors à partir de là, nous avons décidé que rien de ce que l’on entendrait sur le disque ne serait branché directement sur la console. Tout y est au contraire pris par des micros disposés un peu partout dans le studio. Peu importe ce que nous enregistrions, un synthé ou même un piano, nous projetions le son dans la pièce grâce à plusieurs amplis afin que l’espace fasse de la musique par lui-même.
Ce disque est produit par Gabe Wax, qui a aussi travaillé sur No No No. Pourtant ces deux albums sont très différents, comment l’expliques-tu ?
C’est vrai, et c’est parce que je le souhaitais. Gabe est très talentueux. Ce type parle à ses machines, je le jure. Je suis certain que la nuit il murmure des choses à l’oreille de ses compresseurs. De mon côté, je sais comment faire de la musique qui sonne naturelle, rêche et excitante mais je suis incapable de la rendre luxuriante. Je n’arrive pas à travailler les fréquences basses comme je le souhaite ou donner de l’épaisseur à la batterie et lui est très doué pour cela.
Une grande partie de l’enregistrement de cet album aura consisté à se retrouver tous les deux à trifouiller les amplis, d’écouter ce que ça donne et débattre. C’était la personne parfaite parce que je pouvais juste lui dire quelque chose d’abstrait comme “je voudrais qu’il y ait davantage de collisions dans cette chanson” et lui me disait “Ok”, sortait des machines que je n’avais jamais vues, leur parlait à sa manière et parvenait à créer ce son.
Il y a un grand contraste entre le son très mélodique du disque et le côté très noir des paroles.
Je ne pense pas que j’arriverais à écrire des paroles positives, même si j’essayais. Ce contraste représente bien la manière dont mon esprit fonctionne. D’un côté, mon subconscient, très musical, joyeux. Et puis, tu as mon conscient par-dessus qui est cette personne anxieuse et nerveuse. C’est une personne presque totalement différente de la première. Elle ne fait que ressasser des pensées comme “tout cela va foirer, le monde est un endroit horrible, je ne sais même pas ce que je suis en train de faire”.
C’est drôle d’avoir ces deux personnalités qui s’affrontent à l’intérieur d’une chanson, parce que c’est comme cela que marche mon cerveau. Il y a une partie de moi qui m’aide à terminer les choses que j’ai commencées, à venir au studio pour enregistrer ma musique. Et puis face à cela, j’ai ces pensées noires qui me rongent et ne se taisent jamais.
Pourquoi avoir quitté New-York ?
Je n’y sentais perdu. J’ai vécu à Istanbul pendant plusieurs années et en revenant je me suis rendu compte que je n’y étais plus heureux. J’ai déménagé à la campagne mais je n’y étais pas beaucoup plus heureux. New-York te force à vivre d’une certaine manière, il y a une énergie dont on ne peut pas se sortir. Et pour moi, cette énergie n’était plus qu’un stress constant.
Et tous les gens que je connais s’en allaient de toute façon. Les musiciens et les artistes partent de New-York par centaines, à cause des prix de l’immobilier. Mais ce n’est pas tant que j’ai fui New-York, mais plutôt que je me trouvais à Berlin et que je me suis rendu compte que je me plaisais vraiment ici.
Berlin est évidemment connu pour sa musique électronique. Est-ce que cela t’a inspiré ?
J’y ai toujours été intéressé. Les seules choses que je n’aime pas trop c’est quand on sent que tout a vraiment été fait sur ordinateur.
Pourtant, il y a des moments sur le disque où on a l’impression que tu utilises des samples, ou des boucles comme sur un logiciel de musique – sur We Never Lived Here, par exemple.
Non, c’est juste que j’écris de la musique très répétitive (il rigole). J’ai commencé à faire de la musique tout seul dans ma chambre. Donc pour enregistrer une chanson, je devais, par exemple, allumer ma boîte à rythme et la laisser jouer seule pendant trois minutes trente et puis je l’éteignais. Par-dessus, j’enregistrais la suite d’accords pendant la même période. Avant de rajouter autre chose, puis encore autre chose. Je n’avais pas de groupe pour enregistrer d’abord une partie A puis une partie B.
Sur Gallipoli, ce n’est pas des boucles, mais c’est drôle que tu évoques cela parce que comme je le disais, j’aime penser, surtout pour les instrumentaux, que c’est ce que l’on pourrait trouver dans des bibliothèques de sons pour des samples de hip-hop. Ça veut sans doute dire que cela fonctionne.
Tu aimerais être samplé par des artistes hip-hop?
Oui j’adorerais. En fait, j’ai déjà été samplé, par Chance the Rapper. Snoop Dog aussi. Il a samplé Nantes lorsqu’il travaillait avec Diplo sur son album reggae. Nous nous étions déjà rencontrés avec Diplo et il m’a écrit pour me demander si je voulais bien les laisser utiliser ma chanson. J’ai trouvé cela génial. D’ailleurs, c’est drôle, c’est aussi la chanson qu’a samplée Chance.
Tu évoques Nantes. Est-ce que parfois tu penses au fait que pour des gens aujourd’hui âgés de 25-30 ans, cette chanson, comme Postcard from Italy, a été une porte d’entrée vers la musique indépendante ?
C’est bizarre de penser à cela. A l’époque, les gens me voyaient comme le petit jeune. Lorsque que je jouais dans des festivals, c’était avec des groupes plus vieux que moi, comme The National. Je me suis toujours senti comme ce jeunot qui devait se battre pour faire sa place. C’est drôle de penser que les personnes encore plus jeunes ont découvert mes chansons en premier, avant celles qui m’ont donné envie de les écrire. Je n’avais jamais imaginé que ce serait le cas.
Maintenant que tu as 32 ans, penses-tu que les gens vont écouter ta musique de manière différente, et moins la juger seulement à l’aune de ton jeune âge ?
J’espère que mes premiers albums n’étaient pas justes “pas mal pour un jeune” (il rigole) !
Cet album est très produit. Est-ce que tu crains son passage en live ?
J’étais très nerveux, oui. Avec les autres membres du groupe, nous nous sommes récemment retrouvés à Berlin pour répéter pendant une vingtaine de jours. C’était comme réécrire l’album, d’arranger les chansons pour qu’elles puissent être jouées en concert. Je n’avais pas du tout envie de juste les jouer exactement comme sur le disque. J’ai déjà vu des concerts où j’avais l’impression d’écouter l’album mais très fort et je trouve ça dommage.
Dans mon cas, j’avais très peur mais cela s’est très bien passé. Les gars étaient très contents du résultat. Souvent, je préfère voir nos concerts par leurs yeux, parce que mon esprit trouve que toutes nos représentations sont nulles et sonnent terriblement. Après les répétitions ou après les concerts, il faut que je leur demande : “est-ce que c’était bien ou alors tout pourri ?”. Ils sont beaucoup plus positifs que moi la plupart du temps.
Ta relation avec la scène est assez conflictuelle. Est-ce que tu aimes faire des concerts ?
(Gêné) Pas vraiment. (Il rigole) Être sur scène n’est pas quelque chose de très naturel pour moi. Je n’étais pas programmé pour être un showman. Ma saison préférée, par exemple, est l’hiver parce que je peux me cacher sous un gros manteau, mettre une capuche, et disparaître dans la rue. Les meilleurs mois de ma vie ont été les derniers à Berlin, parce que je peux y disparaître. Mais, j’aime que le gens viennent écouter ma musique et j’aime la manière dont ils y répondent.
Mais tu n’as jamais rêvé d’être une rock-star.
Non, jamais. Je ne suis pas quelqu’un comme cela, d’unique. Je pense avoir une sensibilité pour la musique qui est unique, d’une certaine manière. Mais rien d’autre chez moi n’a besoin d’attirer l’attention. Pour revenir à la question, j’aime bien les concerts. Parfois tout se passe très bien, le son est parfait et le public a l’air d’apprécier. Mais de manière général, c’est très étrange pour moi d’être sur scène.
Pourtant les concerts de Beirut sont souvent très bons. Comment tu expliques cela ?
Je ne sais pas. Généralement, je ferme les yeux et je me frappe le thorax (il rigole). J’essaye simplement de jouer du mieux que je peux, de chanter du mieux que je peux et de ne pas faire attention à grand-chose d’autre.
Est-ce que c’est pour cela que tu as choisi d’avoir dans ton groupe des musiciens plus âgés que toi ?
Quand est sorti mon premier album, j’avais 19 ans. Les seuls musiciens qui me semblaient fiables étaient plus vieux que moi. Cela a toujours été le cas. C’est étrange, il y a tellement d’étapes charnières dans la vie censées être très importantes mais qui ne l’ont pas du tout été pour moi, parce que tous mes amis étaient déjà passés par là. C’est assez bizarre à vivre. J’ai eu 30 ans il y a deux ans, mais tous mes amis ont 40 ans aujourd’hui, ça fait relativiser.
Propos recueillis par Cyril Camu.
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