Mystique tranquille, musicien à la fois solidement implanté dans la tradition du blues et du jazz et ouvert aux souffles du monde, le saxophoniste Yussef Lateef nous a quittés.
En août 2011, au festival de jazz de Marciac, Ahmad Jamal accueillait Yusef Lateef pour un de ces concerts dont les heureux spectateurs savent qu’ils sont en train d’assister à un moment rare. Droit comme un I, d’une élégance suprême, le pianiste octogénaire semblait un jeune homme à côté du saxophoniste de 92 printemps, qui, lui, évoquait irrésistiblement, avec son visage anguleux, sa djellaba grise et son bonnet islamique, l’épicier marocain du Crabe aux pinces d’or que Tintin accuse injustement de vendre de l’opium.
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Ce soir-là à la fin d’un magnifique concert, où Lateef, fragile mais impérial, avait joué de tous les instruments qu’il avait été le premier à importer dans le jazz – flûtes indiennes, africaines, hautbois, percussions discrètes et indéfinissables –, il avait entonné d’une voix frêle un gospel poignant : Take Me to the Other Side of the River. Une leçon de musique et de vie par un vieillard souriant qui chantait sereinement qu’il était temps pour lui de « passer sur l’autre rive ». Voilà qui est fait depuis lundi dernier. Comme l’annonce son site, Yusef Lateef est mort paisiblement chez lui, entouré de l’affection des siens.
Une personnalité empreinte de religiosité
William Emanuel Huddleston, de son nom officiel, est né en 1920 dans le Tennessee. Il a débuté avec les plus grands musiciens de son époque, au moment du triomphe du be-bop. Il joue en 1949 dans l’orchestre du trompettiste Dizzy Gillespie, principal créateur avec Charlie Parker de ce mouvement qui a été dans les années 40 la première grande révolution du jazz. Il prend le nom de Yusef Lateef, après s’être converti à l’islam, comme beaucoup de jazzmen noirs de cette période. Cette vague de conversions répondait à une quête spirituelle, mais elle permettait aussi d’échapper dans une certaine mesure à la ségrégation.
En tout cas, bien loin des dogmes officiels et de tout intégrisme, la personnalité de Lateef a toujours été empreinte d’une profonde religiosité. Celle-ci se fait sentir dans son jeu et dans son ouverture constante à d’autres types de musiques, venues d’Afrique et d’Asie. Il estimait que le terme de jazz était trop restreint pour qualifier sa musique et avait inventé pour elle le terme de “autophysiopsychic music”. Ce tropisme oriental et mystique se caractérisait par l’usage d’instruments incongrus dans le jazz, que le saxophoniste, lassé, disait-il, d’entendre toujours les mêmes sonorités, avait été parmi les premiers à intégrer dans son jeu et ses compositions. ( http://www.youtube.com/watch?v=TKGnMSYbnJ0) Il avait ainsi été sans le savoir et le vouloir un précurseur de la world music.
Créatif jusqu’au bout
Musicien inclassable, personnalité complexe, créateur multiforme, il est l’auteur d’essais et de romans, il avait reçu un nombre imposant de distinctions honorifiques, en particulier un Grammy Award en 1987 et il avait été nommé en 2007 « artiste de l’année » par l’université du Massachusetts.
En 2005, les frères Belmondo, pas l’acteur, mais le trompettiste et le saxophoniste phares de la scène jazz française, l’avaient invité sur un disque hommage qui mêlait des compositions de Lateef et des frères Belmondo à des musiciens classiques français du début du XXe siècle.
Ce type de crossover aventureux qui produit souvent des catastrophes était ici parfaitement réussi, à l’image de Yussef lui-même qui, presque centenaire, unanimement respecté et créatif jusqu’au bout incarne l’idée d’une vie humainement et artistiquement accomplie. RIP, il l’a bien mérité.
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