Le rappeur Youssoupha sort son quatrième album « NGRTD » le 18 mai, après le très réussi « Noir Désir » de 2012, certifié disque de platine. L’occasion de lui poser des questions sur les 17 morceaux qui composent ce dernier projet, mais aussi d’aborder l’actualité récente. Interview.
Ton album « NGRTD » sort le 18 mai. C’est un titre que tu avais déjà envisagé pour votre premier album, pourquoi ça ne s’est pas fait à l’époque ?
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Youssoupha – A l’époque, j’étais moins connu. J’avais seulement sorti mon Street CD Eternel Recommencement qui avait fait pas mal parler chez les puristes. Par la suite, j’ai voulu appeler mon premier album Négritude, mais les échos qui me revenaient, c’était souvent : « Comment te positionnes-tu par rapport à ça ? » Les gens ne me connaissaient pas encore bien. Ils auraient pu me prendre pour un communautariste. Souvent en France pour faire peur, on rajoute le suffixe « -iste » : islam/islamiste, gaucho/gauchiste, communautaire/communautariste, etc. Je me suis dit que ces arguments se tenaient. Finalement je me suis dit : « Passons à autre chose. »
La peur qu’on ne comprenne pas le message que tu souhaitais faire passer finalement ?
Exactement. Je me suis dit que ça pouvait sonner comme stigmatisant. Si on me fait la remarque régulièrement, c’est qu’il y doit bien y avoir un problème. Puis du temps est passé, avec l’exposition que m’a apporté Noir Désir, je me suis dit que j’allais enfin pouvoir appeler le prochain Négritude. Et là, surprise ! Les arguments qu’on me sortait il y a dix ans, on me les a encore ressortis ! Mais cette fois, les gens me connaissent, ils ne peuvent plus me soupçonner de ça.
Finalement j’ai compris que le problème ne venait pas de moi mais bien du mot, du concept de « négritude ». Depuis quand est-ce devenu synonyme de « On va vous faire la guerre » ? Le moment est venu de banaliser ce mot. Dans une époque où l’on a peur de tout, je me suis dit qu’on allait l’aborder d’une manière posée et, surtout, de manière assumée. Les gens qui m’écoutent, aiment aussi cette identité qui a porté mes quatre albums.
François Hollande vient d’inaugurer le plus grand mémorial en souvenir de l’esclavage – le Mémorial ACTe –, qu’en penses-tu ?
J’en ai eu l’écho. Ce sont des choses qui vont dans le bon sens.
As-tu déjà abordé ces thèmes avec certains responsables politiques? Avec François Hollande, qui t’avait sollicité en 2012 ?
Jamais en direct non. François Hollande m’avait contacté pour les primaires socialistes, mais je n’avais rencontré que son fils. J’avais de toute façon refusé car je ne savais pas pour qui j’allais voter. Après, je n’ai jamais évoqué la question avec un politique élu. Je suis régulièrement en contact avec Aurélie Filippetti, on a souvent abordé la question de la culture, moins celle de l’identité.
L’album « NGRTD’ sort chez Bomaye Musik / Believe Recordins, peux-tu nous présenter ces structures ?
Bomaye Musik c’est le label que nous avons monté pour être en indépendant. Believe, c’est notre distributeur, on bosse avec eux depuis Noir Désir. Pour mes deux premiers albums, j’avais signé en major chez EMI. Il y a eu des hauts et des bas. Je n’ai jamais trouvé la configuration juste pour diffuser et vendre ma musique au sein d’une major. Ce n’était pas une mauvaise maison de disque, il y a des artistes pour qui ça a fonctionné. Peut-être que je n’étais pas fait pour travailler de cette façon.
C’est pourquoi je me suis établi en indépendant depuis Noir Désir. Ca me permet de faire mes propres choix, sur la communication, la direction artistique. C’est plus de responsabilité, on investit notre argent, mais on essaye de se donner les moyens comme si on était notre propre major. Aujourd’hui être dans une position de décideur, nous donne une petite légitimité. C’est pas gagné pour la vie mais je suis content aujourd’hui d’être en indépendant.
Aucun regret alors de cette époque en major ?
Au contraire ! Surtout que, paradoxalement, mes disques en major n’ont pas été mes plus gros succès commerciaux, contrairement à ceux que j’ai sortis en indépendant. Mais je ne tiens pas le discours du « eux il étaient nuls, moi j’étais bon. » Je ne dis pas non plus « Fuck les majors ». Nous vivons dans une époque où il faut constamment se poser la question de construire son modèle économique. On vend de moins en moins, l’investissement à fournir n’est pas le même selon les artistes. Il faut sans cesse réfléchir en amont.
D’ailleurs revenons-y, tu présentes ton album d’une manière assez originale, dans une galerie d’art en plein de cœur de Paris. Comment t’es venue cette idée ?
C’est la conjonction de plusieurs petites bonnes idées qui a donné une grosse bonne idée [rires]. Je me suis dit qu’il fallait remettre le rap là où il avait sa place. C’est de l’art, et j’ai parfois l’impression qu’on le néglige. Je ne vais pas te rappeler tous les débats sur la sous-culture, sur un art périphérique, sur un art gadget, etc. Comme si on était un effet de mode. Ca fait 25ans qu’on est à la mode alors ! Quand on a fait les photos pour l’album, je les ai trouvées magnifiques. Je me suis dit que ce serait bien de les exposer dans une galerie d’art, de venir aussi écouter et découvrir l’album. C’est une vraie expérience de live. Des gens de tous les horizons viennent, à la pause déjeuner, en sortant du travail, etc. On a ainsi voulu mettre en avant le travail de Fifou, qui a fait un magnifique artwork pour l’album. Je ne savais pas ce que ça allait donner, j’avais peur de la fausse bonne idée, mais finalement ça rend très bien.
Ton dernier album, « Noir Désir », date de 2012. Quand as-tu commencé à réfléchir à « NGRTD » ?
Après Noir Désir, je suis parti en tournée durant deux ans, ça m’a complètement absorbé. Je n’arrive pas à faire deux choses en même temps. Je ne peux pas être à fond dans mes concerts et préparer un album en même temps. J’ai donc attendu que la tournée arrive à sa fin pour penser à la suite. J’écrivais toujours quelques lignes par-ci par-là. Dès que la tournée s’est achevée, j’ai voulu enchaîner et là, j’ai pris un énorme contre-coup. Ca ne l’a pas fait tout simplement. Un faux démarrage, j’ai du me reconcentrer, prendre du recul. Balayer les certitudes que j’ai pu acquérir avec Noir Désir qui a bien marché, qui a été salué par le public et la critique. On m’a souvent parlé de pression, mais je n’en ressens pas. J’ai de l’exigence, j’ai envie de faire des bons disques. Dans ma carrière, je suis bien sûr plus proche de la fin que du début donc du coup je connais ma chance, d’avoir une longévité dans le rap français.
Certains de tes textes ont été bouclés très récemment. Je pense à « Love Muzik » avec Ayo, dans lequel tu fais références aux attentats de janvier à Paris…
On a posé ce morceau au studio Davout à la Porte de Montreuil, durant la prise d’otage de l’Hypercasher de la Porte de Vincennes. On était à 800 mètres seulement. A la base, on avait prévu de faire un morceau plutôt freestyle, dans l’esprit des Fugees, tranquille. J’aime beaucoup Ayo quand elle se met à rapper. Mais ce jour-là, pour arriver au studio c’était…[il marque un temps d’arrêt] Un cadre de guerre quoi. On voyait des soldats partout. Finalement, on n’a posé tout de suite, on a beaucoup parlé. Finalement, le morceau ne parle pas que de ces tragiques événements, ce n’était pas la thématique. Mais ça a forcément joué sur les lyrics.
https://www.youtube.com/watch?v=rwpFMQRq1YU
Tu as fait des études de lettres à un niveau assez poussé, tu es sensible à cette question de la liberté d’expression. Comment as-tu vécu ces attentats ?
Comme une majorité des gens je pense : au-delà même de la thématique de liberté d’expression, ce qu’on a vécu reste ignoble. On ne peut pas se faire abattre de cette façon parce que l’on tient un journal. Je ne vais pas te mentir, je n’ai jamais lu Charlie Hebdo de ma vie. Etant musulman je vais te dire: moi, Youssoupha je n’ai pas été choqué par les caricatures, je m’en fous Je ne trouve pas ça spécialement drôle mais ça ne me choque pas. La loi du pays dans lequel on vit autorise Charlie Hebdo à les publier, donc ce n’est pas moi qui viendrait dire le contraire. Mais un acte pareil est intolérable.
Par contre, ce que j’ai trouvé saoulant, c’est l’esprit des jours qui ont suivi les événements. Il y avait beaucoup trop de blabla. Nous étions dans un moment de recueillement et sur les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux notamment, plein de gens se sentaient obligé d’avoir une posture, de sortir le bon mot ou la punchline pleine de certitude sur la situation en France, sur la place des musulmans, sur le terrorisme, etc. Bien entendu, nous avons le droit de commenter l’actualité et il fallait le faire à ce moment-là. Mais les gens se sont lâchés pour plonger dans leur propre propagande. Au final, je me suis retrouvé englué dans une période un peu radicale dans laquelle je me suis senti mal à l’aise : il y avait d’un côté les « Je suis Charlie » et de l’autre les « Je ne suis pas Charlie ». Les deux me cassent les couilles. La notion est trop vague. On a entendu tout et n’importe quoi, ce qui a finalement amené une autre forme de radicalité. Des gens se sont appropriés le débat et l’ont pris en otage. Je suis là pour me recueillir et on me demande de choisir mon camp. Je ne suis pourtant pas venu avec une pancarte. Au final, je suis Youssoupha et c’est déjà beaucoup. Je suis triste par la mort de ces gens, c’est tout. Pas la peine d’être Charlie ou pas Charlie.
Revenons-en au côté musical, dans la tracklist dévoilée de ton album, il n’y a aucune mention des featurings. C’est volontaire de votre part ?
C’est une volonté oui. Le culte du featuring est devenu la marotte du rap actuel. Les gens fantasment, construisent des morceaux dans leur tête. Alors que dans 90% des cas, ils finissent déçus. En tant que fan de séries et de cinéma en général, j’ai imaginé mes featurings comme des caméos. Comme lorsque tu regardes un bon film, que tu ne t’attends pas à voir débouler Denzel Washington. Et tout à coup, il débarque ! [rires], tu kiffes encore plus.
Ca se ressent dans les morceaux Points Communs ou Memento d’ailleurs. Les featurings ne sont pas annoncés au début du morceau…
Oui ! Ils viennent pour compléter la chanson, c’est un prolongement. L’apparition des Casseurs Flowters (duo composé de Orelsan et Gringe, ndlr) dans Memento, il n’y avait qu’eux qui pouvaient le faire. Mais le morceau n’a pas été écrit pour eux non plus. Je n’aurais pas pu choisir Kery James, ça n’aurait eu aucun sens. J’aime bien faire des choix cohérents, c’est plus classe et ça donne encore plus de plaisir à l’écoute.
Lino pose avec toi sur Points communs, tu te revendiques de son style de rap ?
Je suis l’un de ses élèves. Lui c’est le professeur, je l’écoute ! J’ai écouté du Lino avant de rapper, j’en écoute toujours. C’est ma référence en terme d’écriture, sa construction mérite de dépasser le simple cadre du rap.
Il a d’ailleurs été invité par Normale Sup’ pour parler de sa plume à des étudiants en lettres modernes…
C’est le minimum qu’on puisse accorder à quelqu’un comme Lino. On ne réalise pas à quel point ses textes sont réfléchis. J’ai parfois l’impression qu’il ne réfléchit plus, c’est devenu une mécanique spontanée pour lui. C’est impressionnant.
C’est le meilleur lyriciste qu’ait connu le rap français selon toi ?
Oui, je pense. En terme d’écriture oui. Kery James par exemple a des qualités que Lino n’a pas et inversement. Kery James est très fort en interprétation. Mais leurs univers ne sont pas les mêmes, tout est plus sombre chez Lino. En qualité d’écriture pure, Lino est clairement au-dessus.
Tu peux nous raconter la génèse du morceau Mannschaft ? Sur ta page Facebook, plusieurs personnes se sont émus de la faute de français qu’on retrouve dans le refrain…
[Rires] Oui, Mannschaft, je suis comme tous les rappeurs, j’aime bien l’égotrip. Je voulais faire un morceau fort pour les concerts. C’est la prod qui est arrivée en premier pour ce morceau. Quand je l’ai entendu je me suis dit qu’elle était parfaite pour partir dans un égotrip de folie. En plus c’était durant la coupe du monde de football. J’avais misé sur l’Allemagne pour la petite histoire. C’était drôle ce sentiment de puissance d’une équipe que nous, jeunes Français, avions appris à détester. Il y avait une insolence et une puissance qui s’en dégageait, que j’aimais bien. C’est un titre aux influences électro, taillé pour les concerts. A mon avis, ce sera une dinguerie. « Et à la fin c’est nous qu’on gagne » : oui il y a une faute, c’est pas terrible, mais Renaud le fait tout temps [rires]. C’est une faute volontaire, une bien belle faute que je revendique. C’est une chanson insolente et j’y vais jusqu’au bout : fuck la grammaire [rires].
Le morceau Chanson française est bourré de références au rap français. C’est important ce côté « hommage aux anciens » chez toi ?
C’est spontané. Je me suis construit en partie grâce à eux même si j’ai d’autres influences. Des gens comme Lino, Akhenaton, Solaar ont façonné ma manière d’écrire. Je suis passé par eux avant de trouver ma propre écriture. Je ne trouve aucun scrupule, je n’ai aucune pudeur à répéter à quel point ces anciens font offices de fondamentaux dans notre musique et dans ma musique. Ce n’est pas un hommage, c’est juste un sentiment fluide qui signifie que : si vous m’écoutez aujourd’hui, c’est parce que ces mecs-là étaient présents avant nous. Après je ne suis clairement pas dans la posture du « Rap c’était mieux avant ». Je déteste ce slogan, c’est un truc d’aigris. A la fin du morceau je parle des petits nouveaux d’ailleurs. Le rap n’était pas mieux avant. Le rap, c’est mieux quand c’est différent, il a besoin d’une identité propre.
Que penses-tu de l’ultra domination de Booba sur le rap français aujourd’hui ?
Il a une longue carrière derrière lui, c’est indéniable. J’ai moins écouté ses derniers disques mais il reste incontournable. Je reste fasciné par sa réussite. Un jeune issu des quartiers, qui a créé sa marque. J’ai un label moi-même, je sais à quel point c’est difficile de se construire en tant qu’entrepreneur. Sa longévité dans le rap impose le respect, qu’on aime sa musique ou pas. Après il y a des trucs que je trouve bizarre et je pense que lui aussi trouve ça bizarre. Booba est devenu un organe de presse à lui seul. Dès qu’il poste un truc sur les réseaux sociaux, ça devient une info dans les médias, c’est dingue.
On peut estimer qu’il nourrit cela, en cultivant notamment la culture du clash dans le rap français…
C’est sûr qu’il en a joué, mais attention on ne parle pas de la même chose. Les clashs sont une chose, s’amuser avec les réseaux sociaux en est une autre. Booba n’est pas un fil AFP, il ne prétend pas à ça.
D’ailleurs que penses-tu des clashs dans le rap français ?
C’est un peu bidon. J’ai l’impression qu’on se décrédibilise en se prétendant être des gangsters ou des bonhommes. Finalement c’est des clashs qui se déroulent sur Instagram, on survend le truc. Je ne dis pas qu’il faut se tirer dessus évidemment mais artistiquement… Regarde aux Etats-Unis les morceaux issus des clashs sont très lourds. Ici, je n’ai pas le souvenir d’avoir écouté un morceau issu d’un clash qui valait le coup artistiquement. C’est souvent un peu pété. Quand de l’autre côté, tu écoutes Nas et Jay-Z… Ca n’a rien à voir.
Tu parles aussi de Booba comme de quelqu’un qui s’est sorti des quartiers. C’est un thème que tu abordes dans « Niquer ma vie ». Pourtant, tu es relativement critique dans une grande partie du morceau…
C’est fait exprès. Je suis fasciné par l’idée du contre-pied. On a tendance à tomber dans une certaine facilité dans le rap français, à glorifier le quartier pour de mauvaises raisons. Ce que j’ai dit en réalité, c’est que j’ai peut-être pu avoir le sentiment qu’il m’a tiré vers le bas. Mais en fait, c’est le quartier qui m’a donné cette chose pour laquelle les gens viennent aujourd’hui m’écouter dans cette galerie, pour laquelle je fais le tour de la France en tournée, pour laquelle je vends des disques et que je vis de ma musique. Ca m’a donné mon rap, mon esprit d’effort et d’épreuve. Ce sont mes amis qui m’ont appris à me battre, qui m’ont appris à ouvrir ma gueule et à ne pas craindre les autres. J’ai des amis qui sont encore plus braves, plus courageux que moi, qui ont encore plus de mérite que je peux en avoir. Ce que je déplore, c’est qu’ils sont restes dans l’ombre, certains ont mal tournés. C’est une injustice de la vie. Le morceau parle de ça. Niquer ma vie : le quartier m’a tiré vers le bas, mais quand j’en suis sorti, je n’en ai retiré que des qualités et des forces. Ce n’est pas au quartier que je rends hommage mais aux gens avec qui j’y ai grandi. Eux sont les vrais braves qui mériteraient d’être aussi connus que moi.
Entre nous, « A cause de moi », c’est un titre que tu as fait pour entrer en rotation radio non ?
J’en serai très heureux en tout cas s’il l’était. Je ne suis pas très bon pour ça, sinon ma carrière en serait à un stade beaucoup plus avancé [rires]. C’est une chanson qui critique la stigmatisation du rap dans les festivals, les radios, etc. Que ce morceau entre en playlist serait un beau pied de nez !
Propos recueillis par Julien Rebucci
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