Héros d’une electro tabasseuse et hystérique, Yuksek s’offre une courageuse et charmante escapade vers la pop. Visite chez lui à Reims, ville-labo de l’electro-pop française. Critique et écoute.
C’est par livres entiers que se racontent ces légendes de studio, les tensions entre un groupe pop et un producteur extérieur, les uns tentant de préserver la méticulosité de leur écriture, l’autre de la détourner avec des outils diaboliques. Friction d’idées fixes, avec le compromis comme pire jugement dernier. C’est exactement ce qui s’est passé lors de l’enregistrement du second album de Yuksek, Living on the Edge of Time.
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Le Français avait composé quelques-unes de ces rares chansons pop où la mélancolie danse et sautille, comme chez The Cure parfois ; son producteur, intraitable, les a soumises à un régime survitaminé, rendant exorbitant chaque pic, chaque souffle. On imagine les engueulades, les nuits sans fin à défendre son territoire : Yuksek contre Yuksek. Car celui qui compose puis pervertit est ici la même personne : à la fois cobaye et scientifique maboule. “C’est complètement schizo, un peu comme si je faisais un remix de moi-même”, lâche le Rémois quand on le retrouve en répétition dans la belle salle locale de la Cartonnerie.
Celui que l’on connaît plutôt pour ses beats monstrueux, la puissance phénoménale de son electro hédoniste, rêvait pourtant de pop depuis longtemps. Le passage à l’acte a même démarré en fin d’enregistrement de son premier album, avec le morceau So Far Away from the Sea. Une révélation confirmée ensuite lors de la production de ses concitoyens surdoués des Bewitched Hands. Après avoir déniché pour eux une manière sournoise de glorifier des guitares électriques ou acoustiques, il applique à ses propres mélodies pop cette science vertigineuse des dynamiques, de l’emphase, voire de la grandiloquence. Des techniques de strates, de largeur de son et de crêtes issues de l’electro mais imposées à la pop – on attendait tel traitement depuis Phoenix. Il franchit ainsi avec ce second album un pas risqué : s’éloigner des kids de l’internationale patachonne, pour qui il était jusqu’ici un Ed Banger d’honneur. “J’en avais marre de faire des trucs dansants, un peu durs… Je rêvais d’un album plus personnel, assumé, qui ressemble à ce que je pense de moi.”
Dans une carrière et une vie qui n’ont jamais eu peur des gouffres à sauter et des lignes brisées, Yuksek a donc refusé de se laisser incarcérer par sa réputation. Gamin, il était destiné aux plus hautes fonctions du piano classique ? Kurt Cobain est venu, en force, l’en dissuader. Il aurait ensuite pu
devenir, avec Yumade, une de ces stars sans visage des raves aux oreilles en sang ? Il a tout plaqué, dégoûté. Tête de mule rongée par le doute, voire l’autodépréciation cruelle, Yuksek s’est condamné plusieurs fois à repartir à zéro, à désapprendre. Sa nouvelle vie : chanteur. Chanteur pop. “J’ai réussi à
trouver ma voix : celle d’un autre. Ce n’est pas moi, c’est Yuksek. Je peux lui écrire des chansons sur mesure et ensuite le produire sans avoir envie de vomir à chaque écoute.”
Résolument schizo, il forme aussi The Krays, un duo tabasseur, avec son copain Brodinski. Un des nombreux groupes qui font la fierté de Reims : The Shoes, Alb, The Bewitched Hands, Grunge, L’Amour Is The Answer, Libelul, John Grape… Une expo photo, à la Cartonnerie, éclaire un peu plus sur cette génération aussi vaste que spontanée : des dizaines de groupes, certes, mais l’impression de reconnaître, dans le désordre, les mêmes musiciens ici et là, à une chemise ou une moustache près.
S’il ne rechigne pas, lors de ses tournées mondiales, à se faire ambassadeur de sa ville, Yuksek évoque pourtant une “revanche sociale” dans sa quête de succès. Il semble bouleversé quand on évoque les codes excluants de la bourgeoisie, lui qui l’a côtoyée sans jamais vraiment être invité à franchir le paillasson. “Les gosses de riches, qui ont tout, c’est très rémois. J’avais envie de prouver, besoin de reconnaissance. Je n’ai pas vécu la misère ou l’humiliation, mais je n’ai jamais vu mes parents accomplis ou exaltés dans leur boulot. Il me fallait autre chose. La musique a été ma façon de sortir du lot.”
Aujourd’hui, Yuksek vit en paix avec ces turbulences adolescentes, toujours à Reims, à la tête d’un studio où, en marge, en bulle, il se réfugie dans sa collection de synthés vintage. “Je n’aime pas trop les mondanités, les clubs, le cirque social : je n’ai pas d’image, je ne m’occupe pas de Facebook ou MySpace. Seule la musique m’intéresse. Je suis heureux à triper pendant neuf heures sur mes machines. Si je ne fais rien, j’ai une impression de gâchis, de passer à côté d’idées. Alors je bosse constamment, sur ma musique ou celle des autres. Ça ne me dérangerait pas de ne plus faire DJ ou même de ne plus tourner si je pouvais consacrer tout ce temps au studio.”
Une des chansons les plus réussies de cet album euphorisant s’appelle Always on the Run, “Toujours en fuite”. Ça pourrait être la devise de Yuksek, qui est passé par ici, mais ne repassera pas par là. “Quand j’entends Arnaud Fleurent-Didier, ça donne même envie de se lancer dans la chanson”, prévient-il.
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