A pois, à tort et à travers. A 72 ans, retour explosif de Yayoi Kusama, artiste rescapée du psychédélisme pop, des happenings politiques et de vingt-cinq ans d’hôpital psychiatrique. Une exposition consacre ses uvres hallucinées.
Trois jours qu’elle reste confinée dans sa chambre d’hôtel. Yayoi Kusama mange des nouilles apportées dans ses bagages du Japon. A exigé que personne ne soit assis à ses côtés pendant le vol. Se fait conduire de Paris à Dijon en Espace. Pendant le trajet, dit du mal de Yoko Ono. Ne vient pas inspecter l’installation de ses uvres par le Consortium, le centre d’art de Dijon, mais s’enquiert auprès de l’un de ses responsables : « C’est bien une exposition d’avant-garde ? »
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En novembre dernier, silencieux et appliqués, à quelques heures du vernissage, ses assistants recouvrent les murs, le sol et le mobilier d’une salle, plongée dans la pénombre, de gommettes phosphorescentes. Pierre Restany, critique d’art patenté, se souvient avoir rencontré Kusama dans les années 60, près du Chelsea Hotel : elle venait de s’en faire expulser pour avoir recueilli un échantillon du sperme d’Arman. Curieuse anecdote à rebours de ce qu’est aujourd’hui devenue cette artiste officielle. L’effet Kusama.
Dans l’entrée du Consortium, des parois fraîchement posées découpent l’espace d’ordinaire vide, grêlé d’une incroyable irruption de boutons miroirs. Décor paranoïaque et obsessionnel de glaces convexes, d’où surgissent soudain la silhouette cassée et le regard halluciné de Yayoi Kusama, 72 ans. Drôle de vision que ce visage à la tension médicamenteuse, apparaissant soudain dans le coin d’un miroir déformant. Une petite troupe galope autour d’elle, la portant presque jusque devant ses uvres tout juste installées pour l’y photographier. Face aux gigantesques ballons blancs aux formes phalliques qu’elle y a fait gonfler à bloc, elle lâche un laconique « Je suis très contente. »
Plus tard dans l’après-midi, on la retrouve assise sur l’un des poufs multicolores de son salon vidéo. Vêtue d’une robe à plumes rouges, les paupières et la bouche écrasées de make-up, la peau masquée par un épais voile de poudre, Kusama reçoit quelques journalistes. Difficile de discuter avec l’artiste, internée volontaire depuis presque vingt-cinq ans en hôpital psychiatrique. Epaulée par son assistant, elle répond aux questions par bribes, synthétisées jusqu’à l’insignifiance par sa traductrice dans un anglais approximatif autant dire qu’il ne transpire pas grand-chose des propos de la rarissime Japonaise.
Les yeux plus écarquillés que jamais, littéralement extatiques, elle tiraille nerveusement les bretelles de son sac à main, sans jamais se départir de son air de rescapée. Un morceau du psychédélisme pop des années 60 qui a fini par faire corps avec son délirant imaginaire. A quelques mètres de là, d’autres assistants achèvent de décorer la robe qu’elle portera le soir même : pois bigarrés sur feutre blanc.
Trois mois plus tard, la Maison de la culture du Japon reprend l’expo du Consortium. Le lieu n’est pas anodin : représentante du Japon à la Biennale de Venise en 1993, Kusama jouit d’une étonnante reconnaissance officielle, célébrée autant pour ses écrits tourmentés que pour son art. L’un de ses plus célèbres portraits la montre pourtant nue, couchée sur un agrégat d’embouts protubérants, agitant ses pieds chaussés de talons aiguilles. Elle a peint des pastilles de couleur sur son corps et singe les pin-up américaines. A l’époque, en 1966, elle vit à New York depuis huit ans et s’y est imposée comme une figure marginale de l’avant-garde américaine. Petite, vêtue de kimonos excentriques et de chapeaux de sorcière sur ses longs cheveux, elle détonne dans le paysage très blanc d’un monde de l’art ébahi par les audaces visuelles de cette jeune Japonaise. Elle côtoie Donal Judd et Frank Stella. Organise des happenings contre la guerre du Vietnam, peint des corps d’hommes et de femmes nus dans la rue, appelle à manifester contre la Bourse et à recouvrir de pois ceux qui y travaillent, crée un magazine au titre explicite, Kusama orgy (un numéro est réédité à l’occasion de cette exposition) avant de causer l’un des plus grands scandales de l’histoire du musée d’Art moderne en 1969, invitant huit complices entièrement nus à occuper le prestigieux jardin des sculptures du MoMA (également connu sous le nom de musée d’Art moderne) pour y imiter les poses des non moins prestigieuses uvres. Un happening qu’elle intitule Grande orgie pour réveiller les morts au MoMA. L’événement fait la une scandalisée du Daily News. Son activisme politique en phase avec l’air du temps achève pourtant de la figer dans une position marginale. Fatiguée, isolée et en proie à des problèmes financiers, elle revient au Japon en 1973 et demande, quatre ans plus tard, à vivre en hôpital psychiatrique.
En 1998, le MoMA de New York la rappelait au bon souvenir de la scène internationale en lui consacrant une époustouflante rétrospective, peuplée de meubles recouverts d’embouts phalliques mal dégrossis (une chaise, une poussette, un bateau, des chaussures à talons aiguilles un tabouret, une échelle…), de vêtements cousus de nouilles et d’innombrables tableaux asphyxiés de taches et de pois. Absurde paysage à la rigueur psychiatrique, obsédé par les couleurs. Du blanc couleur plâtre, insensible et dur, incommode. Du rouge écarlate, partout, strié et tacheté. On n’est pas près d’oublier la salle aux murs réfléchissants remplie de boudins de tissu blanc à pois rouges geste boulimique et drôle, malsain et décoratif, transpirant l’accumulation éc’urante et la désinvolture mode.
Trait commun à toutes ses uvres, nourries d’un même ressort spectaculaire à double effet : un certain sens de la séduction, une utilisation roublarde du kitsch mis au service d’un propos autrement plus tourmenté. Immédiatement séduisantes, inévitablement divertissantes, les uvres de Kusama n’en finissent pas de recycler les bonnes vieilles recettes du pop art. Facilité d’accès, attrait des formes, abstraction jouissive, refus de la sanctification des pièces : tout y est, mais sexualisé à outrance, exacerbé et saturé de couleurs, impulsif et compulsif. C’est dire à quel point le dispositif joue sur l’accumulation. Ce qui explique que vues à l’unité, hors de leur contexte, les sculptures et installations de Kusama déçoivent souvent. Force et faiblesse de cette artiste qui fait uvre de la profusion, dessine des paysages absurdes et dérangés, aux allures de cartographie mentale et sexuelle.
Et pourtant, rien à voir avec l’art brut. Kusama est artiste en toute conscience, formule des choix esthétiques précis, jusqu’à parfois incarner une vision presque caricaturale de l’art au féminin, avec son goût pour les couleurs, les tissus, la mode, les formes rondes et le décoratif.
Décoratives, les installations inédites que Kusama a conçues tout spécialement pour ce cycle d’expositions françaises le sont sans conteste. Avec, là encore, une naïveté sans faille et un total manque de scrupules qui finissent bien par en faire la plus jeune artiste vue depuis longtemps. Son Fireflies on the water résonne ainsi comme une cinglante gifle au visage de Sarah Sze, jeune prodige américaine qui avait emballé la critique lors de la dernière Biennale de Venise avec ses sculptures-bijoux élégamment disposées dans les coins du pavillon de l’Arsenal. Plus de bon goût chichiteux chez Kusama, qui a fait construire une féerique chambre d’isolation pour les visiteurs. Perché sur un plongeoir surplombant une piscine d’eau noire, le spectateur-acteur s’y retrouve pris au piège d’un vénéneux décor de guirlandes électriques, d’ampoules multicolores et autres scintillantes réjouissances. Une jungle sous tension, hystérique et étouffante, au doux parfum d’électrocution.
Et que dire d’Infinity mirrored room-Love forever, véritable blockhaus de miroirs et d’ampoules sous acides, ouvert sur l’extérieur par deux petites fenêtres où poser sa tête comme sur le billot ? Plus conceptuel qu’il n’y paraît d’abord : comme une plongée du public voyeur dans les entrailles hallucinogènes de l’artiste. Kaléidoscope chimique. Ailleurs, c’est un c’ur clignotant (God’s heart) comme le plus vulgaire des ex-voto, plus loin une flaque de boules de Noël argentées.
« Yayoi Kusama a longtemps été oubliée du monde de l’art occidental », explique Takakura, directeur du Kusama Studio depuis douze ans. Mais même lorsqu’elle était moins visible, elle a toujours continué à travailler. Elle dit toujours qu’il est dommage que les gens ne voient pas tout le travail accompli. » Et le respectueux assistant de raconter la frénésie laborieuse de l’artiste depuis sa chambre d’hôpital. Les projets d’expositions, les livres : « Elle a créé un monde d’histoires sexuelles et sadomaso où se croisent malades mentaux, malades du sida et patients d’hôpitaux psychiatriques. » Un sacré programme qui a déjà nourri quinze livres et valu à son auteur un prix littéraire. Quant aux rapports complexes entre sa création artistique et ses obsessions pathologiques, il les élude d’un sourire : « Je ne veux pas distinguer l’art de la maladie, et elle non plus. Les idées arrivent naturellement. Au public de faire la distinction. La beauté en soi de ses uvres ne l’intéresse pas. »
Une salle vidéo documente ses performances passées. On y découvre la jeune Kusama (très belle, nue, cheveux lâchés) saisie en pleine action hippie de réconciliation avec la nature. Toujours à ses obsessions, elle y peint des pois sur les arbres, sur le sol, sur un chien, sur le corps d’un homme, sur des feuilles emportées par le cours d’une rivière. Patiente, la caméra s’attarde sur les motifs picturaux effacés par les flots, en curieuse réminiscence de la séminale vidéo de Marcel Broodthaers écrivant un texte à l’encre sous la pluie.
Dans l’une de ses rares longues interviews, Kusama confiait à la critique d’art Seung-duk Kim voilà quelques mois : « Un jour à New York, alors que je peignais des filets et des pois sur une toile, mon pinceau est inconsciemment sorti de la toile et a commencé à recouvrir de motifs la table, le sol puis toute la pièce. C’était probablement une hallucination. Je vois des pois depuis l’âge de 10 ans. J’ai regardé mes mains : elles étaient couvertes de pois rouges. J’ai essayé de les effacer, mais ils continuèrent à se répandre, menaçant d’étouffer mes mains et mon corps. J’ai crié et j’ai appelé une ambulance. A l’hôpital de Bellevue, un docteur m’a dit de me faire traiter dans un hôpital psychiatrique. Cet incident m’a décidée à devenir sculpteur et artiste de performance. » Un peu plus tôt dans l’entretien, Kusama expliquait : « Les années 60 se situent au pinacle de l’histoire de l’art. Les années 60 furent l’ère Kusama. »
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Jusqu’au 19 mai à la Maison de la culture du Japon, 101 bis, quai Branly, Paris xve (tél. 01.44.37.95.01). Du mardi au samedi de 12 h à 19 h, le jeudi jusqu’à 20 h. Spectaculaire catalogue (publié par Janvier et Les Presses du Réel) et réédition de son éphémère journal Kusama orgy.
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