Figure bien connue de la police locale pour ses excès en tous genres, l’insaisissable William Eggleston est surtout l’un des grands de la photographie moderne, le premier à avoir donné ses lettres de noblesse à la photo couleur. A la recherche d’un fantôme, mi-voyou, mi-aristocrate, du côté de Memphis.
Se voir coincé depuis six jours dans un Holiday Inn de midtown Memphis à attendre le retour ou le bon vouloir de William Eggleston n’est pas une chose qui vous vaut nécessairement de la sympathie dans les bars, musées, galeries, librairies ou magasins de disques de la ville. Au Lamplighter, le bar exigu sur Madison longtemps fréquenté par le photographe, Anne la patronne se montre un cran au-dessous de la pitié : « Vous attendez pour voir Bill ? Qu’il rentre ? Merde, il est même pas parti, je parie. » Bâtie comme une borne et à peine visible derrière son bar, Anne est une femme dure sous une permanente blonde. Elle renifle, assenant le coup de grâce : « Quelqu’un était ici hier soir, il l’a vu dans la journée. »
C’est bien ça le problème avec Eggleston à Memphis : tout le monde l’a vu pas plus tard qu’hier. Tout le monde en a une bien bonne à raconter sur lui. La fois où il s’est produit dans un club (le même où Jeff Buckley devait jouer ce soir-là, trois jours avant de faire trempette dans le Mississippi) en jouant une fugue électronique basée sur la chanson thème du Mickey Mouse Club, revêtu du long manteau SS qu’il arbore parfois pour épater les bourgeois. Ou encore le soir où Eggleston et son ami de longue date, l’écrivain Stanley Booth, ont fait des concours de dessin sur le bar avec des Magic Markers fournis par Shirley, la barmaid de nuit. Anne s’en va chercher les preuves accablantes : non seulement une poignée d’abstractions à la Dubuffet, mais aussi quelques tirages de photos familières. « Des Eggleston, moi j’en ai plein », bougonne la patronne du Lamplighter, l’air de regretter que ce ne soit pas si rare.
En effet, à une époque de sa vie (apparemment révolue), l’homme s’est délesté de centaines de tirages, diapos, portfolios, même parfois d’appareils photo. Sa générosité était résolument démocratique, comme son oeil : quiconque le ramenait chez lui du bar, chauffeurs de taxi, stripteaseuses, amis et compagnons de fête. « Beaucoup de jeunes filles en ville ont des photos de Bill Eggleston, confie une femme bien placée pour le savoir, puisqu’elle en vend. Il avait toujours quelque chose à se faire pardonner. »
La police de Memphis connaît aussi très bien Bill Eggleston. Parmi les habitués du « drunk tank » et des incidents dans lesquels les armes à feu semblent toujours jouer une part déterminante, son nom revient aussi souvent qu’autrefois celui de cet autre riverain turbulent, Jerry Lee Lewis. Les flics locaux nourrissent à son égard le même mélange de respect et d’exaspération que pour le Killer. Ils sont bien obligés de l’arrêter chaque fois qu’il bousille sa cheminée à coups de fusil de chasse ou qu’il conduit en état d’ivresse tout en sachant qu’avec son pedigree, Bill a toujours un juge dans sa manche. Bien obligés aussi de lui coller une amende de 500 dollars pour une accusation de « tentative de viol » (septembre 94). Mais le type est tout de même marié depuis près de quarante ans à la plus grosse fortune terrienne du Delta, et il n’y a pas encore si longtemps vivait (ouvertement et simultanément) en ménage avec la fille d’un des juristes les plus respectés du Tennessee, ayant défendu Jimmy Hoffa et Martin Luther King.
C’est Eggleston que Priscilla Presley est allée chercher en 1983, juste avant d’ouvrir Graceland au public, pour faire les photos de la brochure. D’un autre côté, ses photos claustrophobes et mortifères heurtèrent tellement les sensibilités des marchands du temple qu’ils retirèrent presque immédiatement le catalogue de la vente, en faisant du même coup un des articles les plus recherchés auprès des collectionneurs du King (et d’Eggleston). Cela venant d’un ostrogoth qui ne s’est même pas dérangé pour accepter son Distinguished Achievement Award en 1995, distinction créée en 79 à la mémoire de Presley, dont les bénéficiaires précédents incluent B. B. King, Sam Phillips, Rufus Thomas, Isaac Hayes et le Killer himself.
C’est, comme beaucoup de gens, par le biais du rock que j’ai d’abord connu Eggleston artiste qui, dans son pays, est considéré par certains comme l’un des trois grands de la photographie moderne (« avec Robert Frank et Diane Arbus », selon le spécialiste Walter Hopps) mais reste en France inexplicablement méconnu. Nombreux sont ceux pourtant qui ont eu entre les mains la pochette du premier disque de Big Star, le groupe pop cultissime de Memphis. Pochette sur laquelle figurait la photo saisissante d’une ampoule blanche, sa nudité encore accentuée par un croisillon de fils électriques blancs qui courent sur un plafond rouge sang de boeuf. Le plafond semble saigner littéralement, pour peu qu’on se trouve devant un de ces fameux tirages « dye-transfer » qu’Eggleston affectionnait particulièrement à une époque, et qui aujourd’hui se vendent entre 50 000 et 150 000 f. C’est un procédé de tirage par imbibition coûteux qu’utilisaient surtout les publicitaires dans les années 40 et 50, développé par Kodak selon le même principe que le Three Strip Technicolor procédé fabuleux qui donne des couleurs saturées d’une profondeur et d’un chatoyant sans pareil (Kodak en a arrêté la fabrication en 93). « Quand on regarde ce plafond, si c’est un « dye-transfer », on a vraiment l’impression que la peinture n’est pas sèche », disait Eggleston à l’époque en parlant de ce qui reste encore aujourd’hui son image la plus connue, intitulée Greenwood, Mississippi, 1973. Il l’a prise chez une de ses connaissances, un avocat de Greenville qui s’est suicidé peu après qu’il l’a photographié (nu) dans sa chambre rouge pleine de graffitis.
Eggleston a influencé David Byrne (et travaillé avec lui sur le tournage de son film de 86, True stories) ; ses photos illustrent Rhythm oil, le livre de Stanley Booth sur la musique de Memphis et du Delta (aussi l’auteur d’un livre sur les Stones, le seul selon Keith Richards qui raconte la tournée américaine de 71 « comme ça s’est réellement passé » et qui a payé le prix pour). Booth a même une fois emmené le photographe avec lui en voyage de noces. « Ma femme conduisait un camion pick-up Chevrolet avec deux chatons et une perruche. Moi, je roulais derrière avec Bill et nos shakers de Martini dry. Le mariage a duré six mois, mais je suis encore ami avec Bill Eggleston. » Celui-ci figure même sur la compil du musicologue et auteur Robert Gordon, It came out of Memphis artefact sur lequel on trouve toutes les légendes de Memphis, vivantes ou récemment trépassées : Furry Lewis, Jim Dickinson, Lee Baker, le DJ Dewey Phillips, etc.
Ce serait pourtant un grave contresens de confondre l’art d’Eggleston avec ses fréquentations ou avec les sujets photographiés. Même s’il a eu une longue et tumultueuse liaison avec Viva, la star de Warhol, ou fréquenté le Chelsea Hotel à l’époque où Sid Vicious et Nancy Spungen y habitaient ; même s’il est l’inventeur d’enceintes hi-fi haute performance qui coûtent 8 000 dollars la paire (son fils Bill Jr dirige la compagnie), William Eggleston est avant tout un aristocrate du goût qui ne joue que du Bach ou du Beethoven sur son piano à queue miniature japonais et qui n’a, de sa vie, jamais été vu portant une paire de jeans. Il affectionne au contraire les chemises empesées, des pantalons kaki et des bottes qui lui arrivent aux genoux et qui accentuent encore plus sa ressemblance frappante avec Basil Rathbone (mâtiné Aznavour). Il fume des Marlboro à la chaîne et nourrit une passion alarmante pour les armes. Un journaliste du magazine local Memphis a un jour décrit l’entrée de sa maison de Walnut Grove, le quartier résidentiel d’East Memphis, surtout impressionné par la copie de Gattling gun pointée sur le vestibule. La proto-mitrailleuse peut tirer 1 150 balles en une minute, à un coût prohibitif (même pour lui) de 6 000 dollars la rafale. « J’aime la technologie des armes », a déclaré Eggleston à un journaliste de Vanity Fair. « La précision. » La chasse, par contre, ne l’intéresse pas du tout. « Trop de tarés. » Son ami le photographe Lee Friedlander le décrit manipulant un nouvel appareil photo « comme un aveugle », touchant toutes les surfaces, démontant tout ce qu’il peut, comme une arme.
Pour essayer de comprendre ce détonant mélange de gentleman fin de race et d’agent provocateur, on peut aller à Sumner, où il a grandi, élevé chez son grand-père maternel, le juge Joseph Albert May. La « courthouse » où il pratiquait est encore aujourd’hui la bâtisse la plus haute de cette bourgade en pays plat qui se distingue pourtant de façon frappante des patelins avoisinants du Delta, comme Clarksdale, au nord-ouest, ou Webb, juste au sud sur la Route E34, où vous trouvez ce stupéfiant arrêt municipal accroché sur un poteau du passage à niveau, sans doute destiné à subjuguer la population noire un peu trop remuante : « No music 1 000 dollars fine. » Mille dollars d’amende pour un peu de musique, cela paraît légèrement abusif pour un bled du « berceau du blues ».
Mais rien de tout cela à Sumner, qui, sous sa somnolence et derrière son inévitable statue au soldat confédéré, abrite quelques-unes des plus grosses fortunes de cette région riche. Encore qu’être riche dans le Delta soit une tout autre proposition que l’être dans le reste de l’Etat, comme dans les « collines », en pays faulknérien, ou plus au sud à Jackson. Le simple fait que la « bonne société » du Mississippi tout entier envoie ses filles débuter dans le monde en donnant des bals à Greenville ou Greenwood coins pourris à peine habilités à fournir une des nombreuses tombes bidons de Robert Johnson en dit suffisamment long sur la complexité de l’endroit. Son imperméabilité aussi.
C’est du moins ce que je me disais en cherchant la maison du juge May, un dimanche après-midi déjà bien avancé. C’était déjà beau d’être sur le bayou La Fayette. Une des images d’Eggleston les plus célébrées (et assurément la plus commentée) montre deux hommes debout dans les feuilles mortes, mains dans les poches, regards dans la même direction, un Blanc en costume noir et un Noir en veste blanche. Une voiture est derrière eux, portière ouverte. Le premier porte une cravate noire, le second un col ouvert. La nonchalance de ce dernier a suscité beaucoup de commentaires sur le « regard démocratique » d’Eggleston et autres non-sens sur le « New South ».
Une riveraine m’indiqua une maison blanche d’aspect sudiste de l’autre côté du bayou brun. « Demandez à la dame là-bas, elle connaît tout le monde. » La dame âgée était à genoux dans le terreau au pied d’un arbre, s’escrimant à empoisonner le lierre qui l’étranglait. A ma question, elle répondit sans lever les yeux. « Vous y êtes, jeune homme. C’est pour Bill Eggleston que vous la cherchez ? Je vous présente sa cousine. » La jeune femme agenouillée à ses côtés se releva, ôtant un gant de jardin de sa main pour me la tendre. Maude Schuyler Clay venait justement d’emménager. Photographe elle aussi, elle porte le nom de jeune fille de la mère d’Eggleston et comprend tout de suite ce que je cherche. C’est elle qui a fourni les portraits les plus saisissants d’Eggleston pour les articles qui, de seulement connu, l’ont rendu « notorious », voire « infamous ».
Au bout de quelques minutes de bavardage, elle m’invite dans la maison où a grandi Eggleston. Les tentures et rideaux du séjour, le jeu du soleil sur le tapis me sont immédiatement familiers, ainsi que l’adorable vieux monsieur que je trouve dans la cuisine, la tête dans le frigo à la recherche de bacon pour son petit déjeuner. Il est 4 h de l’après-midi. « Mon oncle », présente Maude, qui m’explique peu après les circonstances dans lesquelles fut prise la fameuse photo sur le bayou. Car cet homme si affable et drôle dans la cuisine, semblant sorti d’une pièce de Tennessee Williams, c’est évidemment l’homme en noir sur la photo. « On revenait tous d’un enterrement de famille. Une des voitures garées devant chez nous a glissé vers le bayou, le frein à main s’était desserré. Ils étaient partis voir les dégâts. Là c’est mon oncle, et lui c’est Morris, qui a travaillé ici près de quarante ans. Il est mort il y a deux ans. » Devant le prosaïsme de cette explication, Maude est en droit de s’amuser des gloses spécialisées suscitées par la photo : « Ils ont ramené Faulkner sur le tapis, la relation entre les races et tout ça ! »
Faulkner revient effectivement souvent sur le tapis à propos d’Eggleston. Un de ses derniers livres s’appelle (abusivement) Faulkner’s Mississippi, avec préface d’un contemporain et biographe de Faulkner, Willie Morris. Dans un article que lui a commandé l’Independent lors d’une importante exposition d’Eggleston au Barbican en 1992, Ancient and modern, Stanley Booth renvoie magistralement les cuistres à leurs casseroles, celles qu’ils cherchent toujours à accrocher au pare-choc des artistes originaux : « Eggleston a souvent été comparé à William Faulkner, un homme avec qui il n’a artistiquement rien à voir, vu qu’Eggleston est un maître accompli dans sa branche alors que le plus gros de l’oeuvre de Faulkner est, examinée d’un peu près, techniquement incompétente. »
Pour tenter une hyperbole un peu moins risquée, on pourrait dire que la pire façon de regarder une photo d’Eggleston est de ne voir que le sujet photographié. Comme Eggleston photographie souvent le Sud, même dans sa pire banalité et dans son modernisme indécis, on imagine comment il peut se retrouver catalogué. C’est à peu près la seule chose qui puisse l’irriter. Car comme certains photographes qui furent aussi ses amis (Garry Winogrand, Lee Friedlander), ce qui intéresse Eggleston, c’est à quoi peut ressembler quelque chose une fois photographié. « Généralement, regarder une photo à l’envers est un bon test : si c’est intéressant, c’est bon signe », explique-t-il tout en sachant que beaucoup de gens continueront à l’enfermer dans ce contresens réducteur, un homme qui a l’oeil pour le détail frappant chose pour laquelle il n’a que le plus grand dédain.
Le reste de l’après-midi se passe à regarder les fantastiques tirages que me montre Maude Clay : un coin du Texas State Book Repository où on ne voit que la lumière humide de Dallas un jour d’été, et non un endroit fatidique. Un intérieur de cafétéria Krystal, une chaîne de Memphis, avec ses tables de plexiglas rouge et ses pots de moutarde ; des repas diversement avancés, ou décomposés ; un capot de camion laissé derrière une station-service comme un dentier dans un verre. Et puis aussi les photos stéréoscopiques prises par le juge. Montrant un placard, Maude ajoute : « C’était toujours plein de matériel, là-dedans. »
Même s’il a toujours eu le Contax et le Leica iiia de son aïeul à sa disposition, ce n’est qu’arrivé à Old Miss, l’université sise non loin de là à Oxford, qu’Eggleston se mettra sérieusement à la photographie. Ironiquement, le déclic fut le livre de Cartier-Bresson, Le Moment décisif. Auparavant, il avait traîné dans une série impressionnante d’établissements scolaires, dont l’académie militaire de Belt Buckle à Nashville, où ses aspirations artistiques, peinture et musique, le faisaient passer pour un anormal, ou pire. C’est sans prévenir qu’il alla un jour à New York trouver le directeur du MoMa et Walter Hopps (et Diane Arbus) pour montrer ses photos. Car s’il a commencé par être un imitateur compétent de Cartier-Bresson, tirant lui-même ses photos noir et blanc, Eggleston expérimentait déjà avec les diapos couleurs depuis 65. C’est le spécialiste Walter Hopps à New York qui lui conseilla de photographier ce qui l’entourait. « Je n’aime pas beaucoup ce que je vois autour de moi à Memphis », fut la réponse. Mais, revenu au Mississippi, Eggleston finit par comprendre que ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Il se mit à photographier les lieux, sans hiérarchie aucune, les shopping-malls, cafés, bars, bas-côtés de routes poudreuses. Les sujets humains se firent de plus en plus rares.
Voulant à tout prix essayer le barbecue « incontournable » que Maude me recommande si je passe par Clarksdale, j’en profite pour essayer de retrouver Mayfair, ou ce qui reste de la plantation que son père, ingénieur de formation, a vainement essayé de faire fructifier durant les années 50. Il faut passer de la 34 East à la 34 West. Personne n’a seulement songé à me prévenir que je devrais pour ce faire traverser Parchman, le fameux pénitencier où Son House tira dix ans (pour meurtre), Bukka White deux (pour meurtre accidentel) et Vernon Presley, le père d’Elvis, deux mois (pour faux chèque de 20 dollars). On arrive à une entrée barrée. Le garde vous fait ouvrir votre coffre, avant de vous laisser traverser. « Relevez vos vitres », conseille-t-il simplement, plus laconique que Luke la Main Froide.
Mayfair a brûlé il y a des années. Eggleston a connu sa femme Rosa à l’âge de 13 ans. Elle en avait 16 et lui 18 quand ils se sont mariés. Il a raconté à Booth comment, fiancés, ils sillonnaient le Delta en Cadillac identiques. « Powder blue », précisait l’artiste, qui plus tard réalisera un portfolio intitulé Wedgwood blue, série de photos de ciels sans horizon, équivalents en couleurs de la série que Stieglitz avait réalisée en 1929. En 1976, déjà récipiendaire d’un Guggenheim et d’une bourse NEA, Eggleston eut droit à une exposition individuelle au MoMa qui le mit immédiatement au rang des artistes les plus controversés de son époque. Il n’était pas, comme on l’a souvent écrit, le premier à exposer des photos en couleurs au musée d’Art moderne de New York (Eliot Porter et ses photos d’oiseaux eurent cet honneur en 1955), mais Photographs by William Eggleston provoqua une étonnante levée de boucliers. Hilton Kramer qualifia ces 375 images de « parfaitement ennuyeuses » ; Owen Edwards, dans le Village Voice, trouva l’oeuvre « rien de plus qu’une prétentieuse poudre aux yeux ». « L’exposition la plus honnie de l’année », résumera le New York Times. Le fameux jugement du patricien Walker Evans (qui pourtant s’y essaya sur la fin de sa vie) fut évoqué à maintes reprises : « La photographie en couleurs, c’est vulgaire. »
Il n’empêche que le livre de 75 photos tirées de l’exposition, William Eggleston’s guide, était appelé à devenir un des plus rares de son auteur, et sans nul doute un des ouvrages qui influencèrent le plus les photographes à venir (de Nan Goldin à Tina Barney, jusqu’aux photos qu’on peut voir dans les pages de Double Take). Un tricycle vu à ras de trottoir suburbain. Un four de cuisinière au contenu vaguement duveteux. Un repas dominical mauvais pour le cholestérol. Une douche au carrelage vert toxique. Telles sont les images qui donneraient envie à David Byrne de se lancer à fond dans la photo.
Eggleston, lui, pense plus en termes de ce qu’il nomme « projets » qu’en termes de photos individuelles. C’est l’une des sources les plus fréquentes de confusion pour apprécier son travail. Une certaine période, couvrant parfois plusieurs années et continents, plusieurs milliers de photos prises, c’est cela qui constitue ce qu’il considère comme son travail : les photos qu’il en tirera pour une expo ou un livre, mais aussi celles qu’il ne se soucie même pas, parfois, de faire développer.
C’est cette paradoxale nonchalance, pour un homme si précis dans ses gestes et dans son jugement, qui explique peut-être que son fils Bill Jr ait récemment décidé de prendre la carrière de son père en main, en créant l’Eggleston Artistic Trust, qui, conjointement avec la prestigieuse Robert Miller Gallery à New York, a commencé un sérieux archivage des négatifs. Dans les bureaux de South Main Street qui abritent aussi Eggleston Works, son affaire de hi-fi, Bill Jr m’invitera à fouiller dans les boîtes de diapos, plusieurs milliers, parmi lesquelles Eggleston a sélectionné ce qui est devenu son livre le plus connu, The Democratic forest. C’est là qu’on peut mesurer l’importance du travail d’édition dans l’oeuvre d’un photographe. Avec Eggleston, c’est tout l’un ou tout l’autre : soit c’est bien, soit c’est vraiment à jeter. Il prend très rarement deux fois le même cliché. Dans ce livre préfacé par Eudora Welty, il y a des photos prises à Memphis, dans le Kentucky, à Nashville ; un radiateur à Berlin, des fleurs en Afrique ; des piles de vieux National Geographic sur la plus banale des étagères. Toujours ce même refus des hiérarchies esthétiques. D’autres titres donnent une idée de la direction dans laquelle oeuvre Eggleston : Stranded in Canton (vidéo de plusieurs heures réalisée entre 73 et 74, avec de l’équipement pionnier développé par lui et une classe du Massachusetts Institute of Technology, montrant surtout des scènes de bars et de beuveries prises à La Nouvelle-Orléans et dans la ville du titre, sise au centre du Mississippi), ou encore sa récente participation à l’expo collective, Plaisirs et terreurs du confort domestique. Eggleston n’a pas son pareil pour rendre un napperon incriminant, ou l’aridité d’une salle de séjour asphyxiée par la religion.
Quant à ses photos de Graceland, on pouvait compter sur lui pour ne pas se laisser aller à la facilité de charger le trait, se gausser du kitsch ou de l’infantilisme du King. Ses photos sont respectueuses, claustrophobes, certaines proprement terrifiantes. Eggleston a un jour déclaré que, s’il s’était trouvé à Berchtesgaden, il n’aurait eu envie de photographier qu’une chose : la bannette à papiers d’Hitler. Cette boutade explique assez bien sa démarche. Lorsqu’en 1974 Rolling Stone l’envoya à Plains, le petit bled de Jimmy Carter en Géorgie, juste avant la campagne présidentielle, il n’en ramena que des débris, des détails insignifiants, et bien sûr pas une trace de Carter. Mais, d’une certaine manière, ce vide était un portrait de Carter plus évocateur que tous les gros plans qu’aurait pu prendre Annie Leibovitz.
Eggleston a passé deux mois et demi à Graceland, ne travaillant que la nuit, « comme une goule », selon ses termes, ne partageant l’immense maison qu’avec Delta Mae Biggs, la tante d’Elvis qui veillait encore sur Graceland et le loulou de Poméranie du King, comme elle l’avait fait de son vivant. Seule la chambre à coucher lui fut interdite, et la fameuse salle de bains. Précautions d’ailleurs superflues : Eggleston n’a cherché à aucun moment à documenter la bizarrerie de Presley, ni ses excès. Plus typiquement, il a au contraire cherché dans l’extravagant foutoir de Graceland ce qui le rattachait à ce qu’il connaît du Sud. Les atroces singes en céramique d’Elvis ne sont pas pires que les bibelots qu’il a photographiés chez d’autres. Eggleston a par contre parfaitement capturé le sentiment d’oppression des tentures et de ce mauvais goût. Elvis n’achetait que du neuf et remplaçait tout immédiatement, mais le processus s’est tout à coup interrompu, créant une étrange impression mortifère.
C’est après la mort de son « amie » Lucia, la fille du juriste, que le photographe a le plus déjanté, au point de devoir se confier lui-même à une clinique de désintox particulièrement rude, aux alentours de Jackson. On le dit à présent calmé, sinon complètement réformé. Il s’est également mis à conduire des grosses cylindrées moins exotiques qu’avant, dont il apprécie les performances hydrauliques et la stabilité : il prend souvent ses photos en roulant, parfois sans viser. Lorsque je quittai enfin Memphis, il avait une expo en préparation à New York, des photos dans le numéro spécial de Grand Street sur Hollywood.
Avant de partir, je ne pus m’empêcher de passer devant sa maison, un grand machin italianisant à tuile rouge étouffé d’ombre, avec une immense pelouse qui descend jusqu’à Walnut Grove. Quelqu’un dans le drive-in s’extirpait d’une Mercedes bleu nuit. Un policier noir devant l’entrée esayait de faire enlever une LeMans parquée devant.
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William Eggleston. William Eggleston’s guide (MoMa, 1976, épuisé) ; Elvis Presley’s Graceland (Memphis, 1983) ; The Democratic forest (Doubleday, 1989) ; Ancient and modern (1990) ; Faulkner’s Mississippi (Oxmoor House, 1990) ; Horses and dogs (Paperback, 1995).
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