Dans le cadre d’une rétrospective à Rennes et d’une expo à Paris, le photographe Yves Trémorin déploie sur le monde qui l’entoure un regard cru et inquiétant.
Une des dernières apparitions d’Yves Trémorin dans la capitale bretonne remonte à 1991 et à l’exposition du groupe Noir Limite au Grand Magasin organisée par les Transmusicales. C’était l’époque où le « trio infernal de la photographie française » qu’il formait avec Florence Chevallier et Jean-Claude Bélégou s’engageait à démasquer le corps à la limite du représentable, dans un univers plutôt morbide. Maintenant, chacun navigue en solo, et depuis 1993 Trémorin poursuit avec les êtres et les objets de son entourage cette quête de la mort chez les vivants.
L’exposition s’appelle « D’ar ger » (« à la maison » en breton). Parce que Trémorin revient en fanfare dans sa région. Parce qu’il travaille chez lui, effectivement, et traque le quotidien. Entrée en matière : deux séries noir et blanc des débuts forment comme un vestibule. La série Cette femme-là ouvre le chemin avec les portraits de 1983 de la grand-mère de l’artiste. L’impudeur se loge successivement dans les plis de la peau entre les sous-vêtements, et jusque dans les yeux ou la bouche que l’ombre transforme déjà en gouffre. « Chaque prise de vue est un véritable sacrifice. J’ai toujours besoin de cette notion de défi dans le choix même du sujet, que les choses soient extrêmes. » En face pourtant, Les Amants magnifiques. Inédite, cette série de 1989 épingle l’artiste allongé avec sa femme. Le décor est planté : la mort et la vie se regardent en chiens de faïence.
En entrant dans la grande salle, un bandeau d’images alignées sature l’espace. Trois séries apparaissent alternativement, jusqu’à créer la densité d’un univers obsessionnel en boucle. D’abord La Tribu-Trémorin, où les visages de ses proches dansent avec véhémence, rougeurs et pilosité aux aguets, dans des formats carrés aux couleurs saturées par le flash. « La Tribu est à prendre au sens générique, c’est une tribu idéale, comme un retour aux origines. » Ensuite, c’est le tour des Natures mortes de se faire disséquer : aliments à moitié consommés, jaune d’oeuf dégoulinant dans assiette sale, steak haché à peine entamé, comme une opération à coeur ouvert, laitue fraîche et couvert mal lavé. Crudité au menu : celle du réel, cru et cruel. En s’approchant au plus près des objets, Trémorin tue la profondeur de champ, jette sur les visages et les corps ce regard inquiétant qu’il porte aussi sur les choses. L’homme finit par ressembler à ses aliments, ou l’inverse. Les chairs ouvertes d’un lapin écorché sur une table de cuisine ou la rougeur d’une cuisse humaine : tout et tous au même régime !
Puis vient le tour de la série Poupig (« le bébé » en breton), photos qui mettent en scène Trémorin fils. L’enfant paraît en danger, parce que quelque chose d’aquatique l’habille (et pas seulement dans le bain), parce que tout ce qui flotte autour de lui désigne et sa fragilité et la force qui le retient parmi les vivants. Toujours plus féroce, on se rapproche fort et l’odeur monte encore, ça dégouline de tous les orifices : bouche baveuse, nez qui goutte et fesses à l’air. Chacun ravale sa petite terreur. De l’intime à l’indigne, on sent le sec, le mouillé, le froid, le chaud, le dur, le mou. A force de s’enfoncer dans la matière, on oublie l’enfant, le sujet, comme on avait fini par oublier les visages de la Tribu et le goût des Natures mortes.
Et alors que l’on croit souffler un peu, We others, sa première vidéo, présentée également à la galerie Peyroulet à Paris, succède sans détour à ce que l’artiste appelle lui-même la « somptuosité du pire ». Ces vidéos n’ont pourtant rien de cinématographique au sens narratif du terme. Ce sont autant de face-à-face provoqués et d’attitudes familières. Pour avoir changé de support, Trémorin n’en demeure pas moins photographe et reste attaché à figer autant d’« échantillons de l’espèce ». On y retrouve la dureté de son éclairage. Et ce rapprochement terriblement saisissant, ce regard effrayé autant qu’effrayant porté sur le monde alentour.