Avec humour et émotion, le romancier britannique honore la mémoire de David Bowie et de ses personnages.
Comme un million d’autres baby-boomers, j’ai revisité la bande-son des débuts de mon adolescence cette semaine – bien que n’étant plus un grand fan de rock aujourd’hui, j’avoue avoir pleuré en apprenant la mort de David Bowie.
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J’ai pleuré pour toutes sortes de raisons – notamment parce que, à l’inverse de tant de célébrités au moment où la science médicale est devenue notre religion et la maladie, diabolique, Bowie a refusé de rendre publique la nouvelle de son cancer et de nous offrir une place au premier rang de sa “bataille” (une construction métaphorique ridicule – que Bowie lui-même, avec sa subtile sensibilité lyrique, aurait évité). L’espace d’un instant il était, peut-être pas présent, mais au moins immanent comme tous les grands artistes – l’instant d’après, il avait disparu.
Encore une fois, à l’inverse de “Sir Mick” et “Sir Elton”, Bowie a refusé les honneurs du gouvernement britannique. Le message était clair : il ne courait pas après un “statut” ou des distinctions, du moins pas celles que les politiciens distribuent.
“Je me suis dit qu’il devait être débordé”
Je ne l’ai jamais rencontré – ma seule connection directe avec lui était assez bizarre : un livre de critique littéraire d’Alethea Hayter, Opium and the Romantic Imagination, avec “David Bowie” inscrit sur la page de garde, ainsi que son adresse en Suisse, écrits dans une écriture adorablement juvénile.
J’avais acquis ce livre via un ami, Kevin Armstrong, qui à l’époque – le milieu des années 1980 –, était guitariste dans son groupe Tin Machine. Il a traîné dans la maison quelques années jusqu’au moment où, ayant mauvaise conscience, je l’ai renvoyé à Bowie.
Il ne m’a jamais remercié, même si j’avais pris soin de noter mon adresse sur l’enveloppe. Je me suis dit qu’il devait être débordé. Ou, comme toute divinité ayant créé, non pas seulement un monde, mais plusieurs, il se reposait de son labeur.
“Des acteurs de vaudeville transformistes”
Je ne dirais pas que j’ai un rapport familier avec l’œuvre de Bowie, mais je n’en ai pas besoin – sa musique, comme celle des Beatles, constitue la toile de fond sur laquelle les expériences transitoires de ma propre vie ont été projetées : une imagination romantique, en effet. Bowie est toujours décrit comme un caméléon, dont le succès artistique est directement lié à son habilité à se réinventer en tableaux déroutants faits de formes et de poses.
Mais je ne le vois pas du tout comme ça : la vraie réussite des artistes populaires anglais est venue de la volonté d’une poignée de visionnaires de ne pas seulement copier servilement le rock’n’roll américain mais de mélanger cette musique avec la culture populaire britannique, en particulier avec le music-hall.
Comme des acteurs de vaudeville transformistes, Lennon, Bowie et leurs successeurs (on peut penser à Morrissey) ont écrit des chansons mythiques qui suggéraient l’existence de domaines culturels à part entière – des domaines obscurs et pourtant excessivement familiers, de par la manière dont ils étaient habités par des Sgt. Pepper, Aleister Crowley et autres Bewlay Brothers.
C’était dans ces mondes alternatifs, nés dans les riffs et les hooks et les mélodies, que Ziggy Stardust apparaissait, que Jean Genie s’esquivait et que les Spiders from Mars batifolaient – et c’est tout autour de ces environnements que le Major Tom planait en orbite, en attendant son rendez-vous avec le Starman.
“On pouvait s’immerger complètement dans la musique de Bowie”
Allongé sur mon lit, la tête enfouie sous la couverture et l’oreille collée à un poste de radio japonais bon marché, je pensais vraiment pouvoir apercevoir ces marins se battre sur la piste de danse (“Sailors fighting in the dance hall” dans Life on Mars – ndlr). Je pensais vraiment que je comprenais ces phrases : “Pour me out another phone/I’ll ring and see if your friends are home” (Versez-moi un autre téléphone/je passerai un coup de fil pour voir si vos amis sont à la maison).
Peut-être, d’une certaine façon, les comprenais-je ; parce que l’on pouvait s’immerger complètement dans la musique de Bowie, une expérience qui ressemble à celle qu’offre aujourd’hui les outils numériques de réalité virtuelle.
Je n’ai jamais été obsédé par Bowie – à certains moments, il m’arrivait de m’investir avec ferveur dans sa musique, puis je me calmais et m’éloignais. Peut-être attendait-on de moi que je m’accroche au travail de ses années berlinoises embrouillées par l’héroïne – Low, Heroes –, mais cela n’a pas été le cas ; Bowie était si imposant – il était tellement grand, putain, pendant ces années, que quiconque avait la prétention de se dire précurseur et cool se devait d’essayer de lui échapper.
“Catalogué dans le rôle de l’alien infiniment triste”
Mais il y a certains albums auxquels on ne pouvait pas échapper – Hunky Dory, que j’ai passé un été à écouter quand j’avais 16 ans (en 1977, il ressemblait déjà à une relique mystérieuse d’un lointain passé culturel – élégiaque et obsédant) ; et étrangement, Let’s Dance, que les hipsters du début des années 1980 honnissaient à cause de sa perfection pop, mais que j’adorais comme musique parfaite pour conduire.
J’ai passé l’été 1983 à conduire très rapidement le long de la Côte d’Azur au rythme des battements sourds, avant de trébucher dans la ville comme une vache sacrée (“I stumble into town just like a sacred cow” est un extrait d’un couplet de China Girl de Bowie – ndlr.)
Quand j’ai vu L’homme qui venait d’ailleurs de Nicolas Roeg, j’ai, comme beaucoup d’autres, pensé que Bowie serait toujours catalogué dans le rôle de l’alien infiniment triste et douloureusement vulnérable – mais quand j’ai vu le clip d’Ashes to Ashes, je me suis senti tellement soudé à lui que nos os crissaient, tant les sons et les images évoquaient parfaitement l’éventail de douleur et de négativité que provoque la toxicomanie.
“Les élégies d’une vie vécue avec une furieuse intensité”
Bowie ne donnait pas dans la démagogie – contrairement à Bono, il ne se faisait pas passer pour un saint pour alléger sa conscience avec des actes de charité obséquieux. A la place, il a sorti deux albums en l’espace d’une décennie – le deuxième, quelques jours avant sa mort – qui, de plusieurs manières, étaient des élégies d’une vie vécue avec une furieuse intensité.
Et pourtant, il est si étrange de vivre à l’époque où ces grands artistes meurent – Bowie et ses pairs étaient des avatars de l’éphémère, dont l’art émanait de l’agitation d’adolescents frustrés sexuellement, mais qui, au fil des décennies, ont grandi tout comme lui, et se sont mués en une forme de classicisme. Tout ça pour dire : on n’en verra plus des comme ça.
(Traduit de l’anglais par Marie Turcan et Nelly Kaprièlian)
dernier livre paru Parapluie (L’Olivier)
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