En 98, n’importe quel pousse-disque est DJ. Pourtant, chez les jeunes et surdoués X-Ecutioners, l’art fondateur du hip-hop demeure vivant et virtuose. Entre les mains baladeuses de ces New-Yorkais, la platine redevient un instrument, comme on peut l’entendre sur leur album X-pressions.Aujourd’hui, quel gamin fondu de musique n’a pas ses deux platines pour faire mumuse […]
En 98, n’importe quel pousse-disque est DJ. Pourtant, chez les jeunes et surdoués X-Ecutioners, l’art fondateur du hip-hop demeure vivant et virtuose. Entre les mains baladeuses de ces New-Yorkais, la platine redevient un instrument, comme on peut l’entendre sur leur album X-pressions.
Aujourd’hui, quel gamin fondu de musique n’a pas ses deux platines pour faire mumuse dans sa chambrette et bomber le torse dans les soirées ? Quel artiste de musique électronique, de Photek à Kid Loco, n’est pas contraint de s’improviser DJ pour pouvoir se produire en club ? Pourtant, à l’heure où les platines se vendent comme des petits pains depuis trois ans, les constructeurs connaissent un véritable boom qui se soucie encore sincèrement de l’art du DJ ? De toutes les disciplines du hip-hop, l’art du DJ est à la fois la première à avoir émergé sans cet acte fondateur, pas de MC ni de breakers et la plus négligée ces dernières années, reléguée au second plan dans le rap, quand elle n’est pas dangereusement remplacée à moindres frais par le DAT. Actuellement, on peut distinguer trois sortes de DJ’s : d’un côté, le DJ de club et de radio, dont la technique limitée s’appuie sur une sélection de disques propre à remuer les foules. De l’autre, le DJ-compositeur dont l’art d’agencer les samples fait ses preuves en studio (DJ Shadow…). Et, enfin, le DJ virtuose dont le but est de repousser toujours plus loin les limites de cette forme d’art, particulièrement en live, tout en hissant les platines au rang d’instrument et le DJ au statut de musicien.
Pour se distinguer de la masse, ces derniers ont décidé de se baptiser « turntablist » (« turntable » = « platine », d’où « turntablist », qui donnerait « platiniste » en français, comme on dirait pianiste ou guitariste). Rarement connus du grand public, les turntablists évoluent souvent dans l’ombre des grands noms du rap, en tant que scratcheurs attitrés ou de sessions et en tant que producteurs. Au fil du temps, des équipes de DJ’s véritables écoles, car développant chacune une spécialité se sont constituées afin de se produire à plusieurs comme de vrais groupes traditionnels, lors de shows généralement époustouflants. Au firmament actuellement : les Invisibl Scratch Picklz de San Francisco (dont le leader n’est autre que Q-Bert, qui officiait chez Dr Octagon et plus récemment en tant que remixeur chez DJ Shadow) et les X-Men de New York rebaptisés X-Ecutioners afin d’éviter un procès délicat contre les ayants droit de la célèbre bande dessinée X-Men. Les premiers ayant publié l’an passé un mini-album passablement hermétique, saturé de citations et de scratches à destination des initiés, les X-Ecutioners peuvent être considérés aujourd’hui comme le premier groupe de turntablists à sortir avec X-pressions un album abouti et accessible à destination du grand public.
Mista Sinista, l’un des quatre leaders d’X-Ecutioners avec Rob Swift, Roc Raida et Total Eclipse, s’explique sur cette volonté de redonner ses lettres de noblesse à l’art bafoué du DJ. « Nous avons voulu un album capable de représenter à la fois notre technique aux platines, base de notre réputation, tout en y incluant d’autres éléments tels que des MC’s, des chanteuses, des samples de percussions et de basses, afin de le rendre accessible à un public non spécialisé. » Excepté le furieux Musica negra dénonçant le racisme, la majorité des rimes ainsi invitées rendent un hommage appuyé à leurs hôtes, comme au bon vieux temps d’Eric B & Rakim (Eric B is president). Mais si ces morceaux permettent de souffler entre deux déluges de scratches, les X-Ecutioners, passés maîtres dans l’art de faire parler leurs platines, auraient pu s’en dispenser. Pour preuve, le morceau de bravoure Word play signé Mista Sinista, construit autour de phrases tirées de différents disques. Mais c’est surtout lorsque les New-Yorkais « jouent » ensemble de leurs huit platines que l’auditeur peut se faire une idée du tour de force déployé sur scène. Get started, The Countdown et Mad flava en sont des exemples foudroyants : tandis que l’un se concentre sur les scratches de voix, un autre construit un beat, un troisième tient le rôle de la basse et le quatrième « fait » les cuivres ou la guitare, avec une synchronicité virtuose dont les micro-accrocs ne soulignent que davantage la tension et la difficulté de la tâche. Plus souvent recrutés individuellement chez les autres (des Beatnuts à Common, des Jungle Brothers à Organized Konfusion) en tant que scratcheurs plutôt que producteurs, les quatre membres du groupe ont ici saisi la chance de déployer enfin cet aspect méconnu de leur talent. A ce titre, l’inspiré Pianos from hell de Rob Swift, qui n’aurait pas dépareillé sur une compilation Mo’Wax, démontre que ces turntablists ne sont pas les phénomènes de foire que leurs prouesses peuvent parfois laisser suggérer, mais qu’ils sont aussi techniciens que poètes.
Réaliser un tel disque était une véritable gageure car l’aspect visuel, essentiel pour se faire une idée de l’huile de coude mise en oeuvre par ces DJ’s bardés de prix internationaux, manque cruellement à l’appel sur les sillons vinyliques. La précision horlogère, la tension et la performance physique de ce ballet à huit mains et autant de platines, où chacun assure un « instrument » et des parties solos comiquement compliquées avec le dos, le nez, le coude , sont impossibles à retranscrire sur disque. Seul le scratch fonctionne à peu près, car on le perçoit effectivement. Mais qu’en est-il de la technique complexe du « beat-juggling » (jonglage de beats), grande spécialité et invention de cette troupe, qui consiste à créer un beat de toutes pièces à l’aide de deux disques accélérés ou ralentis en rythme ?
Malgré ce handicap, c’est avec un objectif « éducatif » que ce disque a été conçu. « Nous voulions vraiment prouver qu’il y a plus à faire avec deux platines que d’enchaîner les disques : bien manipulées, nous pouvons en tirer nos propres créations. Il s’agissait aussi d’offrir des repères solides au public, qui a fini par faire une grave confusion entre la dance-music commerciale et le hip-hop, forme d’expression sincère au départ. Poussés par les maisons de disques, les rappers ont commencé par abandonner les scratches au profit des choristes, avant de laisser carrément tomber les DJ’s, remplacés à moindres frais par les lecteurs de DAT. Or pour moi, un groupe de rap qui n’a pas de DJ ne peut pas se revendiquer du hip-hop. Avec notre disque, nous avions également à coeur d’inspirer les jeunes, de leur donner envie d’atteindre notre niveau et, pourquoi pas, de nous surpasser. » Les aspirants DJ’s ont du pain sur la planche. Selon Mista Sinista, 27 ans DJ attitré de Common , qui s’essayait au scratch dès 11 ans sur le vieux phono de sa grand-mère (ce qui lui valut une mémorable dérouillée), « le travail du DJ est une discipline très contraignante : souvent, je ne peux pas sortir avec mes amis car je dois rester à la maison pour m’entraîner. Il faut être prêt à faire beaucoup de sacrifices et, si l’on veut vraiment innover, savoir qu’il va falloir endurer énormément de frustrations et de prises de tête. »
Etre un grand DJ requiert aussi un don d’« entertainer » et un esprit de compétition qui ne va pas sans un sens vivace de la repartie. Si le DJ, comparé au rapper, est réputé pacifiste, les insultes fusent bien plus qu’on le croit durant les « battles », ces bras de fer que tout turntablist qui se respecte doit être prêt à affronter dans l’instant. A cet effet, Mista Sinista une vraie crème d’homme par ailleurs ne se déplace jamais sans un sac bourré de disques dans lequel il puisera ses brûlantes répliques le cas échéant. « Etant maintenu en retrait et ne s’exprimant pas verbalement, le DJ n’a pas l’ego aussi développé que le MC. Mais lorsqu’il s’agit d’affronter un rival, nous faisons parler le vinyle : pour me clouer le bec, on peut me jouer un disque qui dit « Mista Sinista » d’un côté, et un autre qui dit « Suck my dick » (« Suce ma bite ») ! Mais au fond, ça reste toujours drôle et bon enfant : dans le milieu des turntablists, nous sommes tous amis car unis pour la même cause. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}