Il était malingre et mal dans sa peau : aujourd’hui, Morrissey pose torse bombé et biscoteaux en avant. Exactement le chemin parcouru par sa musique, comme en témoigne son dernier album gavé d’anabolisants.
« Je ne peux pas imaginer mon corps ressentir une excitation sexuelle. Ça ne m’est jamais arrivé, personne n’a produit cet effet sur moi. Si tu me demandes si je trouve que des bouts de viande pendants et flasques sont érotiques, je te dis non. Je suppose que si mon corps avait fonctionné, mon cerveau aurait suivi et j’aurais fait comme les autres. Mais audessus des chevilles, mon corps était comme paralysé. Et c’est toujours le cas”, disait Morrissey dans Les Inrocks il y a une vingtaine d’années. “J’ai toujours été certain que mon appareil génital était le résultat d’une plaisanterie douteuse”, avait-il déclaré quelques années plus tôt au NME, l’hebdo britannique. Tout ça pour dire qu’entre Morrissey et la virilité, ça n’avait jamais été le grand amour, le méga-Pacs.
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Ici, l’amour s’envisageait strictement au-dessus de la ceinture, voire au-dessus du collier de perles noires. Platonique (ta mère) par dégoût de ce corps-prison. D’où la stupeur, il y a cinq ans, de retrouver baraqué et bronzé ce garçon qu’on avait si souvent croisé pâlichon, frêle, embarrassé dans sa grande carcasse malingre. Il venait de quitter Manchester pour Los Angeles – et le soleil lui réussissait visiblement mieux que les brumes et frimas. “La Californie m’a permis de découvrir la vie en plein air, avec ce qu’elle autorise comme sorties. Je suis ainsi devenu plus expansif grâce au soleil – plus physique aussi”, disait-il alors qu’on se moquait gentiment de ses biscoteaux nouveaux. On se serait cru dans une de ces publicités vantant les mérites miraculeux d’un appareil de musculation : “Avant, j’étais un gringalet et on se moquait de moi sur la plage…”
Même en s’y étant préparés un peu, il y avait pourtant de quoi être estomaqués en (re)découvrant Morrissey en décembre dernier au Pigalle Club, un cabaret de velours rouge et lustré de Londres où le chanteur présentait son nouvel album, Years of Refusal. La tête est la même, le sourire toujours maladroit, la malice encore chevillée aux yeux : mais on ne reconnaît résolument plus le corps, qui semble s’être monstrueusement développé à part, sans consultation, de son côté. Même quand il bouge, vit, rigole, on croirait un de ces facétieux photomontages que les journaux populaires, vendus aux caisses des supermarchés anglais, font subir aux politiciens chétifs, en leur imposant le torse nu d’un culturiste. Un sentiment de Hulk encore renforcé par la pochette de son nouvel album, sur laquelle le poitrail et les biscoteaux de Momo semblent sur le point d’exploser les coutures d’une chemisette Fred Perry.
La stupeur doit se lire sur chaque visage convié à ce pince-fesses londonien, car lors de son court discours d’introduction à l’écoute de l’album, Morrissey se sent obligé de commenter, comme engoncé dans ce corps qui n’est plus le sien, les immenses reproductions de pochettes accrochées sur la scène : “Oui, c’est bien moi sur la pochette, sans le moindre recours à Photoshop…” Il n’y a pas de hasard : pendant que Morrissey fait du sport, soulève de la fonte et gobe visiblement des stéroïdes anabolisants par barils entiers (comme les “health shops” les vendent dans les centres commerciaux américains), sa musique rêve logiquement de stades.
Et là aussi, le décalage est sidérant entre le corps de ces chansons – bodybuildé, crâneur, rutilant – et la voix plaintive, les paroles déprimées. Car pendant que les chansons de son nouvel album, à une ou deux exceptions près (dont le merveilleux When I Last Spoke to Carol), jouent systématiquement des (gros) bras, bombent le torse et exhibent les muscles, les paroles, elles, continuent de chialouzer comme s’il pleuvait à Manchester, ressassant les mêmes histoires d’amours impossibles et d’incapacité à vivre en société. Gonflées aux hormones par la production vraiment pas fine de feu Jerry Finn, connu pour le punk-rock propret et clinquant de groupes interchangeables comme Blink 182, Sum 41 ou Blinksum 223, les guitares font diversion, écran de fumée, cache-misère : elles gueulent tout fort ce que les mots ne savent plus dire, dans une langue épuisée, tournée trente-sept mille fois dans la bouche et du coup vidée de tout sens. On ne sourit même plus quand, en fin d’album, Morrissey ressasse un “Ça va peut-être vous déranger, mais je trouve que je suis bien seul” – ultime recyclage d’un malheur qui ne semble plus être qu’un souvenir vague ou pire : un fonds de commerce, une routine.
“Bien seul” ? Ben non. Quelques semaines plus tard, sort le single I’m Throwing My Arms Around Paris : sur la pochette, Morrissey et son groupe pâle à poil, “l’appareil génital” caché derrière un petit 45t (pour le maxi-45t, attendre les effets des anabolisants), torse velu langoureusement exposé, exhibé. A presque 50 ans, la photo est d’une drôlerie et d’une absurdité assez stupéfiantes. Là aussi, on mesure le chemin parcouru depuis les Smiths et le dégoût de soi. On ne parle pas de musique : le décalage est là, encore plus cruel, plus criant. Comme si, en s’échappant du malêtre et de l’embarras du corps, Morrissey avait perdu sa muse, son mojo, le sens du combat. Le bonheur de l’un fait le malheur des autres.
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