Yung Lean était dernièrement de passage à Paris. Symbole d’une couleur nouvelle dans le hip-hop moderne, son rap témoigne d’un amour pour une culture qu’il incarne par la tristesse. Rencontre.
C’est avec sa nonchalance désormais typique que Yung Lean nous reçoit dans sa chambre d’hôtel parisienne, jonchée d’un tas de chaussettes en pagaille ainsi que de cette odeur de renfermé moite propre à tout adolescent malpropre. La pièce n’a vraisemblablement pas vu la lumière du jour depuis un certain moment. Le garçon (à peine 18 ans, faut-il le préciser), (déjà) un peu trop rompu à l’exercice de l’entretien, passera la durée de notre rencontre avachi sur son lit, plus occupé à mater des vidéos Youtube qu’à daigner prêter attention à nos questions. Le rappeur au visage poupin et au teint blafard semble se contrefoutre totalement de la position dans laquelle il se trouve, et il a peut-être bien raison : pur produit de l’internet, ses vidéos atteignent régulièrement le million de vues sans qu’il ne semble avoir besoin d’une quelconque couverture médiatique.
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Cela fait maintenant environ deux ans que le jeune MC a débarqué avec son crew (les Sad Boys) dans l’industrie, amenant avec lui toute une typologie de la tristesse, témoignage d’une couleur nouvelle dans le hip-hop moderne et qui semble étendre son emprise aujourd’hui (pas étonnant que Cannibal Ox revienne sur le devant de la scène). Cette tendance à porter sa mélancolie en bandoulière peut être grosso modo rattachée au moment où Kanye West a sorti son album 808s and Heartbreak en 2008, mais la filiation la plus pertinente serait à situer du côté de Lil B ainsi que des instrumentaux de Clams Casino en ce qui concerne Yung Lean :
« Lil B a ouvert la voie à tellement de rappeurs aujourd’hui, c’est dommage qu’on ne le prenne pas au sérieux et qu’on ne voit pas plus loin que ses idioties. Lui et Quavo de Migos sont les artistes les plus influents dans le rap aujourd’hui. Peu l’avoueront, mais c’est pourtant tellement évident ».
Difficile de lui donner tort sur ce point : le mélange d’absurdité lo-fi, de délires surréalistes et de vulnérabilité transparente qu’a amenés Lil B dans le rap game est clairement palpable dans les chansons de Yung Lean. Mais la particularité du rappeur par rapport à cette transition tient justement à son (très) jeune âge : n’ayant vraisemblablement pas connu la vie avant internet, les vidéos Youtube ainsi que Google ont sans aucun doute représenté pour lui une sorte d’horizon, plus qu’une expérience plus « concrète » avec le réel. Et c’est d’ailleurs ce qui transparait dans ses vidéos, ainsi que dans ses paroles : dans un empilement désorganisé où les symboles ne veulent plus dire grand-chose, les textes ainsi que l’univers déployés invoquent une esthétique de la récupération fauchée, dans une imagerie fluo inspirée autant par la culture asiatique éparpillée (signes kawai, emoji, etc…) que la culture américaine, avec des références constantes à des particularismes auxquels il n’a pas accès chez lui.
Yung Lean possède cette caractéristique de prendre des objets de la vie de tous les jours pour les déformer et les rendre plus bizarres qu’ils ne le sont. On sort alors du simple « escapisme », car le fantasme référencé provient du quotidien le plus banal : certes, le rappeur n’a pas connu l’Amérique, mais ce n’est pas une Amérique idéalisée sur laquelle il digresse. C’est celle, plus prosaïque, de l’Arizona Iced Tea, du Gatorade et des Oreos.
Yung Lean :
« Pour moi, il n’y a aucune différence entre ce qui est bizarre et ce qui est vrai. Cela vient probablement de l’ennui avant tout. Ce n’est pas tant MTV qui m’inspire que l’ennui que j’ai ressenti quand j’ai commencé, et qui m’a poussé à faire de la musique. L’ennui est toujours là, cela dit, mais c’est un bon ennui, désormais, alors qu’avant ce n’était qu’un ennui sans fin. Maintenant j’ai quelque chose à quoi me raccrocher, et cet ennui devient le moteur de ma création »
Difficile de ne pas évoquer d’autres expédients, tant son univers déformé sous psychotrope semble sous influence :
« Aujourd’hui, je vois la drogue comme un carburant, plus pour mes pensées que pour ma musique, réellement. Je n’ai pas envie de glorifier quoi que ce soit, mais c’est intéressant de voir le monde sous une perspective différente, car quand tu redescends la sobriété te donne à méditer ».
Ce qui se traduit bien évidemment autant dans sa façon détachée de rapper, que dans son flow hasardeux, culbuté et hésitant, qui témoigne au final plus d’un sentiment de langueur doucereuse que d’une tristesse assommante. Les vidéos ont aussi une place prépondérante dans ce que le rappeur a à offrir : difficile en effet d’imaginer son rap sans artifices visuels, où l’image est aussi importante que le son, si ce n’est plus.
D’où, peut-être, l’acharnement général dont il semble être victime aujourd’hui, à travers notamment la rapidité avec laquelle il a été érigé en meme internet. Ses vidéos ont rapidement déchainé les passions, et on compte aujourd’hui autant de fans acharnés que de détracteurs en tous genres du bonhomme. Lui ne semble pas s’en soucier plus que ça :
« Quand quelqu’un a l’école va au tableau et qu’il lit à haute voix devant toute la classe, c’est normal qu’il soit nerveux, car il est le centre d’attention. Et les autres élèves vont logiquement le scruter, voire se moquer de lui. Moi je ne ressens pas grand-chose par rapport à tout ça, au moins je vais au tableau ».
Pas étonnant que sa manière d’appréhender puis de se réapproprier des référents culturels étrangers aient fait le bonheur (puis le rejet, quasi immédiat) de l’internet, si prompt à prendre des éléments vides de sens et à les glorifier instantanément. Le problème, c’est que Yung Lean prend très au sérieux ce qu’il fait, d’où le malentendu possible envers ses intentions.
On laisse au rappeur le mot de la fin, impassible face à la critique mais néanmoins souriant et sûr de son fait : « De toute façon j’ai juste envie d’aller à Dubai, acheter une grande maison , me défoncer et faire un album de musique arabe ».
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